Numéroter les maisons pour pouvoir localiser et identifier les personnes
Forme de capture administrative du territoire urbain et de ses populations, le numérotage des maisons s’impose dès le XVIIIe siècle. Aujourd’hui banal, il s’agit pourtant à l’origine d’un instrument du contrôle social.
Objet banalisé par plus de deux siècles de pratiques quotidiennes, la numérotation des maisons apparaît en Europe à partir du siècle des Lumières comme un outil administratif et policier. Imposée aux populations par les pouvoirs publics, elle reconfigure durablement les perceptions de l’espace urbain. Grâce au numéro, la localisation des populations ne repose plus sur l’interconnaissance entre voisins ou sur la connaissance intime du territoire, mais sur des coordonnées numériques qui désignent et assignent une place à chacun dans la ville. Instrument d’identification, le numérotage des maisons devient en même temps, à l’instar du passeport, un support de l’identité administrative des personnes.
Contrôler la mobilité
À partir de 1750, les pouvoirs publics élaborent toute une série de dispositifs propres à instaurer une nouvelle transparence urbaine. L’amélioration des voies de circulation assure la fluidité des échanges économiques et en favorise la dynamique. Parallèlement, les villes deviennent un pôle d’attraction de l’immigration rurale et la mobilité économique se fait plus intense. Gages des nouvelles possibilités de mouvement et de circulation, les dispositifs sécuritaires se développent, principalement autour du contrôle des étrangers. Des formes d’identification des personnes apparaissent et se déploient à large échelle, comme les «identités de papier» (certificats militaires ou professionnels) qui attestent de la probité des personnes.
Les «gens sans aveu», ceux dont aucune attestation ne permet l’identification ou la connaissance, sont traqués et chassés hors des villes comme fauteurs de désordre. Sortir de l’ombre les indésirables que masquent la densité et l’anonymat du tissu urbain, débusquer les individus désaffiliés pour les contrôler, rendre connaissables ceux que la proximité vicinale ne permet plus d’identifier : registres de police, certificats, éclairage public et numérotation des maisons sont quelques-unes des techniques de surveillance en plein essor au XVIIIe siècle. Toutes, de près ou de loin, contribuent à l’étatisation du contrôle social.
Un essor général
Madrid (1750), Vienne (1753), Trieste (1754), Londres (1765), Lille (1765), Munich (1770), Copenhague (1771), Paris (1779, 1790), Genève (1782), Milan (1786), Philadelphie (1790), Naples (1792), New York (1793) : la chronologie et la géographie des premiers numérotages systématiques dépassent le cadre politique de l’absolutisme ou du despotisme éclairé. À partir de 1790, la révolution étend le numérotage à la plupart des villes de France. Les guerres révolutionnaires exportent la technique aux villes d’Allemagne, de Suisse et des Pays-Bas. Dans la plupart des cas, l’origine du numérotage est militaire. L’ordre numérique facilite le logement des troupes de guerre de passage dans une ville, tout en y favorisant l’exercice de la police.
Dans les villes de l’Empire des Habsbourg, le recrutement militaire des conscrits s’appuie sur le recensement des maisons. Outil de dénombrement et d’identification, le numérotage est utilisé depuis le début du siècle pour reconnaître les populations juives de Vienne et de Prague. Dans cette ville, dès 1781, alors que le numérotage (en chiffres arabes) s’applique à tous, les chiffres romains désignent les maisons des juifs.
Le rôle de l’État est primordial, mais le marquage numérique rencontre aussi l’intérêt des éditeurs d’almanachs ou d’annuaires, désireux de proposer des «livres d’adresses». Nouvelles formes de lisibilité sociale, bottins, directories, adressbücher se diffusent un peu partout en Europe. C’est à l’initiative d’un éditeur que le premier numérotage parisien de 1779 est inauguré. De même que les finalités du numérotage sont multiples, les systèmes utilisés varient. Avant le triomphe en Europe, au XIXe siècle, d’une numérotation par rues, avec une suite de nombres pairs d’un côté et impairs de l’autre, le XVIIIe siècle connaît aussi la numérotation par quartiers ou par blocs de maisons.
Les voitures numérotées
Le nombre fascine les Lumières. Langage naturel, il est gage d’une nouvelle rationalité politique et la statistique naissante devient un instrument de gouvernement des populations. Le numérotage des maisons s’inscrit dans un contexte plus large d’identification numérique des choses et des hommes. L’utopie policière de Guillauté, un projet de réforme de la police parisienne remis à Louis XV en 1749, est le marqueur exemplaire d’une volonté inédite d’identification. Dans ce projet, il est question de numéroter l’espace urbain (quartiers, maisons, escaliers, portes, voitures) et d’y inscrire les coordonnées utiles au repérage et au fichage des individus.
