Conversation avec Jean-Claude Michéa (1)
Au gré des années, nos colonnes se sont régulièrement — et toujours favorablement — fait l’écho des opuscules que l’essayiste Jean-Claude Michéa jettent, selon ses humeurs et au rythme de ses envies, aux vents mauvais de cette basse époque. Son dernier ouvrage en date — L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale —, lui-même amplement recensé dans notre numéro de janvier, eut, par ailleurs, un certain succès du côté des gazettes du consensus dominant, la critique se chargeant, comme elle sait si bien le faire, de désamorcer le caractère radical de certaines de ses propositions.
C’est donc avec plaisir qu’à travers cette longue conversation, nous offrons aujourd’hui à Jean-Claude Michéa la possibilité de revenir non seulement sur son dernier ouvrage, mais également sur son parcours philosophique, sur les influences qui l’ont durablement marqué — George Orwell, en premier lieu —, sur son écriture, sur sa perception, enfin, de ce que pourrait être une «radicalité» pour aujourd’hui.
Un mot s’impose, cependant, sur la gestation de ce projet. On y trouve, à l’origine, Thierry Clair-Victor, animateur de l’émission «Des mots une voix», diffusée sur Radio libertaire, qui, le 16 décembre 2007, eut l’excellente idée d’ouvrir son micro à Jean-Claude Michéa. Retranscrit par nos soins, l’entretien, qui nous semblait mériter d’être publié, fut transmis, pour relecture et révision, à son auteur. En maître de la scolie galopante, le bougre le doubla de volume, y intégrant sans faillir des compléments, des précisions et des commentaires sur l’esprit du temps — dont quelques saillies sur cet «esprit de Mai 68» infiniment glosé par ses grotesques héritiers politico-médiatiques.
Au bout de la route, et par un de ces miracles dont la dialectique a le secret, l’entretien accordé à Thierry Clair-Victor — dont nous avons respecté la trame et le questionnement — s’est donc transmué en autre chose. La pensée est ainsi faite, elle déborde les cadres convenus pour rebondir, encore et toujours, au gré des circonstances. D’ici, et sûrs que nos lecteurs apprécieront la teneur de cette conversation, nous remercions Jean-Claude Michéa de nous avoir accordé du temps et de la confiance pour mener à bien ce projet.
Pour vous situer le plus brièvement possible, je lirai la présentation qu’on trouve en quatrième de couverture de votre dernier ouvrage, L’Empire du moindre mal ; essai sur la civilisation libérale : «Agrégé de philosophie, Jean-Claude Michéa enseigne à Montpellier. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, tous publiés aux éditions Climats parmi lesquels : Orwell anarchiste tory (1995), L’Enseignement de l’ignorance (1999), Impasse Adam Smith (2002, Champs-Flammarion, 2006), Orwell éducateur (2003).» Jean-Claude Michéa, puisqu’il faut bien commencer par quelque chose, une question d’ordre général : vous qui avez fait des études de philosophie, quels philosophes appréciez-vous et sur quel thème portait votre travail universitaire ?
J’ai étudié la philosophie à la Sorbonne entre 1967 et 1972. Du fait de l’époque, mais aussi de ma tradition familiale, Marx représentait alors le philosophe par excellence. J’ai donc, sans originalité aucune, consacré mon mémoire de maîtrise au «statut de la dialectique matérialiste dans l’œuvre de Marx». Bien sûr, quand on enseigne la philosophie, on s’intéresse forcément à d’autres penseurs. Dans mon petit panthéon personnel il y a ainsi, en bonne place, des auteurs comme Spinoza, Hobbes, Pascal, Rousseau, Hegel, ou Nietzsche. Mais je reste évidemment marqué par cette rencontre initiale avec Marx, même si je suis devenu par la suite beaucoup plus critique envers son œuvre.
Vous avez eu la tentation du communisme ?
Je suis né dans une famille typique du communisme populaire des années 50. Mes parents, qui s’étaient rencontrés dans la Résistance, étaient des permanents de base du Parti : mon père travaillait comme journaliste sportif à L’Humanité et ma mère était sténotypiste à l’UFI, l’agence de presse du PC. Le communisme a donc été ma langue maternelle, pour le meilleur comme pour le pire.
Et vous, vous avez adhéré au PC ?
J’ai suivi la filière normale. D’abord les organisations de jeunesse, pendant ma période lycéenne. Puis, après un passage de deux ans chez l’ennemi gauchiste — Œdipe et Mai 68 obligent —, j’ai pris ma carte du parti. J’ai quitté ce dernier en 1976, au terme d’une démarche dans laquelle ce sont les questions de politique internationale qui ont joué le rôle moteur. Il faut dire que, depuis 1964, date de mon premier séjour en URSS, j’avais effectué de nombreux pèlerinages dans les pays du bloc soviétique. C’est la découverte du «socialisme réellement existant», davantage que toute autre considération, qui m’a progressivement amené à comprendre la nature du stalinisme et à remettre en question la vision du monde dans laquelle j’avais été élevé.
Et sur les camps — cette question essentielle du communisme et du XXe siècle —, vous saviez quoi ?
