Lettre de Guy Debord à Annie Le Brun, 4 octobre 1989
Paris, 4 octobre 1989
Chère Annie Le Brun,
Je suis heureux de savoir que mon histoire véritable vous plaît. Les poètes sont les seuls bons critiques, on l’a toujours vérifié. Et pour ma part je peux vous assurer que, ravi du premier, je m’abstiendrai d’en considérer, après vous, un seul autre.
C’est justement parce que tous les résultats sont plus loin que jamais de ce que nous avons voulu, que l’heure me semblait venue d’aller un peu plus loin dans l’aveu cynique et l’injure, mais adaptés aux nouvelles conditions. On sait maintenant ce qui peut vexer le plus vivement les autorités contemporaines : non seulement la vérité, mais encore la manière dont on saura la dire. La forme a donc été cette fois tout spécialement choisie pour obtenir une telle démoralisation.
Je ne sais si vous connaissez l’enchaînement d’impostures qui a mené à l’extravagante récupération étatique dont je vous envoie l’image — passée, peut-on croire, assez inaperçue ? Pourtant la malheureuse prétention, dans ce cas, résumait à merveille l’esprit du temps, c’est-à-dire l’assurance simulée qui ne doute de rien, et l’ignorance imbécile qui sera dupe de tout. Leurs grandes satisfactions se verront encore troublées, je le crois et je l’espère, par «les invités du comte de Lautréamont».
Amicalement,
Guy
«(…) Déjà en 1986, des plaisantins ont prétendu avoir retrouvé, dans les archives d’une famille béarnaise, la véritable photographie, jusqu’alors perdue, de Lautréamont. Ils l’ont fait paraître comme illustration pour les billets d’une tranche de la Loterie nationale, et ont pensé ainsi authentifier bien assez l’imposture. Les naïfs vont trouver discutable cet insolite hommage au poète ; ne discuteront donc pas l’insignifiante photographie, qui bien sûr n’aura été elle-même prouvée par rien. Tous ces exemples sont des applications “culturelles” d’une théorie de Goebbels qui établissait qu’un mensonge, incroyable au premier regard, va passer d’autant mieux que son extravagance paraîtra plus incompatible avec son parrainage par des autorités officielles respectables.»
Guy Debord, «Cette mauvaise réputation…»