L'éparpillement c'est la mort

Publié le par la Rédaction


Ça cuit sur la plage pour les chanceux, pour d’autres c’est le parking de la cité ou le «city-stade» pour taper la balle, les descentes au centre-ville. Mais l’été il y a toujours plus. La merde n’est pas en vacances, elle nous envahit et tue à tout va. Après Ali à Argenteuil, c’est Rabah à Delle, Mohamed à Firminy, Jason à Louviers, Yacou à Bagnolet. On torture et mutile aussi gaiement : Adam à la taule de Fleury-Mérogis, Joachim à Montreuil…
En dehors des situations où les flics débarquent sur ordre de la préfecture, il y a les appels au comico des habitants dérangés par la présence et le bruit de jeunes, comme le 19 juillet à Bagnolet pour les motos. Ces personnes doivent savoir qu’en composant le 17 elles risquent de convoquer des assassins toujours couverts. Ne cédons pas aux peurs qu’on veut nous inculquer, à cette notion d’«ordre public» qui veut qu’on fasse appel à l’État policier quand on pourrait poser les problèmes et s’accorder directement entre nous.
Alors ? Que faire ? Ni en pleurer ni en rire, mais comprendre. Au XIXe siècle l’agitateur et théoricien politique Blanqui expliquait déjà à propos des barricades que les insurgés ne se battaient que dans leurs propres quartiers sans tenir compte de ce qui se passait dans les autres, alors que l’État et son armée étaient organisés. Analyse transposable à aujourd’hui avec les divisions entre quartiers, cités, professions, nationalités, genres, âges, l’éparpillement des révoltes sans mise en commun. Mettre en commun notre hargne, nos expériences — ça se passe par là.


Voici sept hommes. Ils étaient à portée de la police cet été. Ils ont été tués ou mutilés à vie. Bien sûr, les enquêtes vont suivre avec leur train-train habituel. L’expérience nous enseigne que d’expertise en non-lieu tout est écrit par avance. Les «forces de l’ordre» seront, une fois de plus, blanchies. Démasquer la machine tueuse et honorer leur mémoire, ce qu’on doit et peut faire. Ce numéro leur est consacré.


Ali et Arezki on n’oublie pas

Un rassemblement s’est tenu le vendredi 11 septembre sur la dalle d’Argenteuil en hommage à Ali Ziri (voir le numéro de juin), et en soutien à Arezki Kerfali. Ces deux chibanis de 69 et 61 ans victimes de la police le 4 juin sur un boulevard d’Argenteuil (95). Le rassemblement, organisé par le collectif de soutien, les proches de la famille et des habitants, a réuni plus de 300 personnes avec plusieurs interventions de victimes de la police, une exposition photo et la prise de parole d’Arezki Kerfali. L’objectif était de faire le lien entre toutes les affaires de violences policières, en axant sur plusieurs revendications : la suspension, la mise en examen et la condamnation des policiers responsables de la mort d’Ali, la mutualisation des luttes des collectifs de soutien aux victimes de violences policières et l’abandon des poursuites à l’encontre d’Arezki qui passe devant le tribunal de Pontoise le 17 septembre à 9 heures. Il est accusé d’outrage par les flics qui l’ont battu !


Rabah on n’oublie pas

Rabah Bouadma, un franco-algérien de 38 ans, est mort le 14 juin à Delle (territoire de Belfort, 90) suite à sa garde à vue. Le début de l’histoire : ce 14 juin vers 20 heures, devant un kebab, rue du faubourg d’Alsace, Rabah, suite à une embrouille avec le restaurateur, s’est fait interpeller par la gendarmerie. Malgré ses problèmes psychologiques que tous connaissaient, il a été placé en garde à vue où un médecin lui a injecté un calmant, avant qu’il ne soit transféré à l’hôpital psychiatrique de Bavilliers. Vingt minutes après son admission Rabah devait trouver la mort. Ce n’est que le lendemain à 1 heure du matin que la famille a été prévenue. Comme dans d’autres histoires, où la garde à vue signifie l’antichambre de la mort, le procureur n’a pas permis à la famille de voir le corps. Rabah a été enterré dix jours plus tard à Dra-El-Mizan en Algérie. Comme dans d’autres histoires, la famille a porté plainte contre X pour homicide involontaire, plainte à laquelle le procureur n’a pas jugé utile de répondre, laissant la famille seule face à sa douleur. Face à cette nouvelle preuve de l’autisme de la justice, un comité de soutien «Vérité et justice» s’est formé, réunissant de nombreuses personnes, pas toutes originaires du quartier.