Vous vous doutez bien que ces séjours, évidemment très encadrés, ne m’ont pas permis de saisir d’un coup l’essence du communisme réel. Les Séguéla de l’Est étaient, dans leur genre, plutôt efficaces. Néanmoins, comme je parlais couramment le russe, j’ai peu à peu réussi à m’échapper des circuits officiels et à me rendre dans des lieux, je pense par exemple à Zagorsk, qui étaient alors strictement interdits aux voyageurs occidentaux. Si je ne suis naturellement jamais tombé sur un camp, ces rencontres imprévues avec des travailleurs ordinaires m’ont permis de découvrir ce qu’était leur vie réelle ainsi que la véritable nature de classe du pouvoir soviétique. À moins d’être volontairement aveugle, c’est-à-dire à moins d’être un croyant, il arrive toujours un moment où l’on doit ouvrir les yeux. D’autres, comme Orwell ou Castoriadis, ont découvert cette réalité par une démarche personnelle, en exerçant simplement leur esprit critique et sans même avoir besoin de se rendre en URSS.
Quand vous découvrez cette réalité, vous rompez avec le communisme ?
Seulement de façon progressive. Il faut dire que le PC de l’époque, du moins en France et dans les pays occidentaux, constituait une réalité ambiguë. Si sa direction était profondément stalinienne, le parti lui-même fonctionnait en même temps comme une véritable contre-société, offrant à beaucoup de travailleurs et de «gens ordinaires» — comme les appelle Orwell — un cadre politique efficace et protecteur. À la base du parti, on pouvait donc rencontrer des hommes et des femmes absolument remarquables, des gens parfaitement indifférents au pouvoir et qui ne considéraient pas l’organisation comme un tremplin pour une quelconque carrière. Des gens simplement convaincus, en somme, que le parti était la seule structure politique capable de les défendre contre ce que Paul Berman a appelé «les mille injustices de la vie moderne». Quitter le parti — rappelons-nous qu’à l’époque, il représentait encore près d’un quart des électeurs —, ce n’était donc pas seulement négocier une rupture intellectuelle. C’était aussi s’engager dans un processus de rupture d’amitiés moralement et psychologiquement très éprouvant…
Il y a très longtemps, lors de mes débuts à la SNCF, j’ai connu moi-même des militants de ce genre à la CGT…
Mon père, Abel Michéa, en était un bon exemple. Militant communiste fidèle, il conservait pourtant une fibre anarchisante qui lui venait de sa fréquentation, dans les années d’avant-guerre, des milieux pacifistes. Du coup, c’était un joyeux épicurien, incapable de se plier à une quelconque discipline idéologique, et qui mettait son point d’honneur à refuser toute promotion sociale et toute ascension dans la hiérarchie du parti. Tout en demeurant profondément attaché — et jusqu’au bout — à ce parti auquel il avait adhéré pendant les années du maquis, il avait donc tenu à me transmettre les quelques principes de morale politique qui comptaient à ses yeux, au premier rang desquels la fierté de ses origines populaires et, bien sûr, le «refus de parvenir», pour reprendre l’expression d’Albert Thierry et des syndicalistes révolutionnaires. C’est d’abord pour cette raison que je n’ai jamais songé à fuir le lycée au profit d’une carrière universitaire généralement estimée plus «noble». D’autant que je n’ignore pas à quel point il est particulièrement difficile de préserver son indépendance d’esprit et sa lucidité intellectuelle lorsque l’on doit enseigner la philosophie politique ou les «sciences sociales» à l’ombre des privilèges matériels et symboliques de l’homo academicus. Tout cela pour vous dire que l’éducation que j’ai reçue — et qui n’avait rien d’exceptionnel à cette époque — m’a d’emblée sensibilisé aux implications morales de l’engagement politique ; il doit y avoir un minimum de cohérence entre les idées que l’on prétend défendre et la façon dont on se comporte dans sa vie quotidienne. C’est sans doute ce qui explique ma méfiance instinctive à l’endroit des «bourgeois bohèmes» et de ceux qu’on appelait autrefois les «socialistes de la chaire». Mais sur ce point Orwell a déjà tout dit.
Vous souvenez-vous de lectures marquantes lors de votre enfance et votre adolescence ?
Il me semble que j’ai appris à rêver à la fois dans Le Grand Meaulnes — comme beaucoup d’écoliers de ces années là — et dans les aventures d’Arsène Lupin. Je vouais également un culte à Alphonse Allais qui reste, selon moi, l’un des plus grands stylistes de la langue française. Mais le livre qui a le plus marqué mon adolescence était déjà politique : c’était Poème pédagogique, d’Anton Makarenko. Je ne sais pas si, de nos jours, beaucoup de gens connaissent encore Makarenko. C’était un pédagogue soviétique qui, dans les premières années de la révolution russe, s’était consacré avec une passion extraordinaire à la rééducation de jeunes délinquants, au sein de la fameuse «communauté Gorki». Dans Poème pédagogique, il raconte comment, avec très peu de moyens matériels et très peu d’encouragements de la part d’autorités soviétiques déjà largement bureaucratisées, il s’efforçait de réapprendre les valeurs du don, de l’amitié et de l’entraide à ces enfants perdus qu’on s’accordait à considérer comme irrécupérables. C’est justement parce qu’il a su travailler dans ces conditions matérielles et historiques extrêmes que Makarenko m’apparaît comme un pédagogue particulièrement intéressant. En tout cas, c’est bien sa lecture qui a décidé de ma vocation d’enseignant. Inutile d’ajouter que ses méthodes de travail seront, dans les faits, progressivement abandonnées par le pouvoir stalinien. C’est une raison de plus pour lire Poème pédagogique, et d’abord pour le rééditer. Coline Serreau m’a d’ailleurs confié un jour qu’elle rêvait de porter ce livre à l’écran. Ce serait l’occasion pour les jeunes générations de redécouvrir un homme qui incarnait ce qu’aurait pu être la révolution soviétique si la dérive léniniste, puis stalinienne, n’avait pas très rapidement détruit tout espoir de construire une société décente.
