Tous Coupat, tous coupables !

Publié le par la Rédaction


L’insurrection qui vient, publié en 2007 par le «comité invisible», inlassablement présenté par la police et les médias comme le bréviaire des «jeunes de Tarnac» est un texte gorgé de lectures bien orientées ; certaines sentences définitives semblent directement empruntées à Minima Moralia, d’autres démarquent Debord, Badiou et plus d’un autre de nos bons auteurs[Comité invisible : L’insurrection qui vient, La fabrique, 2007]. Mais, envers et contre ce qui s’est trouvé ressassé de manière lancinante après les arrestations de novembre dernier, cet essai collectif n’est pas un pur et simple exercice de radicalité en chambre, un de plus, à propos de l’état des choses sociales, de l’histoire et la politique, l’énoncé désenchanté d’un diagnostic sur le présent [«Une critique du capitalisme cognitif comme on en trouve des dizaines sur les étals des librairies», statue Christian Salmon dans Le Monde du 5 décembre 2008]. Il est assurément cela et s’inscrit directement, à ce titre, dans le prolongement de l’éphémère revue Tiqqun dont plus d’un texte a fait date aussitôt — «Théorie du Bloom», «Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille», etc. [Tiqqun, revue fondée en 1999.Deux numéros sortis. Théorie du Bloom a été réédité aux Éditions La fabrique, Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille aux Éditions Mille et une nuits]

Mais il suffit de le lire vraiment pour se convaincre de ce qu’il est aussi, en son cœur même et non point accessoirement, tout autre chose : non pas certes un précis de guerre civile ou un manuel d’insurrection comme se sont empressés de l’affirmer les stratèges approximatifs qui entourent Mme Alliot-Marie ; mais assurément un livre qui tranche sur les habituelles vaticinations à propos de la fin de la politique, la montée de la barbarie (à moins qu’il ne s’agisse de la guerre civile qui fait rage et de l’imminence avérée d’un nouveau 1789) — en ceci : cet écrit est tout entier porté par une sorte d’appétit praxique, c’est un livre qui, constamment, s’efforce d’enchaîner, à des analyses, des perspectives d’action. Ce n’est pas un essai qui, comme tant d’autres, se contente d’exceller dans le pessimisme radical, dans la lucidité désenchantée («Dieu, quel désastre !») ; c’est, à l’inverse, un texte qui, tout bonnement, s’efforce de reprendre sur de nouveaux frais la question politique par le bout de l’action — que faire, que faire aujourd’hui, et
que faire d’aujourd’hui, dans ce présent, dans cette situation même ?

Et qui tranche : oui, aujourd’hui, des actions sont possibles, des actions qui aient une capacité d’interruption de la temporalité de la domination infinie («que rien ne se passe !»), des actions qui fassent revenir sous la forme la plus vive la figure du conflit irréductible au cœur des espaces publics, des actions «autonomes» dans lesquelles se redonnent consistance les figures déniées de la politique moderne — la commune, l’émeute, l’insurrection. C’est un livre qui, loin d’éluder la question de la violence, dit tout le bien qu’il pense des émeutes de l’automne 2005, en tant, précisément, qu’elles présentent la violence des choses [
Il n’est pas le seul — voir à ce propos l’excellent numéro de la revue franco-italienne La Rose de personne, 3/2008, «Pouvoir destituant – les révoltes métropolitaines»] ; c’est un livre qui, entre autres, parle du feu, de l’incendie comme moyens politiques — un livre écrit, pourtant, avant que le centre de rétention de Vincennes soit livré aux flammes par la colère des retenus eux-mêmes. C’est un livre qui se pose crânement la question de formes de résistance possibles à l’installation, dans les plis de la police démocratique, d’un état d’exception furtif et permanent dont le fichage, la biométrie, la télésurveillance, la rétention sur mesure, les lois sécuritaires sont les truchements variés ; un livre qui ne craint pas d’énoncer que ces nouveaux dispositifs du gouvernement des vivants ne doivent pas être seulement dénoncés, mais activement combattus, fût-ce au prix de quelques illégalismes. C’est un livre qui statue sans ambiguïté : il s’agit bien, aujourd’hui, non pas de dénoncer des abus, des infractions à l’état de droit, mais de faire face à un intolérable, lequel, sans appeler de longue démonstration, s’éprouve tout simplement de manière irrécusable ; un intolérable convoquant nécessairement des formes de résistance qui s’efforcent de se tenir à sa hauteur ; des actions susceptibles de présenter, dans une société comme la nôtre, une forte capacité d’interruption. Un diagnostic sur le présent qui conduit donc à tenter de résoudre la quadrature du cercle : comment produire, dans un pays comme le nôtre, les effets de paralysie attendus d’une grève générale — en l’absence d’un peuple gréviste ? D’où les quasi-citations de la bien connue brochure d’Émile Pouget qui y figurent en bonne place [Publiée en 1910, la brochure de Pouget, intitulée Le Sabotage, a été rééditée en 1969, sans indication d’éditeur, puis en 2004 chez Mille et une nuits].

