La force des ouvriers de Continental
Quand la Somme déborde
Berteaucourt-les-Dames, au nord d’Amiens, la Manufacture française de sièges veut liquider 194 emplois sur 352. Cette boîte semblait être le cœur du bourg, où demeurent des maisons ouvrières à l’ancienne (petites, en brique, identiques, alignées pas loin de l’usine). Aujourd’hui c’est des maisons pour chômeurs. Quand la fabrique de siège aura fermé, le village sera mort, sans boulot autre que les services et commerces de base. Les gens qui le peuplent seront ou bien des pauvres qui survivent tant bien que mal dans ces petites maisons, ou bien des gens de la classe moyenne, qui ont la «chance» de travailler et qui se la coulent douce ou stressent dans leur pavillon neuf à la campagne. Ce qui se dit sur place, c’est que «la crise a encore bon dos». En effet, dans ce genre de coin, l’industrie en milieu rural qui donnait encore un peu de travail ferme progressivement depuis pas mal d’années. Dans cette fabrique de sièges, en 2006, 216 personnes sur 636 avaient déjà été jetées. Les gens d’ici connaissent la misère indépendamment de cette crise médiatique. Mais l’ambiance nationale de lutte sociale semble leur avoir donné du courage : ils et elles ont décidé de se mettre en grève. Manifestation à 500, avec le soutien des Goodyear d’Amiens. Résultat de leur lutte : «Le tribunal de commerce d’Amiens a décidé de prolonger la période d’observation jusqu’au 23 octobre prochain.» Personne n’est rassuré par ce genre de sentence. «Période d’observation», il s’agit bien d’un cadavre industriel, qu’on tarde à euthanasier, pour pas trop énerver les proches.
Sous les cendres de la France industrielle, des braises couvent
À dix kilomètres de là, une autre boîte (SFG - galvanoplastie) veut jeter 65 personnes sur 147. 90% du personnel s’est mis en grève illimitée. Ils demandent la démission du directeur du site, l’annulation des licenciements, et «s’ils licencient, on réclamera 70.000 euros d’indemnité et 2000 euros par année de travail dans l’entreprise». Une colère qui tranche avec le calme désertique de ce genre de village sinistré. Et une colère effective : l’axe routier qui traverse le bled est ralenti tous les jours depuis le début de la grève. «Opération escargot». Un grand feu de pneus dégage une lourde fumée noire au dessus du village, qu’on aperçoit à des kilomètres. «Il faut qu’on nous voit !» Chaque automobiliste repart avec un tract expliquant la situation. «On va pas crever en silence.» Des camarades klaxonnent en solidarité, surtout les routiers : «Eux, c’est pas comme nous, s’ils veulent, ils bloquent tout le pays ! Nous on fait ce qu’on peut…» Donc ils et elles voudraient faire plus, faire comme les routiers quoi. Le comble, c’est que dans le même village, une autre entreprise (Crépin-Petit) annonce 26 licenciements sur 50 salariés et la fermeture de l’usine neuve ! Beaucoup travaillent en couple à la SFG : il y a une douzaine de couples, qui risquent de se faire jeter ensemble. Et quand ils ne travaillent pas en couple dans la même boîte, ils et elles partagent la même condition ouvrière, et donc la même «crise» : l’un travaille à la SFG, l’autre chez Crépin, ou dans la Manufacture des Sièges à dix kilomètres. À l’échelle des familles (frères, sœurs, cousins…) ça signifie des drames collectifs. Une vieille dame assise au bord de la route bloquée : «J’ai quatre petits qui bossent là-dedans». Mais rassurons-nous, le maire et conseiller général (UMP), les a assurés de son soutien «ardent, profond et complet». Ben voyons. La CGT, entre deux tabassages d’immigrés, est venue larguer une volée de drapeaux. Et les gens apprécient, car le moindre geste de solidarité à leur égard les réconforte, tellement ils sont oubliés. Mais la grève les a réchauffé. D’abord, ces ouvriers et ouvrières ont déjà fait grève cet hiver, pour une application équitable du chômage partiel. C’était la première lutte en seize ans d’existence de la boîte. Ensuite, vu que tout ferme dans le coin, la sacro-sainte «convergence des luttes» invoquée par les militants, devient réalité. Les SFG ont été rejoints pour une manif dans leur village, par des futurs chômeurs de trois autres boîtes : Crépin, Sièges de France et Goodyear Amiens. Ça fait du bien ! Une petite solidarité s’est aussi tissée au passage avec des agriculteurs du coin : ils amènent régulièrement des pneus pour le feu. «Nous ça nous arrange, et puis eux ça les débarrasse, sinon ils doivent payer pour les détruire. Bon c’est pas très écologique, mais…»