Et dans le domaine de la philosophie, quels furent les premiers penseurs que vous avez rencontrés, ceux qui vous ont marqué ?
Alors là, je m’en souviens comme si c’était hier ! Dans notre cité HLM, les militants pouvaient se procurer les livres des Éditions de Moscou à des prix défiant toute concurrence. Le premier texte philosophique qui me soit ainsi tombé entre les mains — j’avais alors 14 ans — c’est Matérialisme et empiriocriticisme, un ouvrage écrit par Lénine peu après l’échec de la révolution de 1905. L’aspect mystérieux du titre m’avait immédiatement fasciné et je me suis donc jeté dans cette polémique contre Mach et Avenarius (deux noms de philosophes qui me faisaient rêver !) comme on se jette dans un roman de Jules Verne ou d’Alexandre Dumas. Je reconnais rétrospectivement que ce n’était sans doute pas la meilleure manière d’entrer en philosophie. Mais comme cette lecture avait le goût des «premières fois», elle m’a durablement marqué. Après tout, à l’ère des mangas et des jeux vidéos, Matérialisme et empiriocriticisme n’est probablement pas la pire des lectures adolescentes.
Et Nietzsche, cet auteur paradoxal par excellence ?
Oui, Nietzsche est un auteur fascinant, précisément parce que sa critique de la modernité est toujours ambiguë voire contradictoire. Mais le plus extraordinaire chez lui, c’est sa volonté constante, et toujours aussi «inactuelle», de traquer l’individu réel qui s’abrite derrière la figure officiellement désincarnée du penseur ou du moraliste. «Qui parle ?» est la question nietzschéenne par excellence. C’est pour cette raison qu’il aimait se définir comme un «vieux psychologue et attrapeur de rats». D’une certaine manière, Nietzsche est à la philosophie ce que Dostoïevski est à la littérature. Son œuvre philosophique reste donc une véritable bombe à retardement, dont on n’a probablement pas fini de mesurer tous les effets. Mais, pour en revenir à votre première question, je dois avouer que c’est seulement en 1972, lorsque je suis devenu professeur de lycée avec un programme précis à traiter, que j’ai vraiment commencé à m’intéresser aux penseurs non marxistes…
Bien tard, alors ?
Je n’en suis pas très fier ! Naturellement, pendant mes années de Sorbonne, il m’avait bien fallu lire les grands auteurs. Mais en bon dogmatique, j’avais dressé un cordon sanitaire entre l’étude de Marx et celle des auteurs du programme. J’ai honte à l’avouer, mais il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que ces deux mondes n’étaient pas étrangers l’un à l’autre. Il est évident que Spinoza, Hegel ou Pascal — un auteur que je trouve personnellement d’une subtilité fantastique — sont des philosophes au moins aussi importants que Marx. Si la lecture de ces penseurs procure encore une telle sensation de fraîcheur, c’est même justement parce qu’ils n’étaient pas des idéologues. Je veux dire par là qu’ils n’étaient pas des intellectuels organiquement liés à une église ou à un parti et qui, de ce fait, ont d’abord une ligne à défendre avant de songer à penser par eux-mêmes. Les philosophes classiques se situaient donc généralement assez loin des conflits d’ego qui parasitent à présent la plupart des débats entre intellectuels institutionnels. Du reste, Marx lui-même, à la différence d’un Lénine, n’avait rien d’un idéologue. C’était un esprit libre, qui se souciait d’abord de savoir si une idée était vraie ou fausse et non si elle était politiquement correcte. Son grand malheur, comme Nietzsche, c’est d’avoir eu des disciples. On sait qu’à la fin de sa vie il avait l’habitude de déclarer : «Moi, je ne sais qu’une chose, c’est que je ne suis pas marxiste.» La malédiction de Marx, c’est l’existence du marxisme, ou, plus exactement, celle du «marxisme-léninisme».
En tout cas, son analyse de la plus-value est toujours valable. Deux cents ans après, quand on cherche à comprendre comment fonctionne une entreprise, il faut encore s’y référer, non ?
L’analyse de la marchandise — et la théorie de l’exploitation qui l’accompagne — est incontestablement l’une des parties les plus vivantes de l’œuvre de Marx, comme Anselm Jappe l’a bien vu [Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 298 p., 2003]. En revanche, l’hypothèse du matérialisme historique me paraît très discutable. Castoriadis a bien mis en lumière les limites du déterminisme économique de Marx et son idéalisation positiviste de la croissance et du progrès technique. Mais sur l’analyse de l’exploitation vous avez effectivement raison. Il est clair que ni l’exploitation ni l’aliénation n’ont disparu. En réalité, elles se sont même renforcées, bien que ce ne soit pas toujours sous les formes que Marx avait prévues. Si je ne suis plus marxiste, l’ami Karl occupe donc toujours une place importante dans ma bibliothèque, aux côtés des philosophes classiques que j’ai cités ou d’auteurs contemporains, comme Castoriadis, Pierre Clastres, Debord et quelques autres.
