La guerre probable
La réintégration de la France dans le commandement suprême de l’OTAN est la vitrine médiatique d’un processus, bien entamé depuis l’élection de Sarkozy, qui nous prépare à la guerre probable. Celle qui, après l’Afghanistan ou l’Irak, a vocation à se livrer partout, en Palestine comme dans les métropoles européennes. Celle qui confond opération militaire et opération de police. Ce sont les drones dans les banlieues, les hommes armés de fusils mitrailleurs dans les gares et les militaires délaissant l’uniforme pour lui préférer la tenue civile. La place nouvelle de la France dans ce processus la met ouvertement au service d’une politique mondiale de contre-insurrection.
Car l’OTAN n’est pas uniquement cette alliance militaire de divers pays visant à une protection mutuelle, elle est davantage une entente sur le déroulement général des situations à venir. Tous les États, affiliés ou non à l’OTAN, contiennent des territoires dont il s’agit constamment de démanteler les barrières résistant au contrôle impérial. Après quoi, ceux-ci sont remplacés par un long assemblage de dispositifs locaux, une continuité intensive des flux qui forment le tissu de la gestion post-moderne.
Dès sa fondation en 1949, l’OTAN, pour parer aux menaces de la situation politique de l’après Libération, met sur pied une série d’armes secrètes, des réseaux appelés «Stay-Behind», ayant pour but de lutter contre les tendances subversives. Des caches d’armes et d’explosifs sont donc confectionnées, des entraînements à la guérilla et aux sabotages sont organisées et des financements occultes versés. L’opposition entre l’Alliance atlantique et le pacte de Varsovie était finalement plus spectaculaire que politique. En effet, cette guerre de blocs dissimulait une volonté commune de détruire les formes singulières de communisme hors contrôle. Ces vies irréductibles empruntant bien souvent les chemins de la guérilla. Dans la désignation courante de l’ennemi «communiste» ou «impérialiste» s’opérait un contrôle hégémonique de la guerre. La bipolarité froide masquait le fait que celle-ci continuait sur de tous autres plans, contre de toutes autres cibles, y compris par l’interdiction de la guerre. De nos jours, il n’est plus possible de distinguer guerre et paix, parce que la pacification de tout être est ce en vertu de quoi on mène la guerre. En Italie, le gouvernement ordonne à l’armée de participer à la lutte contre la criminalité en déployant 3000 soldats dans les rues des grandes villes et en envisageant de porter ce chiffre à 30.000. Guerre, opération de maintien de la paix, contre-insurrection, autant de termes qui recouvrent désormais la même réalité. Car la vieille promesse de la civilisation n’enchante plus personne : camps de concentration, prisons, torture systématique, assassinats ciblés et arbitraires ; pour contenir les mécontents, les procédures d’exception n’ont finalement jamais cessé d’être utilisées. Pour nourrir le maintien de l’ordre, il n’y a pas que les «coupables», que les partisans, qui se font bouffer, mais bien tout le monde. «L’enjeu de la contre-insurrection actuelle est le contrôle de la population», nous enseignent les officiers français d’aujourd’hui. Les opérations ne s’arrêtent pas aux actions militaires (Panama-1989, Somalie-1992, Haïti-1994, Bosnie-1995, Kosovo-1999, Afghanistan-2001, Irak-2003), la contre-insurrection est sans fin. Elle instaure partout le capitalisme comme rapport social, s’établit comme domination en soi, incarnant en cela la machine de guerre d’une politique nihiliste. Le sens y étant là, se rendant présent chaque fois comme une absence de sens, le sens qui y a vaincu tous les autres. Une guerre métaphysique qui ne dit pas son nom.
L’OTAN se doit de composer, dans des dissidences salvatrices, avec les autres forces qui composent l’ordre mondial. Il n’y a pas plus abject, dans ce collaborationnisme digne de toutes les atrocités de guerre, que la place qu’occupent tous ceux qui s’opposent à lui en mettant la casquette de l’humanitaire, du moraliste ou du philosophe. De cette civilisation plus que vacillante, les pédagogues sauvent les dernières ruines, nourrissant de ce fait l’hydre aux mille visages qui a toujours faim d’avoir soif et soif d’avoir faim.