Bref, c’est un livre qui dit, littéralement : «Il n’y a plus à attendre (…) Attendre encore est une folie (…) C’est là qu’il faut prendre parti» [
Op. cit. p. 83], ce qui n’est jamais que la transposition en français contemporain de la bonne vieille formule marxienne — Hic Rhodus, hic salta ! Un livre qui a le courage d’énoncer que l’appel de l’action a, dans la situation présente, quelque chose d’inconditionnel, quelle que soit la solitude de ceux qui se savent sommés par l’intolérable — «Il y a toutes sortes de communes qui n’attendent ni le nombre, ni les moyens, encore moins le “bon moment” qui ne vient jamais, pour s’organiser» [Ibid. p. 93] ; un livre dont la force est de se rappeler que l’élément du pari est partie intégrante de l’action radicale et de la résistance active ; qui, à la tiédeur du probable oppose l’inconditionnalité du nécessaire (lui-même fondé sur l’infinité des possibles) : «Rien ne paraît moins probable qu’une insurrection, mais rien n’est plus nécessaire» [Ibid. p. 84].

Il est infiniment regrettable que l’enchaînement des circonstances conduisant de l’arrestation à grand bruit des «jeunes de Tarnac», expéditivement accusés de menées «terroristes» par une ministre de l’Intérieur en manque de «résultats», à la formation d’un large front voué à la récusation de ces incriminations hyperboliques ait rendu provisoirement impossible toute espèce de discussion autour de ce livre ; et, plus précisément, à propos du moment politique qui s’agence dans ses prolongements — l’apparition d’une commune, au moins, distinctement inspirée par ses prémisses, et, plus généralement, le bouillonnement de formes d’activisme politique inspirée par le motif de l’autonomie. La dimension stratégique de ce livre trouve son écho dans toutes sortes d’initiatives et d’actions incontestables comme la participation à la manifestation de protestation contre la réunion des 27 ministres de l’Intérieur de l’Union européenne, appelés par Hortefeux à plancher sur les problèmes de l’immigration à Vichy, début novembre 2008 [
Un rapport de la sous-direction antiterroriste centrale de la police judiciaire, publié par Mediapart, fait état dans le détail de la participation de certains des inculpés à cette manifestation — comme si, dans ce pays, se mobiliser contre l’organisation de la politique sécuritaire anti-immigrés devait tout naturellement être considéré comme une action crypto-terroriste !]. Tout ceci est, malheureusement, devenue l’inarticulable même, le hors champ de la campagne «démocratique» de défense des inculpés. Selon les logiques implacables d’une telle mobilisation, ce livre, délié de toute relation avec des projets pratiques, des actions envisagées, des hétérotopies inventées et pourtant bien réelles, était voué à être recadré comme pur et simple exercice de spéculation intellectuelle juvénile, fantaisie imaginative appelée par les providentielles arrestations de Tarnac, à retrouver les têtes de gondoles — ce dont n’a pas manqué, d’ailleurs, de se réjouir publiquement son éditeur.