Encore une fois, ces personnes ne découvrent pas la crise : il y avait eu 35 licenciés en 2005. Chômage technique ou partiel, licenciements successifs, tous les deux ans et dans toutes les boîtes, les signes ne trompent pas : la Picardie va fermer. Il semble que la crise soit en fait le nom donnée par le pouvoir et les médias à une offensive synchronisée des dirigeants d’entreprises, pour faire plus de fric encore. Parce que beaucoup de ces boîtes ne sont pas vraiment dans le rouge : elles font juste pas assez de profit. À Bernaville, la direction a proposé de réduire le nombre de licenciements, si les employés acceptaient de travailler plus pour gagner moins, et à des horaires criminels. «Deux jours du matin, deux jours d’après-midi, deux jours de nuit comme à Goodyear et en plus en intérim ou en CDD.» Refus immédiat des grévistes, et cette impression que la crise c’est un coup de pression des patrons, qui répètent : «C’est ça ou on ferme». Avant, les patrons massacraient au coup par coup, à droite à gauche. Cette fois, la stratégie a changé : avec le sarkosisme offensif, ils sont pris d’une hystérie du licenciement. Mais force contre force, ça réagit : les effets de proximité sont tellement évidents que des dizaines de petites luttes sociales se font écho en Picardie. On entend parler de séquestrations, on a suivi de près les Continental : «Et si nous aussi on se battait ?» Partout aussi ce sentiment diffus de profonde inquiétude. Une femme qui faisait plus d’une heure de route pour venir bosser dans cette boîte brandit aux automobilistes immobilisés à l’entrée du village le portrait de ses deux enfants. Cette population se sent clairement attaquée. Tout le monde a le sentiment que si ça ne ferme pas ce coup-ci, ce sera dans deux ans. L’ouvrier qui n’est pas dans la première fournée des licenciés, sera dans la prochaine, et il le sait.
«Si ça continue comme ça, ça va mal finir. C’est pour ça, nous on voudrait qu’on s’y mette tous ensemble, y a que comme ça qu’on leur fera peur, si on se met tous ensemble.»
Un pour tous et tous pour un ! La force des ouvriers de Continental
Mercredi 24 juin, 10 heures, Paris gare du Nord. À l’intérieur de la gare, l’ambiance est déjà posée par une douzaine d’agents de sécurité en grève qui font un bruyant tapage à la sortie des trains. Dehors, devant la gare, en plein soleil, 800 ouvriers de Continental attendent le départ de leur manif, dans une atmosphère électrique. Des explosions retentissent toutes les secondes : les Contis sont venus armés de sacs entiers de pétards, de toutes tailles. Certains ont payé un billet de train collectif pour venir de Compiègne, mais beaucoup n’ont rien payé : «À 150 km/h, balancé par la fenêtre, un contrôleur ça marche moins bien !» Et on se marre. «On était 200 par wagon, ils auraient pas osé contrôler. Pis merde c’est à cause d’eux qu’on vient, on va pas en plus payer !» Les Contis qui déboulent dans Paris, ça veut dire des centaines de prolos qui font effraction dans la capitale. «On est là pour les faire chier, les Parisiens ! Ils vont voir !» Et c’est parti, le cortège démarre, d’un bon pas. Et sur toute la route, les Parisiens vont se prendre des pétards dans la gueule, et sursauter comme des cons, terrifiés. (Nous, on a des bouchons dans les oreilles !) Destination place Vendôme, un nid de bourges. Sur la route, on colle les désormais célèbres autocollants Continental. Quelques flics autour, discrets, très discrets. À l’avant du cortège, parce qu’on a tout sauf honte, les sept inculpés de la guerre sociale qui s’est menée à Compiègne. Sept sur les 200 qui ont retourné la sous-préfecture, sept qui n’étaient pas masqués, et que TF1 a salement balancé avec ses images pourries. Le conflit est en voie de finir. Les 1120 licenciés ont arraché 50.000 euros de «prime extra-légale», les salaires et la mutuelles assurés jusque 2011, et des pré-retraites. Mais nos sept camarades risquent de laisser des plumes : ils sont accusés de «destruction en réunion», «au préjudice de l’État». Ils encourent jusqu’à 75.000 € d’amende et sept ans de prison pour destruction volontaire. Convocation le 17 juillet devant le tribunal de grande instance de Compiègne. Or, chez les Contis une puissante solidarité s’est forgée dans la lutte. «On laissera pas tomber les camarades !» Et en milieu populaire, il reste des gens de parole. Donc 800 licenciés, qui ont gagné sur leurs revendications, reviennent emmerder Paris.
