Où est passé le réel ?
Déjà cinq semaines de mouvement étudiant. On pense immédiatement lassitude, AG, manifs ennuyeuses, prises de têtes et prises de becs. Mais qui vit le mouvement vit le moment. Mot clé de la grève : VIVRE.
On est ensemble. On mange ensemble, on dort ensemble. On prend des risques ensemble. Coprésence des corps qui ne s’évitent plus, qui se cherchent. On est heureux. Ou du moins on commence à l’être. Ne plus se quitter, pactiser, comprendre qu’on a un bout de chemin à faire ensemble. On a eu du mal à se quitter hier soir à l’occupation. On se lève tôt parce qu’on à hâte de se retrouver, de monter des barricades et de s’installer dessus, de s’embrouiller avec des connards qui glorifient cette vie individualisée que l’on déteste et qui s’attachent à pourrir ce que l’on met en place.
En toutes circonstances, partir de la situation présente. De la fac. De ce gigantesque espace où notre anonymat nous est assuré lorsqu’on fournit la preuve de son identité, quand chacun montre (par son attitude, sa carte CUMUL, sa présence aux cours, etc.) qu’il est étudiant, et rien que ça. Aussi bien, occuper la fac c’est rompre de manière pratique avec le mode d’existence qu’elle induit : celui du passager, de l’utilisateur responsable. «Peut-on vraiment voir dans les tags “Brûle ta fac”, “Brûle ton amphi”, “À mort les profs” des marques de solidarité à l’égard du mouvement en cours, des mots d’ordre conformes aux aspirations […] des étudiants actuellement mobilisés, des projets pour l’Université et pour les sciences sociales ?» se demandait benoîtement Olivier Christin, cette andouille de bourdieusien, lors de la première occupation nocturne des locaux. Hahaha.
On a peur du retour vers le réel, vers ce qu’on appelle un peu vite «la vie réelle». Celle où on a des soucis de fric, administratifs, universitaires, de couple. Celle où on est désespérément seul face à eux. Celle où on a l’impression d’être heureux dans ces fêtes insipides qui nous laissent le cœur vide et la gueule de bois. Cette vie où le plaisir n’est qu’éphémère et superficiel. Où l’on travaille à être heureux. Inconsistance et insouciance de la vie étudiante.
Alors là maintenant, assis au soleil ensemble, on se demande c’est quoi le réel.
Le réel c’est là, ici et maintenant. C’est ce temps dégagé des contraintes universitaires, ce moment où l’on se retrouve entre ennemis de la normalité ; où l’on se rend compte que le réel, c’est en réalité notre volonté de persévérer dans ces moments, envers et contre tout. De ne plus jouer le jeu étudiant, d’être en guerre avec l’existant. On nous traitera de «fous», de «délirants», d’«hystériques» ; mais dans la France sarkozyste, c’est la bonne santé mentale qui est aberrante.
Le réel, c’est cette vie, notre vie, celle que l’on a choisie, ou que l’on s’apprête à choisir en connaissance de cause — pas celle qui nous est chaque jour imposée. Cette vie a certainement à voir avec le communisme, avec une certaine idée de ce qu’est le bonheur, et le malheur. Le communisme, donc, comme puissance politique à même de déformer le réel et de le reconfigurer selon nos envies. Une sorte d’expérimentation collective entre déserteurs qui commencerait par se poser sérieusement la question du comment vivre ensemble, comment habiter le monde ; une expérimentation qui se rendrait sans doute compte que vivre en bande constitue l’unique option viable pour ceux qui veulent se donner les moyens d’échapper au règne écrasant de la marchandise et du travail, et à leur corollaire : l’existence individuelle.
Alors chassons le retour à la normale et restons dans le réel.
Les incivils
Tract issu de l’occupation de Lyon II, courriel du 30 mars 2009.