Peste Noire
Autour de la mort d’un compagnon au Chili, mais pas seulement
Avoir prise sur le monde. Rendre des coups à ceux qui nous oppressent. Ceux qui font de notre existence un enfer. Se battre sans attendre. Pour la liberté. Pas par impatience d’on ne sait quels lendemains radieux. Simplement parce notre vie c’est ici, et maintenant. Parce que nous n’en avons qu’une. Parce que personne d’autre ne le fera à notre place. Parce que les fers qui nous enchaînent — État, religion, famille, exploitation, marchandise, ainsi que leurs défenseurs et leurs faux critiques — ne disparaîtront pas tous seuls.
Attaquer, donc. Briser la résignation. Refuser de marcher vers l’abattoir. Ne pas se contenter de résister. Transformer les rapports. Scier les barreaux de la prison sociale. Seul ou à plusieurs. De jour comme de nuit. Encore et encore. Le souffle court et la main sûre. Avec toutes les armes de la critique. Sans hiérarchies. Le feu, le blasphème, la pince-monseigneur, l’ironie, la poudre noire, le pamphlet, l’expropriation, le blocage, le grain de sable, l’affiche, le flingue, l’émeute, le bras et le cœur. Le cerveau et les tripes. Visant juste. À chaque coin de rue.
«Ce n’est pas le moment. Nous ne sommes pas assez. Ça fait le jeu de l’ennemi. C’est de l’auto-destruction.» Chœurs d’esclaves mûs par la trouille. Foule de spectateurs blindés de cynisme. Prêches de citoyens soudés par des miettes.
Le bon moment, ne serait-ce pas lorsqu’on est vivant ? Lorsqu’on peut se lancer à l’assaut de l’Existant, même au risque de tout perdre ? À moins que ce ne soit lorsqu’un stratège visionnaire le décidera. Un jour. Oui, peut-être. Lorsque nos chairs grises seront déjà à moitié rongées par les vers. Ou jamais.
Le nombre suffisant pour se battre, il ne sera jamais assez élevé. Même si la guerre sociale est déjà là, qu’il ne tient qu’à chacun de l’approfondir et de la diffuser. Mieux vaut alors faire un trait sur toutes les possibilités qu’offrent les individus, leurs affinités et leur détermination. Mieux vaut confier son sort aux grands nombres, à de futures majorités. À ces fossoyeurs de la liberté qui se nomment aussi bien fascisme que stalinisme, théocratie que démocratie. Attendre la masse, tâter le peuple, espérer le prolétariat ou n’importe quelle autre chimère qui viendra sonner le gong final. Avoir une calculette à la place du cœur.
L’ennemi a beau être parfois machiavélique, il y a bien longtemps déjà qu’il a abattu ses cartes : toute personne qui refuse de se plier aux mécanismes de l’exploitation et de la domination est irrémédiablement broyée. Faut-il être devenu à ce point amnésique et insensible pour feindre de l’oublier ? Pour ne pas voir que le capitalisme élimine non seulement sans pitié ceux qui lui barrent la route, mais aussi tous ceux qui lui sont inutiles ? Faire le jeu de l’ennemi, ce n’est alors certes pas de l’attaquer. C’est de s’y soumettre et de s’y résigner. Par sa passivité comme par son silence.
Tout a été construit contre nous, et rien de ce qui fait ce monde n’est à préserver. Ni ses bâtiments, ni les rapports sociaux qui les meublent. Pas la moindre de ses institutions. Si brûler les commerces ou les écoles du quartier où on survit est de l’auto-destruction, comme beaucoup l’ont encore craché en novembre 2005, il devient logique que partir en combattant devient un luxe d’enfant gâté. C’est vrai ça, pourquoi s’acharner à vouloir tout démolir alors que ce système va jusqu’à proposer à ses rebelles des alternatives subventionnées, des paradis artificiels, et même des niches aménagées ? Pourquoi mourir pour des idées alors que tant de saloperies techno-industrielles nous proposent déjà de crever les yeux ouverts et sans rien faire ? Crever sans rien faire, justement.