Aux premières heures des arrestations de Tarnac, la presse n’a pas été longue à suivre sa pente ordinaire, en emboîtant le pas sans barguigner au ministère de l’Intérieur, elle n’a pas été longue à avaliser la version policière du complot d’«ultra-gauche» déjoué à temps. «L’ultra-gauche déraille» titrait en Une Libération le 12 novembre, tandis que Laurent Joffrin accréditait, dans un éditorial, l’incrimination de «terrorisme» ; Le Monde n’était guère en reste — pour ne rien dire du Figaro et du Journal du Dimanche dans les colonnes desquels se déversaient à gros bouillons les «analyses» et les communiqués de victoire en provenance de la place Beauvau… Mais n’ayons garde de faire porter le chapeau de cette forfaiture aux seuls journaux : à la tribune de l’Assemblée, Mme Alliot-Marie, commentant les arrestations, se faisait applaudir par plus d’un député socialiste dont son prédécesseur au ministère de l’Intérieur Daniel Vaillant et le bras droit de Ségolène Royal Manuel Valls [
Le Figaro du 13/11/2008] ; suivant son premier mouvement, le porte-parole de la LCR, Olivier Besancenot, déclarait que «les méthodes de sabotage n’ont jamais été, ne seront pas et ne seront jamais celles de la Ligue communiste révolutionnaire», propos relayés par un dirigeant de SUD-Rail, Christian Mahieux, proclamant hautement : «Notre combat syndical n’a rien à voir avec ce type d’actions» [Le Parisien du 12/11/2008].

Et puis, réflexion faite, les uns et les autres ont repris leurs esprits, le caractère fantaisiste des incriminations, à commencer par celles de «terrorisme» et «association de malfaiteurs» est apparu évident, de même que le peu de résultat des investigations policières, pourtant menées tambour battant : pas d’armes, pas de faux-papiers, pas de matériel distinctement voué au sabotage, pas de flagrant délit, et, pour tout potage, des constructions fumeuses autour de l’allergie de nos jeunes gens au téléphone portable, de leur installation en zone rurale, de leur participation à des manifestations ou de leur refus du fichage biométrique. La construction policière s’est dégonflée en peu de jours et la presse, comme un seul homme ou presque, a retourné sa veste, donnant longuement la parole aux familles des inculpés, à leurs voisins, à leurs amis, publiant différentes pétitions en leur faveur et tournant en dérision la fable désormais discréditée de l’hydre «anarcho-autonome», avec le même allant qu’elle donnait voix à ses sources policières les premiers jours.

Dans la brèche ainsi ouverte, s’est engouffré tout un mouvement de défense et de protestation, à Paris comme en province, dans les universités mais pas seulement, mouvement dont l’oriflamme est l’appel gracieusement publié par Le Monde dans la page réservée aux tribunes et libres opinions — un traitement de faveur rarement accordé à une pétition par ce journal [
Le Monde du 28/11/2008] ; un texte intitulé «Non à l’ordre nouveau» et signé par des intellectuels de renom — philosophes en tête — Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy, Slavoj Zizek, mais aussi des éditeurs, des professeurs de droit… Distinctement, et d’une façon tant soit peu surprenante si l’on se réfère aux positions principielles et théoriques bien connues de la plupart des signataires de ce texte, l’horizon de ce texte est celui d’une protestation tout entière référée aux normes de l’État démocratique, à État de droit, contre la construction policière ayant conduit à l’arrestation et à l’inculpation des neuf personnes accusées d’entreprise terroriste. En se posant la question de savoir si «les lois d’exception adoptées sous prétexte de terrorisme et de sécurité sont compatibles à long terme avec la démocratie», ce texte avalise pleinement le référent passe-partout «démocratie», celui de la «démocratie réelle» — au sens où l’on parlait naguère de «socialisme réel» ; il appelle à en défendre l’intégrité supposée contre les dispositifs d’exception. Au reste, intitulé «Non à l’ordre nouveau», ce texte réactive la posture de l’antifascisme classique — celui dont la stratégie se fonde sur le rassemblement de toutes les énergies et bonnes volontés «progressistes» en défense de l’État démocratique contre la montée de l’exception et de la brutalité.