Et les auteurs contemporains vivants ?
Avant de passer aux vivants, j’aimerais quand même mentionner un auteur disparu il n’y a pas très longtemps : Christopher Lasch [Le lecteur désireux de connaître Christopher Lasch se reportera, avec profit, à ses ouvrages publiés en français : La Révolte des élites (Climats, 1996) ; La Culture du narcissisme (Climats, 2000, nouvelle édition Champs-Flammarion, 2006) ; Culture de masse ou culture populaire ? (Climats, 2001) ; Le Seul et Vrai Paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques (Climats, 2002, nouvelle édition Champs-Flammarion, 2006) ; Les Femmes et la vie ordinaire (Climats, 2006)]…
… auquel vous vous référez souvent dans vos livres…
Oui, c’est un auteur assez extraordinaire. Chaque fois que je reprends un de ses textes, même écrit il y a trente ans, je suis sidéré par l’actualité de ses analyses. Il est vrai que, si le développement de la société libérale obéit à une logique rigoureuse, ce qui est ma thèse, il n’est pas surprenant que la vieille Europe finisse toujours par rencontrer avec un temps de retard les différentes révolutions culturelles du capitalisme américain. Mais puisque vous me demandez de citer des auteurs qui sont encore vivants, je dirai que le mouvement philosophique qui m’a le plus influencé en dehors, bien sûr, de l’Internationale situationniste, c’est le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS) [Sur Marcel Mauss, le MAUSS et La Revue du MAUSS, on consultera le site www.revuedumauss.com.fr/], qui regroupe, depuis 1981, autour de Serge Latouche et d’Alain Caillé, des dizaines de chercheurs et de militants dont les sensibilités politiques sont, par ailleurs, extrêmement différentes. C’est évidemment dans leurs travaux, inspirés par les œuvres de Marcel Mauss et de Karl Polyani, que j’ai puisé l’essentiel de mes connaissances concernant l’anthropologie du don. J’éprouve également une immense admiration pour l’œuvre de René Girard sans d’ailleurs toujours savoir comment l’intégrer à mes analyses. Et puis, il me faut bien citer cet électron libre extraordinaire qu’est Slavoj Zizek. C’est un des penseurs contemporains les plus stimulants qui soit — son usage politique de Lacan est fascinant —, même si j’ai parfois du mal à le suivre dans toutes ses improvisations philosophiques. Voilà pour les vivants.
Jean-Claude Michéa, je vais vous poser une double question qui fait souvent sourire : pourquoi écrivez-vous et pourquoi publiez-vous ?
Je vais vous faire une confidence : j’ai toujours détesté écrire, ne serait-ce qu’une simple carte postale. Je suis sincèrement convaincu qu’il faut être masochiste pour aimer se retrouver pendant des mois en tête à tête avec un ordinateur alors qu’un soleil magnifique vous attend dehors. J’ajoute que je n’ai jamais cherché non plus à être publié. Mon premier livre, Orwell anarchiste tory, est paru lorsque j’avais déjà 45 ans. Comme vous le voyez, le besoin de noircir du papier ou de voir mon nom sur la couverture d’un ouvrage ne m’avait pas trop travaillé. J’appartiens plutôt à cette catégorie de gens, sans doute très majoritaire, qui sont persuadés que pour vivre heureux il faut vivre caché. Tout est donc parti, comme souvent dans ma vie, d’une histoire d’amitié. Alain Martin, que j’avais connu dans les années 70 lorsqu’il travaillait pour Gérard Lebovici, avait créé, en 1988, les éditions Climats, entreprise vraiment artisanale dont le siège se trouvait alors à Castelnau-le-Lez et les bureaux dans la maison même de Martin et de sa femme Françoise. Un jour, Alain retrouve par hasard un petit texte consacré aux essais de George Orwell, que j’avais écrit une dizaine d’années plus tôt pour la revue Critique, et dont nous n’avions plus tous les deux qu’un souvenir assez vague. Cette étude avait été refusée à l’époque par Jean Piel, le directeur de la revue, au prétexte qu’elle était d’une orthodoxie politique douteuse. Alain Martin qui, au contraire, trouvait ce petit texte intéressant, décide donc de le publier à quelques centaines d’exemplaires en me demandant simplement de lui adjoindre une brève postface. C’est ainsi qu’est né, en 1995, Orwell, anarchiste tory. Il va de soi que, de la part d’Alain, cette publication artisanale constituait d’abord un geste d’amitié et une manière symbolique de marquer le coup. De mon côté, je m’étais prêté au jeu parce que j’étais persuadé que ce premier livre serait également le dernier que j’aurais à écrire. Mais, contre toute attente, et grâce au bouche-à-oreille, l’ouvrage a rencontré un véritable écho. Si ma mémoire est bonne, le déclic a été un compte rendu élogieux, paru dans Le Canard enchaîné, sous la plume combative de Jean-Luc Porquet. À partir de là, tout s’est enchaîné d’une manière qu’aujourd’hui encore je ne comprends pas très bien. Car c’est un fait que tous les livres que j’ai écrits par la suite sont nés dans des circonstances au moins aussi accidentelles ou rocambolesques que le premier. Le seul point commun que je vois entre toutes ces circonstances, c’est l’ombre mystérieuse de Martin. De moi-même, je n’aurais évidemment jamais eu l’idée d’écrire la moindre ligne, préférant de loin les plaisirs du football, de l’amitié ou des plages montpelliéraines. Et chaque fois que je me retrouvais enfermé dans un bureau et livré au supplice de l’ordinateur, c’était toujours avec la sensation de m’être fait piéger une fois de plus par mon bourreau, et néanmoins ami, Alain Martin.
