Pas d'armistice pour le 11 novembre
«Il ne faut pas oublier qu’une question de vie ou de mort se pose pour eux : s’ils n’immobilisent pas les machines ils vont à la défaite, à l’échec de leurs espérances ; s’ils les sabotent, ils ont de grandes chances de succès, mais par contre, ils encourent la réprobation bourgeoise et sont accablés d’épithètes malsonnantes. Étant donné les intérêts en jeu, il est compréhensible qu’ils affrontent ces anathèmes d’un cœur léger et que la crainte d’être honnis par les capitalistes et leur valetaille ne les fasse pas renoncer aux chances de victoire que leur réserve une ingénieuse et audacieuse initiative.»
Émile Pouget, Le sabotage, 1911.
Tout le monde ou presque connaît désormais l’histoire. Le 8 novembre, des crochets en métal adroitement placés arrachent les caténaires SNCF en quatre endroits différents, provoquant un bordel sur le réseau et immobilisant 160 TGV. Le 11 novembre dans plusieurs villes, une descente de police hautement médiatisée arrête dix présumés coupables. À l’issue de 96 heures d’interrogatoire, neuf seront mis en examen pour «association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste» et cinq incarcérés, dont trois sur la base de «dégradations en réunion». Depuis le 2 décembre, il n’en reste que deux en prison, dont celui qui est accusé d’être à la «direction» de la dite «association».
La présence des journaleux le matin même des perquisitions puis la boue et les calomnies balancées contre les «anarcho-autonomes» les jours suivants dans les médias, démontrent encore une fois que ces derniers font partie intégrante du dispositif anti-«terroriste». Avides de spectaculaire, jouant la personnalisation et les fonds de poubelle, relais efficaces de l’opération menée par la ministre de l’Intérieur, l’expérience des luttes passées n’a bien sûr pas été démentie : ces charognards sont des ennemis au service du pouvoir. Même s’il reste encore des naïfs et des imbéciles pour penser que les médias peuvent avoir quelque influence sur une «opinion publique» par définition imaginaire et donc retournable à souhait, on ne cesse de s’étonner du raisonnement tordu qui prétend que c’est en collaborant avec l’ennemi qu’on lui porte des coups.
Dans la phase actuelle du mensonge institutionnel, on est de plus en train d’assister à la construction de la figure des «bons» et des «méchants» terroristes. Les uns, épiciers serviables, adeptes de communautés campagnardes ou gentils étudiants, font ainsi le pendant aux autres, tous les autres, ceux qui n’ont pas le profil adéquat ou qui, plus généralement, refusent de montrer patte blanche lorsque le pouvoir leur intime de le faire. Loin du grand recyclage à coups d’élus, interviews et autres gloseries sur l’existence ou non de «preuves», plusieurs camarades croupissent ainsi en prison depuis de longs mois, accusés de cette même appartenance à une «mouvance anarcho-autonome» et de tentative d’incendie d’un véhicule de police, sur la foi de traces d’ADN. D’autres, sans-papiers, sont incarcérés parce qu’accusés de l’incendie du centre de rétention de Vincennes, sur la foi de bandes vidéos. D’autres encore, de Villiers-le-Bel aux «innocents» coupables de tenter de survivre hors du salariat, tombent tous les jours sous le coup d’«association de malfaiteurs». A priori, les uns ne s’opposent pas aux autres.
À moins de reprendre à son compte les catégories du pouvoir, qui seul qualifie ce qui est «terroriste» ou ne l’est pas. À moins d’entériner la différence entre des prisonniers «politiques» et des «sociaux». À moins d’oublier volontairement, comme l’indique ne serait-ce que le nom de la plupart des comités de soutien («aux neuf de Tarnac»), que d’autres sont tombés avant et que d’autres suivront peut-être. À moins d’être prêt à sacrifier au nom de l’«innocence» des uns (même si le «faisceau d’éléments concordants» et l’«intime conviction» du juge restent des concepts judiciaires fréquemment utilisés, que cela nous plaise ou non) tous les «coupables» qui trinquent au quotidien.
À moins aussi d’en profiter pour aider le pouvoir à tracer de fait ce camp entre les «bons» et les «méchants» : entre ceux qui se rendent de bonne grâce au siège d’un journal pour y raconter leur vie et parfois celle des autres et ceux qui se taisent face aux micros, entre ceux qui s’acoquinent avec des intellectuels de profession stipendiés par l’État et ceux qui entendent briser toute spécialisation, entre ceux qui échangent leurs opinions avec des élus dans les réunions et ceux qui s’en prennent aux sièges des partis politiques ; bref, entre ceux qui dialoguent avec le pouvoir et ceux qui sont définitivement irrécupérables : tous ces fous qui tentent encore d’attaquer le pouvoir plutôt que de le reproduire (avec ses catégories, ses rôles et ses hiérarchies). Car le reproduire ainsi, c’est le renforcer.
