La bonne mémoire de Jann-Marc Rouillan
Alors que Jann-Marc Rouillan est toujours hospitalisé, les éditions Agone viennent de publier De Mémoire (2). Un ouvrage indispensable pour qui veut comprendre le cheminement de l’ancien militant d’Action directe.
Commencé durant l’automne 2005 à la Maison centrale de Lannemezan, poursuivi en 2008 dans les bureaux des éditions Agone où il était employé dans le cadre de sa semi-liberté et terminé, pour les raisons que l’on sait, au Centre de détention des Baumettes pendant l’hiver 2009, le dernier livre de Jann-Marc Rouillan est la suite directe et logique du précédent De Mémoire (1).
Après une fin d’adolescence tumultueuse, le jeune toulousain va être confronté à une réalité brutale. Celle de l’Espagne franquiste des années soixante-dix. De Mémoire (2) nous emmène à Barcelone en 1973. Propagandistes révolutionnaires maniant aussi bien la critique des armes que les armes de la critique, les guérilleros urbains du Mouvement ibérique de libération (MIL) naviguaient entre expropriations de banques et publications de brochures parfumées à la nitroglycérine. Avec un humour un peu potache, «ceux de Toulouse» ont appelé leur revue illégale CIA, pour Conspiration internationale anarchiste. Articles politiques et dessins détournés de Gotlib circulaient des deux côtés de la frontière.
Le MIL était une organisation armée créée en janvier 1971 par des groupes radicaux marxistes révolutionnaires barcelonais et des libertaires toulousains. À ce stade, pour les jeunes générations et pour les amnésiques, il n’est pas inutile de faire un point sur la situation d’alors. La répression et la torture frappaient les militants de gauche à travers le monde, notamment au Chili, en Argentine, en Bolivie… «Partout sur le continent sud-américain, les militaires fusillent les syndicalistes et assassinent les opposants communistes, rappelle Rouillan. Les récits de massacres alimentent les bulletins clandestins et les feuilles ronéotypées qu’on transporte sous nos blousons.» Quant à l’Espagne…
À 21 ans, Jean-Marc Rouillan, alias Sebas, alias Negrito, forme avec une poignée de militant-e-s le noyau d’une organisation traquée par les polices espagnole et française. Dans la bande, il y a un jeune catalan qui aurait pu concourir pour le prix de «gendre idéal», Salvador Puig Antich, le Medge. Au guidon d’une énorme moto trouvée dans un surplus de la Wehrmacht, cigare au bec, Puig avait des faux airs de Jean-Paul Belmondo dans L’Homme de Rio lors de sa première rencontre avec Rouillan. La différence avec le cinéma, c’est que les armes n’étaient pas chargées à blanc. «Le MIL se parfume à la poudre noire.»
Sebas et ses amis insoumis sont toujours bardés d’armes. Le 9 mm est à portée de main dès le petit-déjeuner. Les mitraillettes sont toujours prêtes. La nuit, une grenade dégoupillée est posée dans un verre derrière la porte d’entrée pour accueillir d’éventuels intrus. Le groupe a adopté les règles de la clandestinité : ne pas boire d’alcool, ne pas sortir la nuit, ne pas se coucher tard, éviter de frôler les inconnus pour ne pas qu’ils sentent la présence d’armes à feu sous les habits, conduire avec les vitres ouvertes pour mieux viser et éviter les projections de verre en cas de fusillade, cloisonnement, messages codés. «L’usage de la torture dans les commissariats et les casernes impose de camoufler les noms, les adresses, les contacts, les lieux de rendez-vous…»
Dans les moments calmes, en écoutant les Moody Blues ou Brigitte Fontaine, les jeunes de la «bande des Sten» lisent Jean Genet, Max Stirner, Wilhelm Reich, les mémoires de Nestor Makhno… ou une biographie de Francisco Sabate, el Quico. Sabate le «bandolero», militant de la CNT-FAI, ne déposa pas les armes en 1939. Avec son groupe, il continua la lutte armée contre Franco jusqu’au 5 janvier 1960 date où, à 45 ans, il tomba sous les balles de la garde civile espagnole.