Encore tâtonnantes au XVIIIe siècle, les techniques d’identification par le nombre commencent cependant à s’imposer, non seulement pour les maisons, mais aussi pour les voitures. En 1734, une ordonnance royale en France rend obligatoire le numérotage des voitures hippomobiles. Alors que le XVIIIe siècle invente la vitesse, il en découvre les accidents. Le numérotage et l’enregistrement centralisé des carrosses et chevaux attelés commencent à Genève en 1761 à l’initiative des magistrats de police qui souhaitent reconnaître les cochers et réprimer les infractions aux règles de la circulation urbaine.
Au service d’une nouvelle gestion de l’espace urbain, le numérotage des maisons est une technique de reconnaissance du territoire qui est suffisamment labile — et peu coûteuse — pour susciter une large adhésion. La transparence urbaine qu’il promet fédère des attentes aussi variées que celles des militaires, des autorités policières, du fisc, des éditeurs, des citadins. Avec l’ordre numérique, la localisation des amis, connaissances, personnes célèbres, mais aussi délinquants et criminels présumés devient plus aisée, même pour ceux qui ne connaissent pas intimement les entrailles urbaines.
Les attentes ou les nouveaux besoins que comble le numérotage sont très divers, mais c’est précisément la labilité du dispositif qui lui permet d’absorber tous les espoirs et toutes les formes d’investissement. Dépourvu de raffinement technique et mobilisable à moindre coût, il s’insinue parmi les technologies de pouvoir les plus efficaces qu’ait produit le XVIIIe siècle, comme d’autres, anodines, que le monde moderne continue à produire.
Aujourd’hui naturalisée, la numérotation des maisons n’est plus perçue comme un dispositif de contrôle et son archaïsme est évident face au développement des techniques contemporaines de la «surveillance globale». Saurons-nous, en tant que citoyens, domestiquer et désamorcer le potentiel liberticide au cœur des nouveaux instruments de contrôle ?
Quand la ville de Calvin découvre le numérotage
En octobre 1782, alors que des troupes étrangères stationnent à Genève pour restaurer l’oligarchie conservatrice écartée du pouvoir quelques mois plus tôt, le numérotage des maisons est introduit dans la ville de Calvin. La mesure est inédite et l’initiative en revient au général des troupes françaises. Appliqué avec zèle par les autorités genevoises, ce premier numérotage urbain (qui sera en usage jusqu’au milieu du XIXe siècle) suit les prescriptions des ordonnances militaires françaises. Aux yeux des magistrats genevois, la nouvelle signalétique urbaine doit faciliter «l’exercice ordinaire de la police», tout en procurant quelque commodité «aux particuliers». À l’été 1783, le numérotage est étendu aux maisons de la campagne genevoise. Pour être efficace, le numérotage est précédé par l’inscription des noms des rues sur les façades des bâtiments, chose alors inédite à Genève. Peints contre les murs des maisons (chiffre noir dans un carré blanc), les numéros sont inscrits dans l’ordre naturel en suivant les contours des quartiers. Le quartier de la Maison de ville est numéroté de 1 à 277, celui de Saint-Gervais jusqu’à 257, celui de Rive arrive à 188 et le quartier du Bourg-de-Four va de 1 à 295.
En 1782, la résistance au numérotage est immédiate et de grande ampleur. En quelques jours, malgré le renforcement de la traque nocturne contre les saboteurs, plus d’une centaine de numéros sont effacés, principalement dans les rues basses et dans le quartier de Saint-Gervais. Les autorités pensent avoir affaire à une manœuvre concertée, à un complot, mais les enquêtes policières ne permettent d’appréhender que quelques suiveurs. Interrogés par la justice, locataires ou propriétaires des maisons disent avoir agi spontanément, sachant que d’autres numéros avaient été effacés ailleurs en ville. Les gestes des contestataires ne sont pas réductibles à un mobile politique précis. Ils sont le produit d’une crise de l’autorité légitime, le numérotage étant demandé par des militaires étrangers, mais appliqué par des magistrats genevois. L’effacement relève aussi d’une réaction indignée pour ce qui apparaît comme une nouvelle forme de contrôle. Jugée pour avoir effacé un numéro, une femme se plaint avec aplomb du nom de rue qui vient d’être inscrit sur sa maison. Si les autorités y ajoutent un numéro, renchérit-elle, il lui «semblera être dans une inquisition». Le numérotage est aussi mal perçu car il porte atteinte à la dignité des personnes en faisant peser le soupçon policier sur tous.
Marco Cicchini - Le Courrier, 19 mai 2009
Quotidien suisse et indépendant.