La démolition, nécessaire, de la construction policière fraie ici la voie à cet étrange agencement en vertu duquel ceux qui, parmi les philosophes contemporains ont travaillé de la manière la plus constante et la plus convaincante à la déconstruction du mythe utile de la «démocratie réelle» — épinglée comme oligarchie effective (Rancière), artefact pseudo-majoritaire (Badiou), faux-nez du néo-libéralisme triomphant (Bensaïd), otage du principe marchand de l’équivalence générale (Nancy), faux-semblant de l’État d’exception permanent (Agamben) , fétiche du nihilisme contemporain (Zizek) — vont être conduits, sous l’effet d’une sorte d’état d’urgence subi, à remettre en selle cette idole qu’ils ont eux-même renversée — la démocratie, fondée sur l’heureuse coÏncidence de l’Idée, de l’État et de la police générale des choses. À cette mobilisation du référent démocratique tout court contre les débordements de l’exception, on opposera la formule claire qui, dans L’insurrection qui vient, présente la constitutive intrication de l’une et de l’autre : «La démocratie est de notoriété générale soluble dans les plus pures législations d’exception» [
L’insurrection… p. 70. Il est assez étrange de trouver sous la plume de Giorgio Agamben dans le texte qu’il écrit en défense des inculpés (Libération du 19/11/2008) la phrase suivante : «Il s’agit [les actes imputés aux inculpés] de délits mineurs, même si personne n’entend les cautionner». Il n’est pas sûr que le parti pris de respectabilité bourgeoise qu’adopte ici l’auteur de l’État d’exception soit destiné à servir ceux qu’il entend défendre ; il est plus probable qu’il achèvera de convaincre plus d’un observateur de l’embarras fréquent qu’éprouvent les philosophes à mettre leurs gestes politiques épisodiques en accord avec les analyses et principes qui s’énoncent dans leurs écrits]. Avec ce texte attrape-tout, le mouvement sur le point de se former en défense des inculpés avait trouvé son manifeste. Un mouvement assurément suscité par la grossièreté des élucubrations politico-policières sur lesquelles se fonde cette rafle, mais dont le pli n’en demeure pas moins problématique : à force de démontrer l’«innocence» des inculpés (dont la presse n’a cessé, au reste, de relater la «bonne» provenance sociale, les «brillantes» études, les «excellentes» relations avec le voisinage à Tarnac, l’inocuité des intentions et le caractère irréprochable des conduites en leur refuge rural…), on en vient aussi subrepticement qu’inexorablement à rétablir une image de normalité, d’honorabilité, de conformité avec les polices générales de la vie ; une image dont l’emprise se fonde sur la négation même et le reniement de tout ce qui tentait de prendre corps aussi bien dans L’insurrection qui vient, pris au sérieux comme une sorte de manifeste, que dans la fondation de la commune de Tarnac. Ainsi, par le coup de baguette magique des «adoptions» successives dont font l’objet les inculpés (la presse, les «élites» de la gauche politique et intellectuelle), tout ce qui s’efforçait de persévérer dans l’infréquentable et dans la position de l’énergumène redevient l’irréprochable même, le bien-sous-tous-rapports, attesté par le meilleur de la provenance sociale et l’exemplaire des parcours d’excellence.

Une image prend corps, dont le propre est de travestir
L’insurrection qui vient en fantaisie culturelle, en inoffensif exercice de Kulturkritik, et la formation de communes en sympathique expérimentation de nouveaux modes de vie, tendance écolo radicale ; une image dont le propre est de volatiliser la dimension politique de ce qui est ici en jeu — au profit d’une énième opération de rassemblement vertueux contre les empiètements du pouvoir autoritaire.

On peut parfaitement comprendre que les familles des inculpés, désireuses avant tout de les sortir de ce mauvais pas, s’activent à présenter les inculpés sous le jour le plus inoffensif («À Tarnac, ils plantaient des carottes sans chef ni leader. Ils pensent que la vie, l’intelligence et les décisions sont plus joyeuses lorsqu’elles sont collectives» [
Lettre ouverte des parents des inculpés, en date du 23/11/2008]), mais l’on ne peut, cependant, s’empêcher de relever le vif conflit de ce genre de formule avec ce qui s’énonce, dans L’insurrection qui vient à propos de l’idéologie écologiste et du discours environnementaliste moyens — les habits neufs du Capital, ni plus ni moins [«L’écologie n’est pas seulement la logique de l’économie totale, c’est aussi la nouvelle morale du Capital», L’insurrection, p. 63].