Je vous propose maintenant de parler de L’Empire du moindre mal. D’où vous est venue l’idée de ce titre ?
Le titre est bien sûr un clin d’œil aux nombreux ouvrages consacrés à «l’empire du Bien» ou à «l’empire du Mal». Mais la véritable raison est néanmoins philosophique. Jusqu’à l’époque moderne, en effet, les philosophes s’étaient toujours efforcés de décrire les conditions politiques de la meilleure société possible. Certains, comme les utopistes, projetaient même d’édifier une communauté parfaite. Or avec la politique moderne, et tout particulièrement avec le libéralisme, les choses vont changer du tout au tout. Les guerres de religion qui ont dévasté l’Europe du XVIe et du XVIIe siècles ont, en effet, été si cruelles, si meurtrières et si démoralisantes que les élites intellectuelles du temps en sont venues à désespérer des possibilités mêmes de la vie en commun et à penser que l’homme, loin d’être un «animal politique» comme le croyait Aristote, était au contraire un véritable loup pour ses semblables, selon la formule que Hobbes allait rendre populaire. La nécessité de poser la question politique sur de nouvelles bases est donc née, en grande partie, de ce traumatisme originel. On pourrait, si l’on veut, comparer cette révolution philosophique avec ce qui se passe de nos jours lors des élections. On voit bien, en effet, que les classes populaires — quand elles votent encore — ne portent plus guère leurs suffrages sur le candidat qui pourra les conduire vers l’avenir radieux. Elles choisissent, en réalité, celui dont le principal mérite est de barrer la route à un candidat supposé encore pire. Toutes proportions gardées, c’est bien ainsi que les modernes, au XVIIe siècle, ont fini par envisager les choses. Leur vision de l’homme est devenue si négative — «l’homme est incapable de vrai et de bien», disait Pascal — que la philosophie politique s’est progressivement réduite à l’art minimal de définir la moins mauvaise société possible. Le mérite des libéraux est simplement d’avoir su tirer toutes les conclusions logiques de cette nouvelle problématique. Pour eux, en effet, la moins mauvaise des sociétés est celle qui a renoncé une fois pour toutes à faire appel à la vertu ou au civisme de ses membres pour s’en remettre uniquement au libre jeu des mécanismes anonymes du Droit et du Marché. On voit donc que, derrière la manière moderne d’envisager la politique, il y a avant tout l’idée profondément pessimiste — et dont la première formulation remonte aux théories luthériennes du péché et de la chute —, selon laquelle l’homme est par nature un être misérable dont la conduite ne connaît que deux ressorts possibles : la vanité et l’amour-propre d’un côté, l’intérêt égoïste de l’autre. Tel est bien, entre autres, le leitmotiv des analyses de La Rochefoucauld et des grands moralistes de cette époque. Il n’est donc pas étonnant que la philosophie moderne se présente toujours comme une philosophie du soupçon et du doute méthodique. Pour un esprit moderne, croire, par exemple, que la générosité, l’honnêteté, l’amitié ou l’amour correspondraient à des vertus réelles, relève nécessairement d’un humanisme naïf et désuet que les «sciences de l’homme» ont démystifié depuis longtemps. Le lien concret entre cette image négative de l’homme et la philosophie politique moderne n’est donc pas très difficile à saisir. Dès que vous acceptez cette anthropologie pessimiste il n’y a, en effet, plus le moindre sens à se demander ce que pourraient être les structures d’une société bonne ou idéale. Un esprit «réaliste» se demandera seulement à quelles conditions une communauté d’individus motivés par leur seul intérêt ou leur seul amour-propre peut avoir la moindre chance de survivre et éventuellement de prospérer. C’est un point sur lequel je tiens vraiment à insister. Il me semble réellement impossible de comprendre les enjeux ultimes de la politique contemporaine si l’on oublie que, derrière l’adhésion intellectuelle au libéralisme et à la modernité, il y a toujours l’acceptation préalable, qu’elle soit consciente ou inconsciente, de cette anthropologie pessimiste et négative ; en d’autres termes, il y a toujours le désir plus ou moins avoué de considérer son voisin comme un pécheur corrompu, comme un être égoïste et calculateur dont un esprit lucide a toutes les raisons de se méfier. Je crois même qu’il faut aller encore plus loin. Je pense que l’inconscient des apologistes de la modernité est fondamentalement structuré par cette vision puritaine de l’homme. Cela me semble particulièrement évident dans le cas des économistes qui incarnent, comme Burke l’avait bien vu, la forme la plus radicale de l’esprit moderne (une telle hypothèse permettrait d’ailleurs d’éclairer d’un jour nouveau les impasses à répétition de cette «révolution sexuelle» dont les modernes sont généralement si fiers). À l’inverse, le simple fait de réintroduire une conception de l’homme plus complexe et plus nuancée — d’admettre, par exemple, qu’il est tout autant capable d’aimer, de donner ou d’aider que de prendre, d’exploiter et de spolier — suffit à changer d’un seul coup tous les paramètres de la philosophie politique dominante. Au passage, il serait intéressant de se demander dans quelle mesure la représentation très sombre de l’être humain qui caractérise la philosophie libérale, n’est pas en partie responsable de la fascination caractéristique des modernes pour le crime et la délinquance et, dans la fiction, pour des personnages comme ceux de Fantômas ou de Hannibal Lecter. On pourrait, du coup, relire sous un autre angle l’œuvre de Michel Foucault, notamment la question des liens qui unissent son livre-clé sur Pierre Rivière au développement ultérieur de ses idées libertariennes. Quant à moi, à la lumière de mes rencontres et de mes propres expériences, j’aurais évidemment tendance à penser qu’une telle vision de l’âme humaine est profondément réductrice. Je me dis même parfois qu’elle relève, chez beaucoup de partisans de la modernité, d’un pur et simple phénomène de projection, au sens psychanalytique du terme. Mais sans doute est-ce moi qui ai été trop naïf en ne me méfiant pas suffisamment de mes voisins et de mes amis !