La communication et la psychologie sont devenues des moyens majeurs à maîtriser pour mener cette nouvelle forme de guerre. Avant l’arrestation de Jean-Michel C. (suspecté un temps d’être l’auteur de lettres de menaces à balles réelles), les journalistes sont en position, les images précèdent désormais la mise en examen. Les pouvoirs publics célèbrent leur victoire avant la disculpation judiciaire. Ce genre d’opération, en devenant banale, diffuse dans chaque situation une série d’affects comme autant d’avertissements participant au maintien de l’ordre. Les actions militaires sont, de la même manière, «une façon de parler», comme le disait récemment un général. Depuis les campagnes d’Indochine, «l’action psychologique» est intégrée au jargon militaire. Ces opérations politiques diffuses, visant à orienter les comportements, recoupent l’OTAN comme stratégie. Les opérations de guerre à l’intérieur des populations, dans les villes en particulier, sont accompagnées d’une action psychologique menée en profondeur, destinée surtout à faire comprendre la nécessité des mesures prises, et suivies d’une large action sociale pour apporter aux populations l’aide matérielle et morale nécessaire pour leur permettre, après les opérations, de reprendre rapidement une activité normale. En investissant le champ de «l’humanitaire», en construisant les territoires et les «communautés» du post-conflit, l’Empire reconstruit un tissu qui lui est favorable et assure sa présence durablement. Conjurer ce qui peut émerger des ruines, tel est son souci permanent. Il ne fait pas autre chose, quand il est déchiré par un tsunami, une tempête ou un cyclone. Il n’y a pas de différence de nature entre la stratégie de l’OTAN et les stratégies de contre-insurrection développées le siècle dernier par des penseurs militaires. Un de ceux-ci, David Galula, expliquait le paradoxe de la guerre contre-insurrectionnelle en disant préférer «une ronéo à une mitrailleuse, un médecin militaire qualifié en pédiatrie à un spécialiste des mortiers, du ciment à du barbelé et des employés de bureau à des fantassins». Tout autant que la peur, on produit le sentiment de sécurité, les deux pôles de l’assentiment général qui vient garantir le sommeil universel. C’est-à-dire que l’on bâtit sur les décombres de communautés indigènes ce qui les nie plus profondément encore. La domination a progressé au point où l’on ne peut plus distinguer ce qu’elle détruit de ce qu’elle construit. À certains moments opportuns, les militaires construisent des écoles et des hôpitaux, ravitaillent les populations, financent des programmes de télé, permettent l’accès Internet ; à d’autres les mêmes attaquent les «civils», perpétuent des attentats, assassinent et emprisonnent en masse.
L’insurrection est le plus grand péril pour le parti de l’ordre. Face à l’occupation militaire et à la colonisation impériale intériorisée, le danger pour l’ordre établi viendra davantage des «petites guerres», des guerres de partisans, que des affrontement réguliers facilement écrasables. Un exemple intéressant nous est donné par le général Raoul Salan, chef de l’OAS, incarnation symptomatique du partisan. De ses expériences de commandant d’une armée régulière, de la guerre coloniale, de la guerre civile et du combat des partisans en Indochine et en Algérie, Salan tira une conclusion napoléonienne : «Il faut opérer en partisan partout où il y a des partisans». Le résultat fut qu’il se transforma lui-même en partisan pour finalement s’engager contre son propre commandement en chef et son propre gouvernement.
Partant de désertions intérieures, nous n’opposerons que notre mauvais silence. Parce que le surgissement d’un peuple de l’abîme au contre-sommet de l’OTAN, bien que faisant quelque chose, ne fera rien qui participe de ce spectacle, mais le mettra plutôt collectivement en cause dans son existence même. Sous les maillons serrés de la colonisation planétaire, toute discussion recommence là où s’habite notre propre opposition pratique, notre propre état d’exception. Il n’y a plus d’ennemis qu’intérieurs ; ce ne peut être que la fin d’un ordre, en avançant.
Rebetiko no 1, printemps 2009
Chants de la plèbe.