Une «anarcho-libertaire» est morte. Une camarade est morte. Un individu est mort. Le 1er mai 2009, dans une usine désaffectée à côté de Chambéry, l’engin qu’elle fabriquait avec son compagnon lui a ôté la vie. Elle s’appelait Zoé.
C’est à chaque fois le même creux au ventre. Douloureux. Qui nous travaille, se rappelle à nous. On est d’abord frappé, comme transpercé par la nouvelle. On imagine la scène. On ne veut pas l’imaginer. Mauricio. Zoé. On ne les connaît pas. Certains se cherchent des excuses, se bricolent un bouclier de pacotille. Sont-ils vraiment des camarades ? Faisaient-ils quelque chose qu’on partage totalement ? Cela vaut-il la peine ? Mais les morts ont souvent le grand défaut de se taire. De nous laisser seuls. On écoute les infos en boucle, on cherche leurs proches. Ou pas. On tente un coup de solidarité avec un texte, voire en continuant de fréquenter les lieux désormais sous pression policière. Ou pas.
Mais personne, non personne (ou presque), ne veut penser que ces deux-là, ça aurait pu être soi. Trop angoissant. Trop embarrassant surtout. Qu’on s’adonne à la chimie ou qu’on s’en désintéresse n’est pas la question. Des camarades, des compagnons sont morts. Et pas en regardant la télé, ni en refaisant une fois de plus le monde dans un canapé.
Se reconnaître en eux. Se reconnaître dans des idées anti-autoritaires. Dans ce rêve d’une liberté sans mesure. Un rêve éminemment pratique. Une pratique qui libère. Et si cette tension vers la liberté peut aussi abréger notre existence, ce n’est que parce que la vie est mortelle.
Alors ? Alors, tout continue, porté aussi par ceux qui trébuchent et ne se relèvent pas. Parce qu’il s’agit de bien plus que de corps disparus… parce que la lutte continue… parce que nous n’avons pas le culte de la charogne… parce que la solidarité c’est l’attaque… parce que l’attaque contre toutes les dominations élève le plaisir de vivre…
Un anarchiste est mort. Un compagnon est mort. Un individu est mort. Le 22 mai 2009, à côté de l’École de Gendarmerie de Santiago du Chili, l’engin qu’il transportait sur son vélo lui a ôté la vie. Il s’appelait Mauricio Morales.
Avoir prise sur le monde. Rendre des coups à ceux qui nous oppressent. Ceux qui font de notre existence un enfer. Se battre sans attendre. Pour la liberté. Pas par impatience d’on ne sait quels lendemains radieux. Simplement parce notre vie c’est ici, et maintenant. Parce que nous n’en avons qu’une. Parce que personne d’autre ne le fera à notre place. Parce que les fers qui nous enchaînent — État, religion, famille, exploitation, marchandise, ainsi que leurs défenseurs et leurs faux critiques — ne disparaîtront pas tous seuls.
Attaquer, donc. Briser la résignation. Refuser de marcher vers l’abattoir. Ne pas se contenter de résister. Transformer les rapports. Scier les barreaux de la prison sociale. Seul ou à plusieurs. De jour comme de nuit. Encore et encore. Le souffle court et la main sûre. Avec toutes les armes de la critique. Sans hiérarchies. Le feu, le blasphème, la pince-monseigneur, l’ironie, la poudre noire, le pamphlet, l’expropriation, le blocage, le grain de sable, l’affiche, le flingue, l’émeute, le bras et le cœur. Le cerveau et les tripes. Visant juste. À chaque coin de rue.