Existe-t-il une différence entre l’idée de départ de votre livre et ce qu’il est devenu ? Les notes, par exemple, semblent ouvrir sur d’autres développements.
On ne peut pas se lancer dans l’écriture d’un essai philosophique sans disposer à l’avance d’un fil conducteur précis, c’est-à-dire sans avoir défini les moments les plus importants de l’intrigue conceptuelle. Je sais donc toujours d’où je pars et à peu près où je vais. Mais l’écriture est aussi une aventure et une création ; c’est pourquoi j’éprouve un besoin permanent de prendre appui sur le système des scolies et des notes. C’est ce qui me permet de pouvoir échapper à tout moment aux contraintes du programme initial.
Ce système semble remplacer la fiction chez vous ; il vous permet, en tout cas, de passer d’un sujet à un autre, le tout étant lié. De ce point de vue-là, votre écriture est très particulière.
Mon modèle originel, c’est l’Éthique de Spinoza, dont la construction, comme on le sait, est double : d’une part, une scène officielle où les propositions s’enchaînent de façon impeccable, et, de l’autre, en coulisse, des «scolies» qui partent apparemment dans tous les sens mais qui finissent par dessiner un second texte beaucoup plus polémique et subversif. Mais cette manière ramifiée d’écrire tient également à ma conception dialectique de l’histoire, pour reprendre un mot tombé dans l’oubli. Un esprit dialectique est, en effet, toujours travaillé par le désir de tout dire à la fois. Pour lui, par définition, chaque moment singulier d’un processus ne prend son sens définitif qu’une fois la logique de ce processus exposée dans sa totalité. C’est ce que Marx voulait dire lorsqu’il écrivait que l’anatomie de l’homme était la clé de l’anatomie du singe. Or comme tout dire à la fois est impossible dans le cadre d’une écriture linéaire (du moins quand on ne s’appelle pas Hegel ou Marx), j’ai fini par choisir cette forme d’exposition arborescente qu’on peut effectivement rapprocher de certaines techniques littéraires. Encore que j’aurais plutôt tendance, personnellement, à y voir une structure musicale. Lorsque j’écris, en effet, j’ai toujours en tête un rythme à la Charlie Parker ou à la Coltrane ; quelque chose comme une composition à la fois simple et chaotique, progressive et répétitive, avec ses lenteurs et ses accélérations. Naturellement, ce que je décris ici est un processus en grande partie fantasmé ; il m’échappe dès l’instant où je me mets au travail. Loin de moi, donc, l’idée que je maîtriserais le processus d’écriture de A à Z. Je pense, du reste, qu’il s’agit d’un phénomène propre à toutes les activités où entre en jeu une certaine créativité. J’imagine volontiers que, dans la mise en scène cinématographique ou dans l’écriture romanesque, on retrouve ces deux dimensions corrélées en permanence. D’un côté, une ligne directrice à peu près maîtrisée et, de l’autre, serpentant autour de cette ligne, tout ce qui est dû à la mise en œuvre elle-même, et dont l’auteur n’est bien souvent qu’un simple témoin. De toute façon, ces théorisations n’ont pas beaucoup d’importance : le fait est que je suis incapable d’écrire autrement.
Mais concrètement comment écrivez-vous ? Dans quel ordre ? Les chapitres d’abord et les notes ensuite ?
