La Société du spectacle

Publié le par Debordiana

À propos du film

«On sait qu’Eisenstein souhaitait de tourner Le Capital. On peut d’ailleurs se demander, vu les conceptions formelles et la soumission politique de ce cinéaste, si son film eût été fidèle au texte de Marx. Mais, pour notre part, nous ne doutons pas de faire mieux. Par exemple, dès que possible, Guy Debord réalisera lui-même une adaptation cinématographique de La Société du spectacle, qui ne sera certainement pas en deçà de son livre.»
Internationale situationniste no 12, septembre 1969.

On estimait généralement, jusqu’à présent, que le cinéma était tout à fait impropre à l’exposé d’une théorie révolutionnaire. On se trompait. L’absence de toute tentative sérieuse dans cette direction découlait simplement de l’absence historique d’une théorie révolutionnaire moderne pendant la quasi-totalité de la période au cours de laquelle s’est développé le cinéma ; et simultanément du fait que les possibilités de l’écriture cinématographique, malgré tant de déclarations d’intention de la part des auteurs et de tant de satisfaction feinte de la part du public malheureux, n’ont encore été elles-mêmes que très petitement libérées.

Publié en 1967, La Société du spectacle est un livre dont l’apport théorique a grandement marqué le nouveau courant de critique sociale qui sape maintenant, de plus en plus manifestement, l’ordre mondial établi. Sa présente adaptation cinématographique, elle aussi, ne se propose pas quelques critiques politiques partielles, mais une critique totale du monde existant, c’est-à-dire de tous les aspects du capitalisme moderne, et de son système général d’illusions.

Le cinéma fait lui-même partie de ce monde, comme un des instruments de la représentation séparée qui s’oppose à la réalité de la société prolétarisée, et la domine. Ainsi la critique révolutionnaire, en se portant sur le terrain même du spectacle cinématographique, doit en renverser le langage : et se donner une forme elle-même révolutionnaire.

Le texte et les images de ce film constituent un ensemble cohérent ; mais les images n’y sont jamais la simple illustration directe de son propos — et d’autant moins une démonstration («démonstration» qui d’ailleurs, au cinéma, n’est jamais recevable, du fait des infinies possibilités de manipulation qu’offre tout montage unilatéral de documents). L’emploi des images est ici orienté par le principe du détournement, que les situationnistes ont défini comme la communication qui peut «contenir sa propre critique». Ceci est vrai pour l’utilisation de quelques séquences de films préexistants et des actualités, ou même pour des photographies filmées, qui avaient déjà été publiées ailleurs. Ce sont les propres images par lesquelles la société spectaculaire se montre à elle-même, qui sont reprises et retournées : les moyens du spectacle doivent être traités avec insolence. De sorte que, d’une certaine manière, dans ce film le cinéma, à la fin de son histoire pseudo-autonome, rassemble ses souvenirs. On pourra donc voir ceci à la fois comme un film historique, un western, un film d’amour, un film de guerre, etc. Et c’est également un film qui, comme la société dont il traite, présente nombre de traits comiques. En parlant de l’ordre spectaculaire, et de la souveraineté de la marchandise qu’il sert, on parle aussi bien de ce que cache cet ordre : les luttes de classes et les tendances à la vie réelle historique, la révolution et ses échecs passés, et les responsabilités dans ses échecs. Rien dans ce film n’est fait pour les Grandes-Têtes-Molles du cinéma de gauche : on y méprise également ce qu’ils respectent, et le style dans lequel leur respect se manifeste. Celui qui est capable de comprendre et de condamner toute une formation économique-sociale, la condamnera jusque dans un film. Que l’on ne nous parle pas d’extrémisme, on nous fera plaisir : l’histoire présente est bien près d’aller au-delà.

Il suffit d’entreprendre une critique sans concessions pour que des thèses qui, jusqu’à ce jour, n’avaient jamais été exprimées au cinéma, y surgissent dans une forme jamais vue.

Pour que le cinéma, d’un point de vue socio-économique, soit réellement capable d’une telle liberté il faut évidemment renoncer à toute prétention de contrôler préalablement, de quelque manière que ce soit, le réalisateur, en lui demandant d’établir un synopsis ou en cherchant à obtenir de lui toute autre sorte de vaine apparence de garantie. C’est ce qui a été reconnu par contrat entre l’auteur et la société Simar Films : «Il est entendu que l’auteur accomplira son travail en toute liberté, sans contrôle de qui que ce soit, et sans même tenir compte de quelque observation que ce soit sur aucun aspect du contenu ni de la forme cinématographique qu’il lui paraîtra convenable de donner à son film.»

Ce film exposant lui-même ce qu’il veut dire d’une manière suffisamment compréhensible, le producteur et l’auteur estiment qu’il sera inutile de fournir ultérieurement plus d’explications.

[Extraits de la brochure éditée par la société Simar Films — fondée par Gérard Lebovici — pour la sortie du film La Société du spectacle, le 1er mai 1974.]


Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti

Jeudi matin, 2 mai

Cher Gianfranco,

Je t’annonce tout de suite que la première journée de projection du Spectacle, hier, s’est déroulée dans des conditions tout à fait triomphales et, comme tu vas le voir, pas seulement sur le plan économique. Il y avait une foule à toutes les séances, quantité de places refusées, mais aussi des gens qui exigeaient tout de même un billet pour s’asseoir par terre ou rester debout. Mais le phénomène le plus important, c’est que la majorité de ce public était constitué de jeunes ouvriers et marginaux, de «loulous» venus de leurs banlieues. C’était le 1er mai, et la gauche socialo-staliniste avait elle-même interdit toute manifestation, en rassemblant seulement un grand meeting hors de Paris. Cinq nuances gauchistes avaient fait, le matin, de médiocres défilés en différents points des 19e et 20e arrondissements. Le film devenait donc la principale manifestation de l’ultra-gauche vraiment extrémiste ce jour-là. La police a dû venir tout de suite. Elle a bouclé les extrémités de la rue Gît-le-Cœur, chargé, arrêté des gens. Il faut dire que les jeunes prolétaires cassaient quelques vitrines, ont pillé des bouteilles de vin et — quand elles étaient vides —, les ont lancées sur les policiers et les cars de police qui bouclaient le quartier. Le rassemblement — et le quadrillage du quartier — s’étendaient jusqu’à la place Saint-André-des-Arts. Jusqu’au soir, de nombreux policiers, avec casques et boucliers, occupaient la rue et y défilaient à tout instant pour intimider la foule, mais sans succès. Les attroupements et discussions rappelaient Mai 68.

D’autre part, ce public a écouté tout le film dans un extraordinaire silence. Ils exigeaient le silence même de quelqu’un qui ouvre un paquet de bonbons. C’est seulement le soir qu’a commencé à venir l’intelligentsia.

Naturellement, si des batailles se répètent ainsi plusieurs fois dans la rue, la police pourrait interdire le film pour trouble à l’ordre public (mais dans une campagne électorale, ils hésiteront plus que d’habitude). D’autre part, il n’est pas encore venu d’adversaires, et perturbateurs du film ; ce qui ne manquera pas d’arriver aussi.

En tout cas, c’est déjà une expérience extrêmement positive. Lebovici, et tous les observateurs que j’avais sur place, étaient stupéfaits et enthousiasmés. Je ne m’étends pas ici sur les conclusions très importantes que l’on peut en tirer, sur le plan politique et sur le plan artistique. Quant aux propriétaires de la salle (représentants typiques de l’intelligentsia commerçante parisienne, libéraux et attardés), ils étaient affolés et visiblement partagés entre leur horreur profonde contre ce genre d’anti-cinéma et son public — une pègre surgie des bas-fonds de la société, bref, des prolétaires —, et d’autre part leur enthousiasme de voir rentrer tant d’argent dans leurs caisses ! Inutile de dire que, depuis des années qu’ils projettent leurs cinéastes modernistes «de qualité», ils n’avaient jamais vu un public si nombreux ; mais aussi ils n’avaient jamais vu personne dans leur public avec de si horribles têtes.

Je suis donc très satisfait. J’ai pensé qu’il y a vingt-deux ans, à quelques mois près, que l’on n’avait pas projeté un film de moi à Paris. Dans ce temps-là, des centaines d’imbéciles hurlaient dans la salle contre des nouveautés qui les heurtaient dans leurs pauvres habitudes. Tu vois comme, en cette matière, la méthode est simple : il suffit de radicaliser encore sa critique, et d’attendre qu’une génération capable de comprendre cela ait remplacé l’autre.

Dans sa joie, Lebovici allait hier jusqu’à une autocritique que je ne lui demandais pas du tout, en affirmant qu’il était un criminel imbécile quand il avait pu penser qu’un tel film, dans une telle époque, aurait pu attendre jusqu’en septembre pour sortir. Je lui rappelais qu’à ce moment, il semblait bien n’avoir pas d’autre solution, puisqu’on ne lui offrait rien fermement avant le 15 mai. Il rétorquait que c’était parce que, lui, n’avait pas été assez actif.

Tu vois donc que tout va bien sur tous les fronts ; excepté bien sûr la police.

Si Eduardo est à Florence, montre-lui cette lettre, pour lui donner des regrets quant à son départ de Paris avant cette date historique. Puis, tu pourras le consoler avec du chianti.

Peux-tu aussi transmettre ces informations à Paolo ? Cela l’encouragera dans l’achèvement de son travail de traduction. Je n’ai pas le temps maintenant pour que cette lettre soit tapée, et je ne peux donc pas lui en envoyer un double.

Amitiés,

Guy

P.-S. : Bien que la presse italienne minimise la signification des dernières décisions économiques du gouvernement, l’Italie a déjà virtuellement quitté le Marché commun. La crise du capitalisme arrive en courant.

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