«Va te faire foutre !»
Nous voilà arrivés rue de la Paix. Encore un nom à la con. On l’avait jamais vu que sur le Monopoly celle-là, donc on se lâche. Des Contis en pleine forme se font prendre en photo en train de lever leur doigt d’honneur devant la vitrine Rolex. «Putain, avec ma prime j’peux pas me payer deux montres !!!» Morts de rire. Le vigile stresse. Un autre montre son cul à la pouff de vendeuse : «Regarde, ça vient de Picardie !» «Pourquoi vous faites ça ? je comprends pas, j’y suis pour rien…» «Elle comprend pas qu’elle dit !» Un pétard bizon 6 est balancé dans l’entrée d’un hôtel grand luxe. Le beau monde est choqué. Après ces petits plaisirs, on rattrape le reste du cortège, ça hurle «Police partout, justice nulle part !», et arrivés au bout, pas manqué, on est bloqués par un lourd dispositif policier : camions de CRS, grilles, et casqués ferment l’accès à la place. Monté sur une camionnette, micro en main, Xavier (le leader syndical) commence à parler, une rafale de pétards explose et lui coupe la parole. Il dit aux ouvriers qui s’amusent : «Jetez plutôt ça sur les CRS, merde, laissez-moi causer un peu !» On se marre, et surtout on applique : pendant une heure, les CRS vont se prendre des pétards dans la gueule. La tension monte quand on apprend que de l’autre côté de la place, des ouvriers de Peugeot qui veulent nous rejoindre sont bloqués par les flics, qui se font insulter, en pleine face. «Enlève ton bordel et approche», lance un ouvrier à un CRS qui a osé sourire. Nous on a le droit de rire, mais certainement pas eux. Xavier, prévient : «Si vous voulez pas qu’on déborde, vous avez intérêt à les laisser passer !» Et il s’adresse directement aux flics en civil qui sont dans la place, à travers la sono de la camionnette, sans descendre de son perchoir. Dans cette situation concrète, on voit bien que le pouvoir a tenté d’empêcher l’union de ces ouvriers en lutte. Mais on voit aussi qu’à 800 énervés dans la rue de la Paix, on les a fait plier : 25 minutes après les ouvriers de Peugeot étaient avec nous, et réconfortés par tant de solidarité, ils gueulaient à leur tour leur rage dans le micro de la camionnette.
Xavier cause, et c’est vrai qu’il parle bien, sans papier ni rien. «On nous a demandé de nous excuser, on nous a demandé des excuses pour la sous-préfecture. Silence. Va te faire foutre !!!» Et des cris de joie retentissent. Xavier le répètera une fois de plus, c’est une question de dignité. Ils brisent nos vies, et nous devrions nous excuser. Et puis, «nous sommes conscients qu’à travers les poursuites contre nos sept camarades ce sont tous les ouvriers de ce pays à qui on voudrait faire peur». «L’acharnement contre nos sept camarades vise à nous punir (…) d’avoir refusé le sort de victimes consentantes.» Il rappelle aussi que c’est Alliot-Marie qui a promis de se payer les Contis, et que maintenant qu’elle est ministre de la Justice, si elle veut pas mal démarrer, elle a intérêt à annuler les poursuites.