J’appartiens à cette catégorie de névrosés pour qui écrire c’est d’abord raturer. J’essaye par conséquent de travailler chapitre par chapitre, en procédant chaque fois selon la méthode des cercles concentriques. Au départ, il y a ainsi un simple brouillon, toujours écrit à la main, qui contient les quelques idées dont j’ai fini par devenir à peu près sûr. À partir de là, l’ordinateur entre en jeu et le supplice commence. Je n’arrête plus de développer le brouillon originel par vagues successives jusqu’au moment où la pâte théorique prend progressivement forme et où je finis par obtenir quelque chose qui se rapproche suffisamment de la cohérence recherchée. Pour peu qu’on ait, comme disait Orwell, «le goût des mots précis», c’est un travail éprouvant dont pendant très longtemps on se demande s’il a un sens et s’il pourra vraiment aboutir. À la fin, le résultat est forcément très différent du texte de départ. Quand le chapitre sur lequel je travaillais semble terminé (ce qui est généralement une illusion), j’attaque le suivant, toujours selon le même mode de construction en spirale. Et ainsi de suite. Si vous ajoutez qu’il y a naturellement des moments où il faut tout reprendre à zéro, parce qu’un problème théorique est apparu entre-temps, vous comprendrez pourquoi je pense qu’il faut vraiment avoir de sérieuses dispositions chrétiennes pour se lancer dans l’écriture d’un livre. Le problème, c’est qu’elles me font globalement défaut (ce dont je ne tire, d’ailleurs, aucune fierté particulière). Mais peut-être qu’un psychanalyste aurait un point de vue différent.
Vous aimeriez écrire un livre de fiction ?
Comme beaucoup de philosophes, j’éprouve un profond complexe d’infériorité à l’égard des romanciers et des artistes (du moins quand ce sont de véritables artistes, mais c’est là un autre problème). J’ai tendance à penser, avec Nietzsche, que seul l’art peut rendre compte de l’essentiel. Savoir décrire, comme Joyce, vingt-quatre heures de la vie d’un homme, voilà ce dont aucun philosophe (sauf, peut-être Hegel) ne m’a jamais paru capable. Je suis sincèrement convaincu qu’il est beaucoup plus difficile d’écrire À la recherche du temps perdu (ou même L’île au trésor) que la Critique de la Raison pure. Bon, en même temps je sais bien que l’herbe est toujours plus verte à côté. Je connais ainsi des romanciers, comme mon génial ami Alain Monnier [Le dernier ouvrage en date d’Alain Monnier — Rivesaltes, un camp en France — a paru, cette année, dans la collection «Terre de mémoire» de La Louve Éditions, éditeur lotois sis à Flaujac-Poujols], qui me tiennent régulièrement le discours inverse. Je conclurai donc de façon œcuménique en disant que la solution idéale serait évidemment de pouvoir comprendre intellectuellement l’univers où nous vivons et d’être simultanément capable, selon la formule de Hegel, de «donner une forme sensible à la présence de l’Idée». Mais tout le monde n’est pas Diderot ou Orwell.
Un peu ce que Nietzsche a fait dans Zarathoustra…
Oui, encore que je ne sois pas sûr que Nietzsche aurait écrit de bons romans ! Quoi qu’il en soit, il m’apparaît, encore une fois, évident qu’il y a plus de vie philosophique dans un roman de Flaubert, de Stevenson ou de Virginia Woolf que dans la Théodicée ou dans le Cours de philosophie positive. Marx disait d’ailleurs que le véritable Capital avait déjà été écrit par Balzac. On est donc bien d’accord : tant qu’à écrire, autant écrire une œuvre de fiction. Mais, par bonheur, aucun de mes amis ne m’y a encore forcé.
Revenons-en à votre Empire du moindre mal. Une question de définition d’abord : quelle différence existe-t-il entre libéralisme et capitalisme ? Autrement dit, ce qu’on appelle libéralisme aujourd’hui ne serait-ce pas ce qu’on nommait capitalisme hier ?
Il est assez symptomatique que le mot «capitalisme» ait quasiment disparu du vocabulaire politique contemporain au moment même où la gauche commençait à se réconcilier avec la chose. Cela dit, cette disparition n’a pas forcément que des mauvais côtés. Avec le mot «capitalisme» le risque était qu’on réduise, en effet, la civilisation moderne à sa seule dimension économique. La question terminologique est donc, au fond, assez secondaire. L’essentiel c’est de voir que c’est précisément cette réduction du capitalisme — ou, si vous préférez, du libéralisme — à un simple mode d’organisation de l’économie qui explique la plupart des mésaventures de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines. Celles-ci, en effet, sont devenues globalement incapables de comprendre que le système capitaliste développé s’effondrerait d’un seul coup si les individus n’intériorisaient pas en masse, et à chaque instant, l’imaginaire de la croissance illimitée, du progrès technologique et de la consommation comme manière de vivre et fondement de l’image de soi. En dehors de quelques mouvements encore marginaux — comme ceux, par exemple, des «objecteurs de croissance», des «résistants à l’agression publicitaire», des défenseurs de l’agriculture paysanne ou des «antijournalistes» du Plan B —, on aurait effectivement le plus grand mal à trouver dans les combats de la gauche actuelle la moindre trace d’une remise en question un peu sérieuse de ce que Debord avait appelé naguère la «société du spectacle».
