"Nous craignons un gros déchaînement de violence cette nuit à Fort-de-France"

Publié le par la Rédaction


Depuis la nuit du mardi 24 février, la tension est encore montée d'un cran en Martinique : pillages de boutiques, barrages en flammes, une trentaine d'interpellations par la gendarmerie, le carnaval annulé par crainte de voir la fête dégénérer... Les Martiniquais contactés par LeMonde.fr ont le sentiment que ces violences auraient pu être évitées, "si on n'avait pas laissé pourrir la situation".

"Pas de quoi s'étonner", estime Thierry Mabouia, 37 ans, chef d'entreprise à Fort-de-France. "Tout le monde s'attendait à ce que la situation dégénère, on se demandait seulement quand ça allait arriver. Bien sûr, tous ces actes de délinquance, menés par des petits de 14 ans entraînés par des plus grands, sont condamnés par la population. Tout le monde est contre ici !" Le jeune Martiniquais est néanmoins conscient que la situation ne pouvait pas évoluer autrement, avec le peu d'avancées dans le dialogue social. "Toutes les négociations trainent en longueur, les gens ne peuvent plus circuler à cause des barrages et de la pénurie de carburant, les esprits s'échauffent. Ces jeunes sont issus de classes sociales très défavorisées, ils profitent du climat de désarroi pour voler ce qu'ils peuvent. On n'avait jamais vu ça, du moins pas à ce point, même si le ras-le-bol général a déjà conduit des jeunes à piller des enseignes l'année dernière." Pour Thierry, il est important de ne pas faire d'amalgame. "Ces jeunes sont désœuvrés, ils n'ont pas d'autres options pour survivre, et ce n'est en aucun cas une violence raciale qui est en train de s'installer. Il s'agit d'un ras-le-bol économique. Bien sûr, certains incitent à la haine contre les "békés", mais la véritable motivation de tout ce combat, même s'il dégénère parfois, est la lutte contre les profiteurs".

Amou Delor, photographe de 33 ans, a assisté aux manifestation de la matinée à Fort-de-France. "D'après ce qu'on m'a rapporté, un groupe de jeunes a allumé un feu au milieu de la route. Les pompiers sont intervenus pour l'éteindre. A la seconde tentative, ce sont les policiers qui ont chargé la population. Jeunes et moins jeunes se sont réfugiés dans la cité qui surplombe la ville, mais les policiers leur ont lancé des gaz lacrymogènes. Plusieurs magasins ont été incendiés", raconte-t-il. A l'entendre, la population reste extrêmement mobilisée, mais "nous nous attendons à un gros déchaînement de violence cette nuit à Fort-de-France".

Pour Denis, Savoyard employé dans la grande distribution et qui réside en Martinique avec sa famille depuis huit ans, le mouvement a pris une toute autre dimension après les violences de la nuit dernière. "Ce qui s'est passé hier n'a fait qu'empirer la situation déjà extrêmement tendue. La peur a gagné les Blancs qui subissent une nouvelle forme de pression. Même les comportements ont changé : ma famille et moi restons cloîtrés à la maison, ma femme ne peut plus sortir seule. J'ai moi-même reçu des menaces, et j'ai été forcé de fermer mon magasin la semaine dernière. J'ai décidé de porter plainte à la gendarmerie : on ne peut pas empêcher les gens de travailler, de vivre leur vie. Depuis hier, toutes les tensions semblent exacerbées." Le plus grave, selon lui, est le non-respect de l'Etat de droit en territoire français : "Les forces de l'ordre veulent à tout prix éviter le conflit, elles interviennent, mais n'agissent pas concrètement. Le plus dramatique dans tout cela est cette sorte de résignation... On a trop peur de l'explosion. La Martinique est en train de se transformer en poudrière, et je suis en train de réfléchir serieusement à rentrer en métropole : je ne pensais pas avoir à dire ça un jour, mais je veux avoir la liberté de vivre ma vie, qu'on me laisse la liberté de faire grève, ou non, je ne veux pas vivre dans ce sentiment de peur et d'impuissance."

La lassitude a aussi gagné Helea, 50 ans et mère de 3 enfants (un de ses fils est en terminale et est censé passer le bac cette année), mais pour d'autres raisons. Quand on lui demande si l'annulation du carnaval, une fête essentielle pour le population, va encore contribuer à la montée des tensions, elle nous répond que "La Martinique n'a pas le cœur à la fête". "Compte tenu du pourrissement de la situation, et de l'incompréhention qui règne entre les syndicats et le patronat, la tension ne peut qu'augmenter. Les békés ne doivent pas avoir si peur que cela, puisqu'ils restent campés sur leurs positions !"

"Bien sûr, cette situation est pénible pour tout le monde, mais ces jeunes qui ont commis des actes de violence hier, se trouvent face à des problèmes insurmontables : élevés souvent par des mères seules, ils ont des problèmes de drogue, de chômage, et le climat actuel ne favorise pas l'apaisement des esprits. On parle des violences aujourd'hui, mais la violence est présente chaque jour, même si c'est à un degré moindre... Il faut parler de cela, de leur misère, des problème de drogue de ces jeunes. Ce n'est facile pour personne ici, mais les gens tiennent bon, parce qu'ils veulent faire bouger les choses." Néanmoins, Helea admet qu'il est difficile pour les Martiniquais d'avoir une vision globale du problème : " j'ai parfois besoin de prendre du recul face aux évènements car rien n'est simple, c'est parfois la peur qui dicte nos réactions".