Ensuite, comme les Goodyear d’Amiens il s’attaque clairement aux directions syndicales : «Les Thibault, les Chérèque ne sont pas là, ils préfèrent frayer avec le gouvernement». «Les seuls qui sont là, encore une fois, c’est les charognards de LO ou du NPA.» Mais il va tout de même donner la parole à Besancenot (arrivé comme un héros sur le toit de la camionnette, après avoir été bloqué lui aussi de l’autre côté de la place Vendôme), «parce que nous les Contis, on est gentils, avec ceux qui nous soutiennent».
Pendant les discours, on sandwich. Et toujours des pétards. Un explosion fait sursauter un petit chien ridicule qui tient en laisse une bourgeoise. On est bien ! Quelques bières aidant, des jeunes ouvriers décident de coller des autocollants sur les bouclier des CRS. Un flic s’énerve, et grogne «Dégage !» Erreur. La seconde d’après, on est trente à cracher sur les porcs. Ils brandissent matraques et gazeuses. Coups de pieds sur les boucliers. Les syndicalistes et des anciens se mettent entre nous et les flics, calment le jeu. Ok, on en reste là, pour cette fois. N’empêche que les CRS se retrouvent comme des cons avec des autocollants Continental sur le bouclier ! Les leaders sentent qu’il est temps de retrouver un peu de mouvement, qu’il faudrait pas rester trop longtemps sur ce croisement de rue, entre flics et vitrines de luxe. Ils nous font remarcher vers la gare, où certains finiront en vague sit-in histoire de faire chier un peu les bus et les taxis, quand d’autres boiront un coup en terrasse. Sur le retour un peu dispersé, en mode manif sauvage dans Panam, un citoyen en 4×4 s’énerve parce que des prolos le dérangent. Il fait mine d’avancer pour couper la route au cortège, et manque de renverser un Conti. La seconde d’après, dix gaillards foutent des coups de latte sur sa carrosserie. L’un d’eux n’a pas supporté l’affront : il explose la lunette arrière du 4×4, d’un seul coup de poing. «On va pas se faire emmerder par ces connards !», le bras en sang. Les flics de fin de cortège regardent, médusés, comme les passants. Sentiment de puissance retrouvée, quand on se fait humilier toute une vie à l’usine.
La suite c’est quoi ? D’abord, il y a cette grande fête organisée le samedi 4 juillet après-midi, à Margny-les-Compiègne. Sont invités les Goodyear, les Lear (qui ont crâmé de belles piles de pneus au cœur de Paris…), et toutes les personnes qui soutiennent la rébellion ouvrière, pour un moment festif de solidarité. Ensuite, il y a une propriété du Comité d’Entreprise qui pourrait être collectivisée. C’est un grand étang, avec sa maison de maître. Le CE en ferait don à une association des anciens de Conti. Ce serait l’occasion de continuer à se capter, à faire des choses ensemble. «J’ai vécu l’un des plus beaux moments de ma vie, j’ai pas envie que ça s’arrête», confie, ému, un dur de Conti. On sent que ces ouvriers ont créé quelque chose dans leur lutte : une force propre. Une force qu’ils aiment. Ils aiment se sentir forts et dignes ensemble. Frauder le train en masse pour venir à Paris mettre à l’amende les bourgeois n’est pas une corvée militante, ou la défense d’une cause, c’est un plaisir et une fierté. Et cette force propre, trésor plus précieux que la prime, ils pourraient très bien la réactiver, pour soutenir les copains d’Amiens par exemple, comme ils l’ont déjà fait. Si les poursuites ne sont pas abandonnées, les Contis se feront sans doute un plaisir de continuer le combat, et de montrer de quoi ils sont capables. On dirait qu’ils n’attendent que ça, et qu’ils attendaient ça. Et chacun d’entre nous attend peut-être l’événement, la situation et l’agencement qui permettent de se retrouver dans une force propre, qui ranime une passion pour la vie et la dignité.
Un des anciens, qui a calmé les énervés face aux CRS a son fils parmi les sept poursuivis : «Si mon fils va en prison, j’fous l’feu.» Et il ne sera pas tout seul, parole de camarade.