Ce silence philosophique est tout à fait étonnant. Dans les années 50 et 60 (tant aux États-Unis qu’en France), l’idée qu’il était devenu impossible de critiquer les nouveaux modes de fonctionnement du capitalisme sans mettre en question la «société de masse» et les nouvelles formes de la vie quotidienne, était au centre de toutes les analyses radicales. C’est pourquoi, dans ces analyses, la théorie de l’aliénation occupait une telle place, comme on pourra s’en convaincre en relisant les ouvrages de l’époque, aussi bien ceux de la sociologie américaine de gauche (de David Riesman à Vance Packard) que ceux de l’École de Francfort, de Jacques Ellul, d’Henri Lefebvre, d’Ivan Illitch, d’Herbert Marcuse ou encore de l’Internationale situationniste. Or qu’en est-il aujourd’hui ? À lire les programmes de la gauche et de l’extrême gauche françaises, on en retire, au contraire, l’impression curieuse qu’une société socialiste (quand d’aventure le mot est encore employé) ce n’est fondamentalement rien d’autre que la continuation paisible du mode de vie actuel, tempéré, d’un côté, par une répartition plus équitable des «fruits de la croissance» et, de l’autre, par un combat incessant contre toutes les formes de discriminations et d’exclusions — que celles-ci, d’ailleurs, soient réelles ou fantasmées. Avec, naturellement, en prime, juste ce qu’il faut de «démocratie participative» pour permettre aux individus (on ne dit plus au «peuple») de se donner plus facilement des maîtres de gauche. Entendons-nous bien ; je ne nie évidemment pas la légitimité d’une politique de redistribution favorable aux classes populaires, ni le caractère révoltant des formes de paupérisation et de précarisation qui se développent de nos jours. Mais une telle politique — qui n’est que la simple traduction des exigences syndicales les plus élémentaires — n’offre par elle-même aucun moyen de dépasser le cadre du système capitaliste. Comme le disait Rosa Luxemburg, «l’important, ce n’est pas que les esclaves soient mieux nourris ; c’est qu’il n’y ait plus d’esclaves». Or, comme je l’ai dit, aucune déconstruction cohérente du système libéral ne peut être envisagée si on ne commence pas par remettre en question l’imaginaire de la croissance et de la consommation illimitées, ainsi que les formes de conscience aliénée qui correspondent à cet imaginaire. L’un des gourous de la propagande publicitaire contemporaine, Bruno Walther, se vantait récemment d’avoir été — je cite ses formules — l’un des «évangélisateurs de la société de consommation», d’avoir contribué à «transformer le prolétaire en consommateur» et d’avoir «inventé et diffusé la culture du “je consomme donc je suis”». C’est pour cela, se plaignait-il, «que nous sommes aujourd’hui si durement attaqués». Le moins qu’on puisse dire c’est que ces attaques ne viennent certainement pas de la gauche ou de l’extrême gauche françaises. Celles-ci, au contraire, semblent avoir définitivement intégré l’idée que la solution de tous les problèmes politiques actuels dépendait en dernière instance du progrès technologique et de notre capacité économique à produire n’importe quoi pourvu que ce n’importe quoi trouve des acheteurs et crée des emplois. Cette nouvelle façon d’envisager les choses implique naturellement que l’on mette définitivement de côté toute réflexion morale et philosophique sur le sens et la valeur de nos manières de vivre — en dehors de quelques banalités consensuelles sur l’écologie et la nécessité de «protéger la planète». Il devrait pourtant sauter aux yeux qu’un tel renoncement à s’interroger sur les conditions politiques et philosophiques d’une existence désaliénée devient, du coup, très difficile à distinguer du vieil idéal libéral de «neutralité axiologique». Le commerce international peut ici nous servir d’exemple. Chacun sait bien, en effet, qu’à partir du moment où il apparaît économiquement rentable d’investir dans telle ou telle dictature du tiers monde, les hommes d’affaire libéraux et leurs politiciens s’empressent de jeter immédiatement aux orties les belles proclamations humanistes dont ils ont l’habitude de décorer leurs mensonges électoraux. Mais on ne voit pas au nom de quoi les partisans de gauche de la croissance (même rebaptisée «développement durable») pourraient désormais se comporter autrement. Quand, par exemple, dans le but de protéger nos investissements capitalistes en Chine, Mitterrand refuse de recevoir officiellement le dalaï-lama, ou quand Yahoo, pour des raisons similaires, va jusqu’à remettre à la police politique chinoise une liste d’internautes dissidents, il est tout à fait possible qu’un «socialiste libéral» (bel oxymore !) éprouve encore, en tant qu’individu privé, un certain malaise moral. Mais au fond de lui-même, il a déjà admis, comme le premier Attali venu, que la dure loi de l’économie globale est nécessairement business is business ; et que, par conséquent, ces entorses à la décence la plus élémentaire constituent le prix à payer pour gagner les quelques points de croissance supplémentaires dont il attend le salut et la rédemption du genre humain. Les évolutions politiques des trente dernières années sont donc tout sauf illogiques. En renonçant une fois pour toutes à critiquer la culture capitaliste contemporaine, culture qu’elle assimile d’ailleurs spontanément à l’évolution inéluctable des mœurs, la nouvelle gauche devait tôt ou tard se résoudre à accepter l’idée libérale selon laquelle la croissance économique est un phénomène naturel et philosophiquement neutre, la politique ne commençant, dans le meilleur des cas, qu’avec le problème du «pouvoir d’achat» et de la répartition des «fruits» de cette croissance. Ce qui était déjà, au XIXe siècle, la position du libéral Stuart Mill.