Quico Sabate n’était pas «el ultimo guerrillero». Nourri par les récits des vieux illégalistes anarchos de la CNT, de la FAI, de la FIJL ou par ceux des vétérans des maquis communistes réfugiés à Toulouse, Rouillan marchait dans les pas des anciens activistes espagnols. «Le MIL brûle d’une flamme révolutionnaire ancienne…» Le souvenir des maquisards ne le quitte jamais. «On perpétue une promesse, celle du retour, qui fut scellée le poing dressé par des files de vaincus sur la frontière en février 1939», déclare Jann-Marc Rouillan. Par fidélité, par envie d’appartenir à la même épopée, les armes sont celles qu’utilisaient les anarchistes dans les tranchées d’Aragon, sur les barricades devant l’hôtel Colon et du central téléphonique de Barcelone. En déballant des armes enveloppées dans des journaux des années 50, les guérilleros ont également des pensées pour les amis de Quico qui ont mis à l’abri un joli stock. Les fils de la Retirada voulaient que l’histoire se perpétue et les perpétue.
L’écriture de Rouillan fredonne une musique méditerranéenne où cris et rires se mêlent. Des épisodes sont dignes des Pieds Nickelés. Comme l’explosion d’un WC dans une cache. Informés par de vieux espagnols qui eux-mêmes tenaient le tuyau de résistants qui terminaient leur carrière au commissariat central de Toulouse, Rouillan et ses amis apprirent qu’une de leurs bases allait être investie par les condés le lendemain. Selon les principes de la terre brûlée, les militants incinérèrent à pleines brassées des documents compromettants dans les toilettes. Éclatement de la cuvette, geyser et mollet d’un compagnon cisaillé par un éclat de faïence. «Trépasser de l’explosion d’un cacader ! Tu parles d’une gloire…»
Après la farce, le drame. En septembre 1973, la brigade anti-MIL a mis fin à l’épopée. Puig Antich tomba dans une souricière. Grièvement blessé à la mâchoire et à l’épaule, Salvador sera remis sur pied pour passer au supplice du garrote vil le 2 mars 1974. Le guérillero mit dix-huit longues minutes à mourir. Il fut le dernier prisonnier politique garroté du franquisme. Parfois, les amis évoquaient le sort qui les attendait à plus ou moins brève échéance. «Qu’est-ce que tu gueuleras devant le peloton ?» demandait Puig à ses camarades. Lui, il voulait crier : «Vive l’anarchie !» parce que ça sonne plutôt bien.
Pour son engagement armé contre la dictature franquiste, en Espagne et en France, Jann-Marc Rouillan a été condamné à mort par un tribunal militaire en décembre 1973. Par contumace. Il a été amnistié le 14 mars 1977, mais il reste persona non grata à vie sur le territoire espagnol. Pour ses activités au sein d’Action directe, Rouillan a été condamné à vie. Comme nous l’avons récemment signalé sur Le Mague, l’auteur-éditeur semi-libéré depuis décembre 2007 pouvait légitimement compter sur une libération conditionnelle, mais il a été remis au trou le 4 octobre 2008. Depuis le 6 mars dernier, il survit dans l’Unité hospitalière sécurisée interrégionale (UHSI) de l’hôpital nord de Marseille du fait d’un défaut de soins au sein de la prison des Baumettes. «Je ne sortirai pas cette année, ni la prochaine, note Rouillan en conclusion à son livre. Les juges me reprochent la “permanence de ma conviction extrémiste et radicale”.»
En adhérant au NPA, il nous semble que Jean-Marc Rouillan a fait un grand pas vers sa «réinsertion politique». Ce n’est pas suffisant pour la «justice», les politiciens et les médias. Sans aucun fondement juridique, on veut voir Rouillan avancer à genoux sur le chemin des regrets avec une cagoule de pénitent enfoncée dans la gorge. Pour mémoire, disons que les innombrables crimes du très catholique Franco la muerte n’ont jamais été sanctionnés. La vieille charogne fasciste est morte à 83 ans, dans son lit, le 20 novembre 1975.
Jann-Marc Rouillan, De Mémoire (2), Le deuil de l’innocence : un jour de septembre 1973 à Barcelone, 173 pages, éditions Agone. 15€.
Paco - Le Mague, 24 mars 2009.