Écrasée entre Paris et Lille, la région Picardie va payer cher le coût de la crise. Licenciements en cascades, à quoi bon tous les lister ? Arrêtons-nous plutôt dans un petit coin de la Somme, département sinistré s’il en est, pour voir ce qu’il se passe quand trois boîtes ferment dans un périmètre qu’on peut faire en vélo.
Berteaucourt-les-Dames, au nord d’Amiens, la Manufacture française de sièges veut liquider 194 emplois sur 352. Cette boîte semblait être le cœur du bourg, où demeurent des maisons ouvrières à l’ancienne (petites, en brique, identiques, alignées pas loin de l’usine). Aujourd’hui c’est des maisons pour chômeurs. Quand la fabrique de siège aura fermé, le village sera mort, sans boulot autre que les services et commerces de base. Les gens qui le peuplent seront ou bien des pauvres qui survivent tant bien que mal dans ces petites maisons, ou bien des gens de la classe moyenne, qui ont la «chance» de travailler et qui se la coulent douce ou stressent dans leur pavillon neuf à la campagne. Ce qui se dit sur place, c’est que «la crise a encore bon dos». En effet, dans ce genre de coin, l’industrie en milieu rural qui donnait encore un peu de travail ferme progressivement depuis pas mal d’années. Dans cette fabrique de sièges, en 2006, 216 personnes sur 636 avaient déjà été jetées. Les gens d’ici connaissent la misère indépendamment de cette crise médiatique. Mais l’ambiance nationale de lutte sociale semble leur avoir donné du courage : ils et elles ont décidé de se mettre en grève. Manifestation à 500, avec le soutien des Goodyear d’Amiens. Résultat de leur lutte : «Le tribunal de commerce d’Amiens a décidé de prolonger la période d’observation jusqu’au 23 octobre prochain.» Personne n’est rassuré par ce genre de sentence. «Période d’observation», il s’agit bien d’un cadavre industriel, qu’on tarde à euthanasier, pour pas trop énerver les proches.
Sous les cendres de la France industrielle, des braises couvent
À dix kilomètres de là, une autre boîte (SFG - galvanoplastie) veut jeter 65 personnes sur 147. 90% du personnel s’est mis en grève illimitée. Ils demandent la démission du directeur du site, l’annulation des licenciements, et «s’ils licencient, on réclamera 70.000 euros d’indemnité et 2000 euros par année de travail dans l’entreprise». Une colère qui tranche avec le calme désertique de ce genre de village sinistré. Et une colère effective : l’axe routier qui traverse le bled est ralenti tous les jours depuis le début de la grève. «Opération escargot». Un grand feu de pneus dégage une lourde fumée noire au dessus du village, qu’on aperçoit à des kilomètres. «Il faut qu’on nous voit !» Chaque automobiliste repart avec un tract expliquant la situation. «On va pas crever en silence.» Des camarades klaxonnent en solidarité, surtout les routiers : «Eux, c’est pas comme nous, s’ils veulent, ils bloquent tout le pays ! Nous on fait ce qu’on peut…» Donc ils et elles voudraient faire plus, faire comme les routiers quoi. Le comble, c’est que dans le même village, une autre entreprise (Crépin-Petit) annonce 26 licenciements sur 50 salariés et la fermeture de l’usine neuve ! Beaucoup travaillent en couple à la SFG : il y a une douzaine de couples, qui risquent de se faire jeter ensemble. Et quand ils ne travaillent pas en couple dans la même boîte, ils et elles partagent la même condition ouvrière, et donc la même «crise» : l’un travaille à la SFG, l’autre chez Crépin, ou dans la Manufacture des Sièges à dix kilomètres. À l’échelle des familles (frères, sœurs, cousins…) ça signifie des drames collectifs. Une vieille dame assise au bord de la route bloquée : «J’ai quatre petits qui bossent là-dedans». Mais rassurons-nous, le maire et conseiller général (UMP), les a assurés de son soutien «ardent, profond et complet». Ben voyons. La CGT, entre deux tabassages d’immigrés, est venue larguer une volée de drapeaux. Et les gens apprécient, car le moindre geste de solidarité à leur égard les réconforte, tellement ils sont oubliés. Mais la grève les a réchauffé. D’abord, ces ouvriers et ouvrières ont déjà fait grève cet hiver, pour une application équitable du chômage partiel. C’était la première lutte en seize ans d’existence de la boîte. Ensuite, vu que tout ferme dans le coin, la sacro-sainte «convergence des luttes» invoquée par les militants, devient réalité. Les SFG ont été rejoints pour une manif dans leur village, par des futurs chômeurs de trois autres boîtes : Crépin, Sièges de France et Goodyear Amiens. Ça fait du bien ! Une petite solidarité s’est aussi tissée au passage avec des agriculteurs du coin : ils amènent régulièrement des pneus pour le feu. «Nous ça nous arrange, et puis eux ça les débarrasse, sinon ils doivent payer pour les détruire. Bon c’est pas très écologique, mais…»