Mais revenons-en aux faits eux-mêmes. Être contre la démocratie au profit d’une libre auto-organisation entre individus et contre tout système représentatif, c’est être «terroriste» ? Défendre le sabotage au même titre que d’autres instruments de lutte sans hiérarchie aucune, c’est être «terroriste» ? Se battre sans médiation pour la destruction totale de l’État et du Capital, en somme être anarchiste un tant soit peu conséquent, c’est être «terroriste» ? Avoir de mauvaises intentions, les dire et les écrire, c’est être «terroriste» ? Trouver des complices au sein des luttes et y nouer des affinités constitue une «association de malfaiteurs» ? Alors oui, trois fois oui, nous revendiquons, et avec toutes ses conséquences, notre passion pour la liberté. La même qui anime tant d’inconnus qui, loin des sirènes médiatiques, luttent au quotidien contre la domination.
Dans ce monde basé sur l’exploitation et le saccage de l’environnement, la guerre et la misère, il n’est certes pas criminel de rester les bras ballants en attendant que tout s’effondre ou bien, plus cyniquement encore, de compter les points en espérant s’en sortir chacun pour soi, atomisé dans sa petite cage. Car la démocratie, ce mode de gestion plus ou moins autoritaire du capitalisme, n’est pas le moins pire des systèmes. Jusqu’à présent, la démocratie a même surtout fait preuve de son échec : le monde qu’elle domine reste un monde de soumission et de privation. C’est un système qui donne l’illusion de pouvoir participer à la gestion du désastre, c’est-à-dire de son propre écrasement, tout en entretenant et masquant la division de la société en classes, dont les contradictions seraient absorbées par la concertation permanente.
De même, l’État n’est pas cet instrument neutre qui régulerait les défauts du marché. C’est un de ses alliés, comme le montre une fois encore en ces temps de «crise financière» l’injection massive d’argent pour sauver les banques et les entreprises, tandis que les conditions d’exploitation se durcissent et que les fins de mois sont toujours plus difficiles. Oui, nous voulons abattre l’État et pas le conquérir, car tout comme ses prisons, ses flics ou ses tribunaux qui en sont le reflet, c’est l’un des piliers de ce monde mortifère.
Quant au capitalisme, s’il est d’abord un rapport social, sans cœur ni centre, c’est à chacun qu’il revient de le combattre dans tous ses aspects quotidiens. Dans l’économie dite «mondialisée» basée sur une circulation permanente, les flux de marchandises (humaines ou non) ont acquis une importance fondamentale. C’est donc tout naturellement que le blocage a fait sa réapparition un peu partout au sein des luttes de ces dernières années, sinon pour lui porter de sérieux coups, au moins pour poser les bases nécessaires à la construction d’un rapport de force (du CPE aux grèves à la SNCF en passant par les éclusiers en février 2008, mais aussi dans le rail en Allemagne en 2007 ou en Italie depuis le Val Susa en 2005).
Cette critique anticapitaliste basée sur l’action directe et jugée vaine, dépassée ou criminelle par les intellectuels serviles, de nombreux exploités l’ont expérimentée dans leurs luttes parce qu’ils expérimentent le capitalisme directement sur leur peau. Le blocage de TGV (par exemple en arrachant des caténaires ou en incendiant des câbles comme en novembre 2007), cette machine dévastatrice destinée à accélérer encore plus la circulation des flux de marchandises [Rappelons que les déchets nucléaires ou les prisonniers (comme la centaine de sans-papiers baluchonnés en TGV de Paris à Nîmes après l’incendie de Vincennes) font aussi partie de ces flux…], n’est donc pas tombé du ciel, mais est aussi le fruit de l’expérience commune des luttes sociales récentes. Sans compter que le sabotage demeure une pratique répandue qui trouve sa raison d’être depuis toujours au cœur même de l’exploitation, que ce soit pour voler du temps au patron ou pour causer des dégâts à ce qui opprime chaque jour davantage.
Ce que craint le pouvoir ne sont pas les sages manifs encadrées par les syndicats lors de grandes journées d’inaction, mais bien la propagation d’actes diffus et anonymes qui s’inscrivent dans la guerre sociale permanente, au-delà de toute séparation. À l’heure où la pression augmente partout contre les dissidents de la démocratie marchande, renier son passé, ses idées ou tout simplement son antagonisme semble être l’ultime planche de salut proposée par le pouvoir. Refuser ce chantage permanent devient alors, au-delà du souci de ne nuire à personne, en plus une question d’intégrité, l’une des seules choses dont ne peut nous priver l’État.
Quels que soient les auteurs des sabotages de novembre dernier, nous affirmons notre solidarité avec l’acte qu’ils ont commis. De même, face à la répression qui prétend avoir démantelé une «cellule invisible», ce n’est certes pas un soutien, forcément extérieur et suiveur de ce qu’ils sont ou censés être, qui nous tient à cœur, mais bien une solidarité contre l’État et tous ses chiens. Une solidarité qui, tout comme la révolte, ne peut être exclusive mais s’adresse à tous ceux qui luttent sur le chemin vers la liberté. Si l’innocent mérite notre solidarité, le coupable la mérite encore plus !
Des anarchistes malgré tout
Cette semaine no 97, décembre 2008.