Presse bourgeoise : Célia Héron
Le Monde, 25 février 2009 (21h17).



En Martinique, la tension monte

Privés de carnaval, les Martiniquais ont fait monter la tension d'un cran, mardi 24 février, à Fort-de-France, selon un schéma voisin de celui de la Guadeloupe, voilà quelques semaines. La nuit a été émaillée d'échauffourées entre des jeunes et les forces de l'ordre. Plusieurs magasins ont été pillés. Des barrages enflammés ont coupé plusieurs grandes artères de la ville. Un coup de fusil a été tiré, sans faire de victime.

Dans la journée, quelque 2000 manifestants avaient encerclé la préfecture, aux cris de "Négociez, négociez !", tantôt secouant les grilles, tantôt dansant aux rythme des tambours et reprenant en cœur des mélopées.

A la mi-journée, les représentants du patronat qui voulaient sortir pour passer à table, ont été contraints par force de rester à celle des négociations.

Dans la soirée, l'ambiance est devenue survoltée : pneus brûlés, poubelles incendiées et caillassage de la préfecture. Vers 18 heures, une quinzaine de jeunes masqués, armés de barres de fer, de pneus et de bidons d'essence ont fait irruption dans les jardins, repoussés par le service d'ordre du "Collectif du 5 février 2009", qui mène le mouvement social.

Il a fallu plusieurs suspensions de séance, avant que les discussions ne reprennent, entre le Collectif et les élus locaux, puis entre ceux-ci et les patrons.

La Martinique fait encore le grand écart. Les syndicats demandent 354 euros d'augmentation pour tout le monde, alors qu'au bout d'une nuit de négociation, le patronat a proposé des hausses entre 10 et 60 euros mensuels. Les discussions doivent reprendre jeudi.

La journée de mercredi est attendue avec inquiétude. Le 25 février, mercredi des Cendres, on brûle et on pleure le roi du Carnaval. "Mais ce n'est pas Vaval qui va brûler demain, pronostiquait un manifestant, c'est la préfecture".

Discussions en sous-main en Guadeloupe

En comparaison, la Guadeloupe est restée étrangement calme, mardi. Pas de petit hélicoptère rouge et jaune pour débarquer, comme d'habitude, le préfet et ses deux médiateurs - affublés en douce autour de la table de négociations du sobriquet "les médiums". Pas de tambours à la capitainerie, ni de grand meeting à la Mutualité. Les discussions ont eu lieu en sous-main, sur la base de solutions imaginées entre Guadeloupéens et non par "la France", comme on dit ici.

Le LKP a refusé d'emblée, comme le proposait François Fillon, de mélanger les revenus du travail et les prestations sociales (le RSA) pour parvenir aux 200 euros demandés. Il y est d'autant plus opposé qu'il a en mémoire le précédent fâcheux de 1975. L'allocation de parent isolé, appelée par les Guadeloupéens  allocation de femme seule", créée par Valéry Giscard d'Estaing, a fait des dégâts considérables dans cette société matriarcale. Peu de couples y ont résisté. Car bon nombre de femmes ont eu des enfants de pères différents pour cumuler les allocations.

Le Collectif a également récusé les fourchettes d'augmentation proposées par le gouvernement - de 50 à 120 euros - le patronat s'accrochant au prix plancher. La solution à l'étude est celle des petits entrepreneurs de l'UCEG (Union des chefs d'entreprise de Guadeloupe), à laquelle se sont ralliées toutes les autres organisations patronales sauf le Medef.

Ces petits patrons ont les reins moins solides que d'autres, pas d'assurances ni de provisions pour des grèves, et hâte que le conflit se termine. Ils proposent un système transitoire, applicable sur trois ans, concernant 40 000 salariés qui touchent actuellement jusqu'à 1,4 smic : 50 euros accordés par les patrons, 50 euros venant des collectivités locales et le reste de l'effort consenti sous forme d'une exonération de la CSG et de la CRDS.

Elie Domota, Jean-Marie Nomertin et quelques autres leaders du LKP sont partis en trombe de la Mutualité, vers midi, pour boucler l'accord avec les collectivités locales.

De son côté, le Medef, propose une augmentation qui n'excèderait pas 90 euros, intégrant les primes et le 13e mois. Ce qui rend inéligible au dispositif un grand nombre de bas salaires. Provocation aux yeux du LKP, le Medef exige par ailleurs que les salaires soient gelés jusqu'en 2010.

"On laisse passer le carnaval et on va resserrer les boulons", menace un membre du LKP. Alors que les représentants des collectivités locales doivent rencontrer le premier ministre à Paris, jeudi, l'Etat avait décidé mercredi, de jouer la politique de la chaise vide à Pointe-à-Pitre et d'annuler pour le deuxième jour consécutif la réunion plénière de négociations. Un mercredi de cendres.

Béatrice Gurrey et Benoît Hopquin
Le Monde, 25 février 2009 (15h53).
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