Encore une fois, ces personnes ne découvrent pas la crise : il y avait eu 35 licenciés en 2005. Chômage technique ou partiel, licenciements successifs, tous les deux ans et dans toutes les boîtes, les signes ne trompent pas : la Picardie va fermer. Il semble que la crise soit en fait le nom donnée par le pouvoir et les médias à une offensive synchronisée des dirigeants d’entreprises, pour faire plus de fric encore. Parce que beaucoup de ces boîtes ne sont pas vraiment dans le rouge : elles font juste pas assez de profit. À Bernaville, la direction a proposé de réduire le nombre de licenciements, si les employés acceptaient de travailler plus pour gagner moins, et à des horaires criminels. «Deux jours du matin, deux jours d’après-midi, deux jours de nuit comme à Goodyear et en plus en intérim ou en CDD.» Refus immédiat des grévistes, et cette impression que la crise c’est un coup de pression des patrons, qui répètent : «C’est ça ou on ferme». Avant, les patrons massacraient au coup par coup, à droite à gauche. Cette fois, la stratégie a changé : avec le sarkosisme offensif, ils sont pris d’une hystérie du licenciement. Mais force contre force, ça réagit : les effets de proximité sont tellement évidents que des dizaines de petites luttes sociales se font écho en Picardie. On entend parler de séquestrations, on a suivi de près les Continental : «Et si nous aussi on se battait ?» Partout aussi ce sentiment diffus de profonde inquiétude. Une femme qui faisait plus d’une heure de route pour venir bosser dans cette boîte brandit aux automobilistes immobilisés à l’entrée du village le portrait de ses deux enfants. Cette population se sent clairement attaquée. Tout le monde a le sentiment que si ça ne ferme pas ce coup-ci, ce sera dans deux ans. L’ouvrier qui n’est pas dans la première fournée des licenciés, sera dans la prochaine, et il le sait.
«Si ça continue comme ça, ça va mal finir. C’est pour ça, nous on voudrait qu’on s’y mette tous ensemble, y a que comme ça qu’on leur fera peur, si on se met tous ensemble.»
Mercredi 24 juin, 10 heures, Paris gare du Nord. À l’intérieur de la gare, l’ambiance est déjà posée par une douzaine d’agents de sécurité en grève qui font un bruyant tapage à la sortie des trains. Dehors, devant la gare, en plein soleil, 800 ouvriers de Continental attendent le départ de leur manif, dans une atmosphère électrique. Des explosions retentissent toutes les secondes : les Contis sont venus armés de sacs entiers de pétards, de toutes tailles. Certains ont payé un billet de train collectif pour venir de Compiègne, mais beaucoup n’ont rien payé : «À 150 km/h, balancé par la fenêtre, un contrôleur ça marche moins bien !» Et on se marre. «On était 200 par wagon, ils auraient pas osé contrôler. Pis merde c’est à cause d’eux qu’on vient, on va pas en plus payer !» Les Contis qui déboulent dans Paris, ça veut dire des centaines de prolos qui font effraction dans la capitale. «On est là pour les faire chier, les Parisiens ! Ils vont voir !» Et c’est parti, le cortège démarre, d’un bon pas. Et sur toute la route, les Parisiens vont se prendre des pétards dans la gueule, et sursauter comme des cons, terrifiés. (Nous, on a des bouchons dans les oreilles !) Destination place Vendôme, un nid de bourges. Sur la route, on colle les désormais célèbres autocollants Continental. Quelques flics autour, discrets, très discrets. À l’avant du cortège, parce qu’on a tout sauf honte, les sept inculpés de la guerre sociale qui s’est menée à Compiègne. Sept sur les 200 qui ont retourné la sous-préfecture, sept qui n’étaient pas masqués, et que TF1 a salement balancé avec ses images pourries. Le conflit est en voie de finir. Les 1120 licenciés ont arraché 50.000 euros de «prime extra-légale», les salaires et la mutuelles assurés jusque 2011, et des pré-retraites. Mais nos sept camarades risquent de laisser des plumes : ils sont accusés de «destruction en réunion», «au préjudice de l’État». Ils encourent jusqu’à 75.000 € d’amende et sept ans de prison pour destruction volontaire. Convocation le 17 juillet devant le tribunal de grande instance de Compiègne. Or, chez les Contis une puissante solidarité s’est forgée dans la lutte. «On laissera pas tomber les camarades !» Et en milieu populaire, il reste des gens de parole. Donc 800 licenciés, qui ont gagné sur leurs revendications, reviennent emmerder Paris.