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Le bon moment, ne serait-ce pas lorsqu’on est vivant ? Lorsqu’on peut se lancer à l’assaut de l’Existant, même au risque de tout perdre ? À moins que ce ne soit lorsqu’un stratège visionnaire le décidera. Un jour. Oui, peut-être. Lorsque nos chairs grises seront déjà à moitié rongées par les vers. Ou jamais.
Le nombre suffisant pour se battre, il ne sera jamais assez élevé. Même si la guerre sociale est déjà là, qu’il ne tient qu’à chacun de l’approfondir et de la diffuser. Mieux vaut alors faire un trait sur toutes les possibilités qu’offrent les individus, leurs affinités et leur détermination. Mieux vaut confier son sort aux grands nombres, à de futures majorités. À ces fossoyeurs de la liberté qui se nomment aussi bien fascisme que stalinisme, théocratie que démocratie. Attendre la masse, tâter le peuple, espérer le prolétariat ou n’importe quelle autre chimère qui viendra sonner le gong final. Avoir une calculette à la place du cœur.
L’ennemi a beau être parfois machiavélique, il y a bien longtemps déjà qu’il a abattu ses cartes : toute personne qui refuse de se plier aux mécanismes de l’exploitation et de la domination est irrémédiablement broyée. Faut-il être devenu à ce point amnésique et insensible pour feindre de l’oublier ? Pour ne pas voir que le capitalisme élimine non seulement sans pitié ceux qui lui barrent la route, mais aussi tous ceux qui lui sont inutiles ? Faire le jeu de l’ennemi, ce n’est alors certes pas de l’attaquer. C’est de s’y soumettre et de s’y résigner. Par sa passivité comme par son silence.
Tout a été construit contre nous, et rien de ce qui fait ce monde n’est à préserver. Ni ses bâtiments, ni les rapports sociaux qui les meublent. Pas la moindre de ses institutions. Si brûler les commerces ou les écoles du quartier où on survit est de l’auto-destruction, comme beaucoup l’ont encore craché en novembre 2005, il devient logique que partir en combattant devient un luxe d’enfant gâté. C’est vrai ça, pourquoi s’acharner à vouloir tout démolir alors que ce système va jusqu’à proposer à ses rebelles des alternatives subventionnées, des paradis artificiels, et même des niches aménagées ? Pourquoi mourir pour des idées alors que tant de saloperies techno-industrielles nous proposent déjà de crever les yeux ouverts et sans rien faire ? Crever sans rien faire, justement.
Une «anarcho-libertaire» est morte. Une camarade est morte. Un individu est mort. Le 1er mai 2009, dans une usine désaffectée à côté de Chambéry, l’engin qu’elle fabriquait avec son compagnon lui a ôté la vie. Elle s’appelait Zoé.
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Mais personne, non personne (ou presque), ne veut penser que ces deux-là, ça aurait pu être soi. Trop angoissant. Trop embarrassant surtout. Qu’on s’adonne à la chimie ou qu’on s’en désintéresse n’est pas la question. Des camarades, des compagnons sont morts. Et pas en regardant la télé, ni en refaisant une fois de plus le monde dans un canapé.
Se reconnaître en eux. Se reconnaître dans des idées anti-autoritaires. Dans ce rêve d’une liberté sans mesure. Un rêve éminemment pratique. Une pratique qui libère. Et si cette tension vers la liberté peut aussi abréger notre existence, ce n’est que parce que la vie est mortelle.
Alors ? Alors, tout continue, porté aussi par ceux qui trébuchent et ne se relèvent pas. Parce qu’il s’agit de bien plus que de corps disparus… parce que la lutte continue… parce que nous n’avons pas le culte de la charogne… parce que la solidarité c’est l’attaque… parce que l’attaque contre toutes les dominations élève le plaisir de vivre…
«Transformons notre douleur en rage,
et notre rage en baril de poudre.»
et notre rage en baril de poudre.»
Paris, 20 juillet 2009.
Extrait de Peste Noire, recueil de textes sur la mort de Mauri.