Mohamed on n’oublie pas

Trois nuits de suite les flammes de la colère se sont propagées à Firminy (69) à l’annonce du décès particulièrement suspect de Mohamed, 21 ans, le 8 juillet à l’hôpital, suite à son transfert de sa cellule de garde à vue du commissariat du Chambon-Feugerolles, près de saintÉtienne. Jeune homme plein de vie, heureux car il venait d’avoir le permis et un travail, il avait été interpellé lundi 6 juillet sur son lieu de travail, un supermarché de la banlieue stéphanoise. Après une perquisition à son domicile qui n’a rien donné, dans le cadre d’une enquête pour «tentative d’extorsion de fonds», il aurait dans la journée même décidé de se suicider, faisant preuve selon la version policière d’une imagination impressionnante : il aurait découpé des bouts de son matelas pour s’en faire une cordelette, et aurait profité de trous dans les murs de sa cellule pour s’y pendre !…

Une marche a bien eu lieu samedi 11 juillet, avec sur les banderoles «À la mémoire de Mohamed – On veut la vérité» et «Bavure policière – Assassins», au départ du grand H, l’immeuble de Mohamed à Firminy, jusqu’au commissariat du Chambon-Feugerolles, réunissant plusieurs centaines de personnes, malgré l’appel de la famille, de la mairie et de SOS Racisme à annuler cette marche.


Joachim on n’oublie pas

Le matin du 8 juillet, à Montreuil (93), le squat la Clinique se fait expulser par le RAID. Ce lieu avait permis depuis janvier à des personnes de se loger, et à bien plus de s’organiser collectivement, face aux problèmes de logement, aux institutions sociales, et aussi de projeter des films, faire des cantines, des radios de rue face au marché… Ce matin-là, quartier bouclé et flics par dizaines toute la journée. Dans la soirée des feux d’artifices sont tirés devant la Clinique. Les flics arrivent très vite, s’équipent et, alors que le petit monde va pour partir, canardent au flashball à tout va. Tirs à hauteur de tête, cinq personnes touchées, épaule, clavicule, tête. La volonté était de blesser, au risque de mutiler ou tuer et ça a marché : Joachim, 35 ans, a perdu un œil. Le 13 juillet une manif montreuilloise contre la police a tenu un temps face aux charges des flics à l’aide d’un peu de matos et de deux banderoles renforcées en tête et en queue de cortège.

Puis ça s’est indigné partout de cette mutilation : réseaux militants, intellectuels, presse, nationalement même.

Pourquoi cette différence de traitement face à la répression contre un jeune d’un milieu social plus élevé, reconnu et un jeune des quartiers populaires, de surcroit arabe ou noir ? Parce que pour certaines «bonnes consciences» ceux qui viennent des quartiers populaires sont des criminels nés, parce qu’elles pensent, sans oser le dire, que ces jeunes tués, mutilés «ne l’ont pas volé» ou qu’il «n’y a pas de fumée sans feu» ? En réalité derrière les différences de cible, de situation sociale, de quartier, derrière le tir de flashball, la course-poursuite ou les coups de poing il y a le même constat : la police joue bien son rôle et on n’en veut pas.


Jason on n’oublie pas

Le 10 juillet vers 20h30 à Louviers, dans l’Eure (27), Jason, 18 ans, passe pour la deuxième fois un barrage routier de gendarmes sur la D313. Il est en mini-moto, avec un ami conduisant un quad avec son petit frère à l’arrière. Leurs véhicules sont interdits sur cette route. «Y a un des gendarmes qu’est arrivé au milieu de la route, et mon frère et Christopher, le petit frère de Jason, entendent des freins, donc ils se retournent et à ce moment-là ils voient le gendarme mettre un coup sur Jason qui s’arrête […] en fait il lui a mis un coup avec son bras et c’est comme ça que Jason est tombé», dit à la radio la sœur du pilote du quad le 13 juillet. Au bout de sa chute il heurte une barrière de ciment. Le 13 toujours une autopsie est pratiquée sur son corps, dans le cadre d’une enquête menée par la gendarmerie de Rouen, pour changer de département «dans un souci d’impartialité» selon le parquet d’Évreux. Et nos culs sur la commode. La veille 80 gendarmes ont été mobilisés, suite aux cocktails Molotov lancés sur la gare et la mairie de saintPierre-de-Vauvray, petite ville de Jason, et la porte de la gendarmerie de Louviers. Le 14 une marche réunit au moins 150 personnes derrière une banderole «Jason, on t’aime» jusqu’au pont du drame où des tags ont fleuri : «Jason tué par un gendarme, bavure policière», «Gendarmes assassins», «Jason, mort pour rien», partout sur le pont, au sol comme en hauteur difficilement accessible. L’affaire a été classée sans suite dès juillet.