Nous voilà arrivés rue de la Paix. Encore un nom à la con. On l’avait jamais vu que sur le Monopoly celle-là, donc on se lâche. Des Contis en pleine forme se font prendre en photo en train de lever leur doigt d’honneur devant la vitrine Rolex. «Putain, avec ma prime j’peux pas me payer deux montres !!!» Morts de rire. Le vigile stresse. Un autre montre son cul à la pouff de vendeuse : «Regarde, ça vient de Picardie !» «Pourquoi vous faites ça ? je comprends pas, j’y suis pour rien…» «Elle comprend pas qu’elle dit !» Un pétard bizon 6 est balancé dans l’entrée d’un hôtel grand luxe. Le beau monde est choqué. Après ces petits plaisirs, on rattrape le reste du cortège, ça hurle «Police partout, justice nulle part !», et arrivés au bout, pas manqué, on est bloqués par un lourd dispositif policier : camions de CRS, grilles, et casqués ferment l’accès à la place. Monté sur une camionnette, micro en main, Xavier (le leader syndical) commence à parler, une rafale de pétards explose et lui coupe la parole. Il dit aux ouvriers qui s’amusent : «Jetez plutôt ça sur les CRS, merde, laissez-moi causer un peu !» On se marre, et surtout on applique : pendant une heure, les CRS vont se prendre des pétards dans la gueule. La tension monte quand on apprend que de l’autre côté de la place, des ouvriers de Peugeot qui veulent nous rejoindre sont bloqués par les flics, qui se font insulter, en pleine face. «Enlève ton bordel et approche», lance un ouvrier à un CRS qui a osé sourire. Nous on a le droit de rire, mais certainement pas eux. Xavier, prévient : «Si vous voulez pas qu’on déborde, vous avez intérêt à les laisser passer !» Et il s’adresse directement aux flics en civil qui sont dans la place, à travers la sono de la camionnette, sans descendre de son perchoir. Dans cette situation concrète, on voit bien que le pouvoir a tenté d’empêcher l’union de ces ouvriers en lutte. Mais on voit aussi qu’à 800 énervés dans la rue de la Paix, on les a fait plier : 25 minutes après les ouvriers de Peugeot étaient avec nous, et réconfortés par tant de solidarité, ils gueulaient à leur tour leur rage dans le micro de la camionnette.
Xavier cause, et c’est vrai qu’il parle bien, sans papier ni rien. «On nous a demandé de nous excuser, on nous a demandé des excuses pour la sous-préfecture. Silence. Va te faire foutre !!!» Et des cris de joie retentissent. Xavier le répètera une fois de plus, c’est une question de dignité. Ils brisent nos vies, et nous devrions nous excuser. Et puis, «nous sommes conscients qu’à travers les poursuites contre nos sept camarades ce sont tous les ouvriers de ce pays à qui on voudrait faire peur». «L’acharnement contre nos sept camarades vise à nous punir (…) d’avoir refusé le sort de victimes consentantes.» Il rappelle aussi que c’est Alliot-Marie qui a promis de se payer les Contis, et que maintenant qu’elle est ministre de la Justice, si elle veut pas mal démarrer, elle a intérêt à annuler les poursuites.
