Nous sommes partout
Grèce 2008, Mai 2007 la Présidentielle, CPE 2006, Novembre 2005, personne ne peut plus dire «jusqu’ici tout va bien». Ce qu’on a fait à nos parents, on nous le fera pas, on a compris. On crève pas de faim, c’est vrai, on crève de vide et on crève de rage.
Les vies qu’on nous promet ne sont pas un espoir, elles sont un fantôme, un mensonge. Des vies en toc, à courir après des boulots de merde, où tu crèves sans avoir rien vécu, rien appris, rien partagé, rien échangé. Quarante ans à attendre la retraite, seuls, L’intégration, c’est meurs à vingt ans.
À Athènes, à la Sorbonne, à Villiers-le-Bel, des deux côtés du périph, on est nombreux à crier qu’on n’en veut pas. Qu’on vomit cet avenir de résignation et de lâcheté. Avant c’était le travail, l’usine qui nous broyait, qui taclait la révolte à coup de vieillesse, à coup de pognon, à coup de vacances. La taule, la BAC, le GIGN, la SDAT : maintenant c’est plus clair. Mais c’est pas si facile de briser la colère. Elle renaît partout, dans les tripes de tous ceux qui vivent encore. Ensemble. Chassez-nous des halls, on ira sur les toits, et des toits dans les caves. Dynamitez les tours, on ira dans les bois. À l’heure où tout est à vendre, l’émeute, l’incendie, c’est gratuit, ça.
En 2005, trop d’embuscades, trop d’attaques nocturnes, ils ont fléchi. En 2006 aussi, ils ont reculé quand devant la Sorbonne les échelles et les chaises pleuvaient sur leurs casques. Et quand les bagnoles crament, quand les trains s’arrêtent, un sourire se dessine sur le visage de la jeunesse vivante. Parce qu’enfin quelque chose se passe, y’a un rouage qui coince. Y’a de l’espoir. Parce qu’il existe encore des gens qui ne regardent pas ailleurs quand les flics tuent des gosses, raflent des sans-papiers, quand tout s’effondre. Des gens touchés dans leur chair, et qui n’enfouissent pas leur rage sous les divertissements, l’indignation et les cachetons.
Et ça se propage, des banlieues aux centres-villes. Le vent souffle de Grèce, de Clichy ou de Gaza, attise l’incendie. Alors le feu aux bagnoles, aux écoles qui veulent nous civiliser, le feu aux commissariats, le feu dans nos regards.
C’est sous les cagoules qu’on se découvre, quand les moi-je se perdent, dans les manifs, dans l’émeute. Quand naissent des complicités, quand le même courant nous emporte. Quand le décor qui nous entoure prend enfin sens et devient cachette, lieu d’organisation, arme par destination. Quand on dort dans un amphi, que s’ouvre une cantine dans un immeuble en ruines, que des laboratoires s’improvisent dans les caves et que les rues se dépavent… Chaque fois que le mensonge de nos avenirs se fendille et apparaît dans toute son absurdité. Quand l’intensité écarte la peur des barreaux.
Et la rage de nos amitiés ne s’éteint pas quand les grands frères ou les syndicats, eux qui ont oublié jusqu’à la honte, appellent au calme. Jusqu’à nous rendre sourds. La révolte est un serment silencieux qui nous guide. Pas besoin de mots. La parole est aux gestes. Muets comme des ombres, on n’écoute plus ceux qui, sous les spot-lights, se prennent pour des lumières. Les Thuram, les Joey Starr…
Prendre le temps. Le temps d’aller au-delà des événements, de ne plus subir les aléas d’une actualité sans mémoire. Les mouvements, nés pour mourir, ou les émeutes toujours matées, des fois quand ça dure, on rêve que ça ne s’arrête jamais. C’est ce qu’on avait imaginé avec les potes, la nuit, avant qu’ils se barrent pour faire carrière. C’est l’espoir aussi, celui qu’on avait dû ravaler, mais qui nous restait en travers de la gorge. Mais ce coup-ci, on a pris quelques habitudes ensemble, monter des coups, se sentir, tester quelques pratiques. Et maintenant on a le temps, toute la vie. On affine des techniques, des combines, on partage sur le tas, notre quotidien se peuple, les foyers ont laissé quelques braises…
Et quand tout le monde s’alarme de la crise, de la perte du pouvoir d’achat, quand l’État prétend ne pas avoir les moyens, alors on se les donne. On se débrouille de boulots qu’on fait ensemble, d’emplois fictifs, de petits larcins. Partageons les richesses, nous on se sert déjà. Ce qui nous est nécessaire comme ce qui paraît superflu. Mille sources, mille manières de se nourrir, des légumes de nos terres aux pensées incendiaires. Et patiemment, avec une persévérance de Palestinien, trouver des langues, des habiletés, des rythmes, des musiques. Tout de nous, rien de vous. Pas étonnant que ça ne plaise pas, que nos modes de vie deviennent des cibles. Comme tout ce qui prétend s’affranchir, déserter ce monde.
Un monde incrusté en nous comme les traces d’une marée noire. On gratte. On trouve des lieux auxquels on puisse s’attacher, qui nous ressemblent. Les rues de ce territoire-là sont dessinées par tous les liens qui y vivent et y ont vécu. Notre monde n’a pas la géographie morte des cartes jaunies et il demeure invisible aux yeux des géomètres. La métropole nous a ouvert un terrain de jeux infini. Les distances n’ont plus de sens, de Gênes à Paris, de Copenhague à Tarnac, on se comprend, le même souffle, la même rage, la même guerre.
Alors, oui, ils ont raison de penser que l’amitié mène au combat. Puisque les seuls qui sont encore debout aujourd’hui, ce sont ceux qui tiennent ensemble. Les lois antisectes, l’association de malfaiteurs à toutes les sauces, la chasse aux groupes. Ils frappent dans les halls, dans les facs, dans les fermes. Ils tuent au hasard dans les transformateurs, dans une manifestation, au coin d’un carrefour. Mais plus ils cognent, plus ils tuent, plus ils manquent leur cible. Pas de marche silencieuse quand l’un des nôtres tombe. Envie de vengeance et détermination exponentielle. Entre les murs des prisons une condition commune, et dehors, des caisses de solidarité, des comités de soutien, des commissariats qui crament.
Il faudra des flics, beaucoup de flics, pour que rien ne se passe.
Rebetiko no 0, janvier 2009
Chants de la plèbe.