Adam on n’oublie pas

Denis est mort il y a deux ans à la prison de Fleury-Mérogis. Tabassé par ses codétenus, il est achevé par les matons : «Un surveillant met un coup de poing au visage. Le détenu tombe et les autres surveillants en profitent pour lui mettre des coups de pied.» Depuis c’est nuit et brouillard. Normalement, une fois de plus, c’est le meurtre ni vu ni connu. Mais il y a un grain de sable. Adam a assisté depuis la porte vitrée de l’infirmerie au tabassage mortel. Dès que l’administration s’en rend compte, elle essaye de lui imposer le silence. C’est le chaud ou le froid. D’abord elle veut l’acheter par un régime de faveur, puis quand ça ne marche pas c’est la torture par l’intermédiaire des codétenus, lancés à ses trousses par les mâtons. «J’avais deux thermos qui chauffaient sur une plaque pour le thé, raconte-t-il au Monde. Ils m’ont baissé le caleçon et me les ont plaqués sur les fesses. Puis ils m’ont enfoncé un manche à balai.» On peut «faire confiance à la justice de notre pays», quand il s’agit d’enterrer meurtre et torture impliquant des mâtons. Une enquête a été ouverte ce printemps…


Yacou on n’oublie pas

Le soir du 9 août Yacou Sanogo, 18 ans, est mort à Bagnolet (93). Est-ce parce qu’il faisait partie de ces jeunes qui «aiment la vitesse» et sont «fascinés par ces engins qui excèdent par leur bruit» les habitants du quartier ? Ça c’est la version pondue par le maire PC dès le lendemain et avant même qu’une enquête soit possible. Est-ce parce qu’il faisait partie de ceux qu’ils appellent des «voyous» qui fuient la police et la forcent à pratiquer la «tolérance zéro» ? Ça c’est la version d’Hortefeux qui vient de porter plainte pour diffamation contre les témoins accusant les flics d’avoir percuté la moto de Yacou, car «ces propos portent atteinte à l’honneur et à la considération de la police nationale» — désormais témoigner de ce qu’on a vu est donc passible de poursuites du ministère de l’Intérieur, un cap a été franchi. Restent les faits : Yacou a été poursuivi par la police et est rentré avec sa moto dans une barrière de béton. Il n’a pu être ranimé, il est mort. Pour lui, il n’y a eu ni rassemblement ni marche même silencieuse. Les médiateurs du maire y ont veillé sur place. Les fourgons de CRS et les hélicos qui ont quadrillé le quartier, puis la table ronde d’Hortefeux organisée avec Amara et ses assos de vendus ont achevé la sale besogne. Toute parole mettant en cause la police a été baillonnée. Seuls ses amis n’ont pas pu en rester là et ont décidé d’affronter la police et de venger sa mort par le feu. «Mais, a dit l’un d’eux à un journaliste de Libération, ne croyez pas que brûler notre quartier était un plaisir. J’avais juste l’impression d’honorer dignement la mémoire de mon pote. Si j’étais resté les bras croisés, je n’aurais pas pu me regarder dans une glace.» C’est sûr, ces jeunes sont les seuls à pouvoir encore se regarder dans une glace et cela au risque de finir comme les dix de Villiers-le-Bel qui, en juillet, ont pris par le tribunal correctionnel de Pontoise de un à trois ans de prison ferme pour avoir participé aux mouvements qui ont suivi la mort de Moushin et Laramy en novembre 2007 (eux aussi circulaient à moto, et ont été percutés par la police), et les cinq autres qui ont été renvoyés devant la cour d’assises sous l’accusation de coups de feu tirés sur les flics, et dont le procès pourrait se tenir début 2010. Et nous ? Il est grand temps de décroiser les bras. En commençant par soutenir les témoins poursuivis pour leur courage.

Résistons ensemble no 78, septembre 2009
Contre les violences policières et sécuritaires.
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