Ensuite, comme les Goodyear d’Amiens il s’attaque clairement aux directions syndicales : «Les Thibault, les Chérèque ne sont pas là, ils préfèrent frayer avec le gouvernement». «Les seuls qui sont là, encore une fois, c’est les charognards de LO ou du NPA.» Mais il va tout de même donner la parole à Besancenot (arrivé comme un héros sur le toit de la camionnette, après avoir été bloqué lui aussi de l’autre côté de la place Vendôme), «parce que nous les Contis, on est gentils, avec ceux qui nous soutiennent».
Pendant les discours, on sandwich. Et toujours des pétards. Un explosion fait sursauter un petit chien ridicule qui tient en laisse une bourgeoise. On est bien ! Quelques bières aidant, des jeunes ouvriers décident de coller des autocollants sur les bouclier des CRS. Un flic s’énerve, et grogne «Dégage !» Erreur. La seconde d’après, on est trente à cracher sur les porcs. Ils brandissent matraques et gazeuses. Coups de pieds sur les boucliers. Les syndicalistes et des anciens se mettent entre nous et les flics, calment le jeu. Ok, on en reste là, pour cette fois. N’empêche que les CRS se retrouvent comme des cons avec des autocollants Continental sur le bouclier ! Les leaders sentent qu’il est temps de retrouver un peu de mouvement, qu’il faudrait pas rester trop longtemps sur ce croisement de rue, entre flics et vitrines de luxe. Ils nous font remarcher vers la gare, où certains finiront en vague sit-in histoire de faire chier un peu les bus et les taxis, quand d’autres boiront un coup en terrasse. Sur le retour un peu dispersé, en mode manif sauvage dans Panam, un citoyen en 4×4 s’énerve parce que des prolos le dérangent. Il fait mine d’avancer pour couper la route au cortège, et manque de renverser un Conti. La seconde d’après, dix gaillards foutent des coups de latte sur sa carrosserie. L’un d’eux n’a pas supporté l’affront : il explose la lunette arrière du 4×4, d’un seul coup de poing. «On va pas se faire emmerder par ces connards !», le bras en sang. Les flics de fin de cortège regardent, médusés, comme les passants. Sentiment de puissance retrouvée, quand on se fait humilier toute une vie à l’usine.
La suite c’est quoi ? D’abord, il y a cette grande fête organisée le samedi 4 juillet après-midi, à Margny-les-Compiègne. Sont invités les Goodyear, les Lear (qui ont crâmé de belles piles de pneus au cœur de Paris…), et toutes les personnes qui soutiennent la rébellion ouvrière, pour un moment festif de solidarité. Ensuite, il y a une propriété du Comité d’Entreprise qui pourrait être collectivisée. C’est un grand étang, avec sa maison de maître. Le CE en ferait don à une association des anciens de Conti. Ce serait l’occasion de continuer à se capter, à faire des choses ensemble. «J’ai vécu l’un des plus beaux moments de ma vie, j’ai pas envie que ça s’arrête», confie, ému, un dur de Conti. On sent que ces ouvriers ont créé quelque chose dans leur lutte : une force propre. Une force qu’ils aiment. Ils aiment se sentir forts et dignes ensemble. Frauder le train en masse pour venir à Paris mettre à l’amende les bourgeois n’est pas une corvée militante, ou la défense d’une cause, c’est un plaisir et une fierté. Et cette force propre, trésor plus précieux que la prime, ils pourraient très bien la réactiver, pour soutenir les copains d’Amiens par exemple, comme ils l’ont déjà fait. Si les poursuites ne sont pas abandonnées, les Contis se feront sans doute un plaisir de continuer le combat, et de montrer de quoi ils sont capables. On dirait qu’ils n’attendent que ça, et qu’ils attendaient ça. Et chacun d’entre nous attend peut-être l’événement, la situation et l’agencement qui permettent de se retrouver dans une force propre, qui ranime une passion pour la vie et la dignité.
Un des anciens, qui a calmé les énervés face aux CRS a son fils parmi les sept poursuivis : «Si mon fils va en prison, j’fous l’feu.» Et il ne sera pas tout seul, parole de camarade.
Outrage, 8 juillet 2009.