Ce qui est ici en question n’est évidemment pas la nécessité impérieuse que s’organise une solidarité sans faille avec les inculpés, et que celle-ci soit aussi puissante et déterminée que possible. La question est plutôt que cette solidarité s’est déployée sur une ligne de pente dont le propre est qu’elle ensevelit sous l’épaisse couche de cendres d’une police sentimentale et «démocratique» tout ce qui pouvait constituer le venin, le ferment de radicalité de ce livre de combat, avec son appel à se mettre «en route». Le rassemblement informe et sans bords qui s’est constitué en faveur des inculpés (et dont, répétons-le, la volte-face des journaux a donné le signal et en quelque sorte défini les conditions) n’est pas sans rappeler le consensus anomique, propre à la «démocratie du public» brocardé par des auteurs comme Rancière et Badiou ; il s’étend maintenant jusqu’aux dirigeants du PS voire du Modem et, inclut bien sûr, le télégénique Besancenot, utilement recadré par ses mentors ; mais c’est un rassemblement qui se tient aux antipodes de ce que s’efforçaient de présenter
L’insurrection qui vient et la décision d’y faire jouer en acte le motif de la communauté.

Ce texte, cette décision se fondent en effet sur une certitude : devenir, aujourd’hui, ingouvernable, être en quête d’effets politiques, d’effets de déplacement ou de choc qui ne soient pas reconductibles aux conditions générales du gouvernement des vivants ou de la police pastorale — cela suppose nécessairement de vifs mouvement d’excentrement, des exils consentis, une forme de solitude organisée, et la recherche assidue de limites, de confins, de points de rupture — non pas, certes, «sortir du système» en créant des isolats, mais bien susciter toutes sortes de blocages, d’effets d’entrave, exhiber les points de faiblesse du perpetuum mobile, sortir des logiques purement défensives, exposer de nouveaux possibles en s’exposant soi-même, etc. Ceux et celles qui sont habités par ce discours stratégique savent que la politique vive, aujourd’hui, ne peut être en ce sens qu’une politique non pas sur les marges, au sens social, mais bien sur les bords, au sens politique, et qui, à ce titre, s’associe nécessairement, pour les gouvernants, à la dangerosité. Ceux qui, à l’heure où l’extrême gauche normalisée donne toujours davantage de gages de respectabilité et tend, nolens volens, à trouver sa place dans le dispositif parlementaire, recherchent les voies de ce que Foucault nomme l’inservitude volontaire et mettent en scène des insurrections de conduite — ceux-là sont dangereux et savent que leur politique fait d’eux, au regard de toutes les polices associées, des coupables plutôt que des innocents [
Voir à ce propos Michel Foucault : Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-78, leçon du 1/03/1978]. La dénonciation de la grossièreté des constructions policières hâtives ne devrait pas nous faire oublier cette condition propre à toute politique radicale aujourd’hui, celle qui énonce : nous ne voulons pas être gouvernés ainsi, nous ne voulons pas être gouvernés par ces gens-là, ce gouvernement est l’intolérable même et nous nous déclarons en conflit ouvert et perpétuel avec lui. On pourrait aller même un peu plus loin : aujourd’hui, être identifié comme dangereux par ceux qui gouvernent est une distinction et un motif de fierté, non moins que le fait de faire l’objet d’incriminations bâclées et hyperboliques constitue «un scandale» au regard des normes de l’«État de droit». La question préoccupante serait bien, aujourd’hui, celle de savoir pourquoi, parmi ceux-là mêmes qui se solidarisent avec les inculpés, s’impose l’affect scandalisé — «Comment, on emprisonne des innocents !» —, plutôt que le diagnostic qu’appelle de cette affaire : oui, dans les conditions du présent, le simple fait d’énoncer les prémisses d’une politique vraiment radicale expose pleinement ceux qui s’y risquent, car tel est bien l’état du présent…

Insistons : l’évidence qui s’énonce ici est, bien entendu, assez dure à avaler. Elle est tout simplement qu’une politique (une stratégie politique et les actions qui en découlent) distinctement agencée autour de cette notion de l’intolérable ne peut être qu’une politique dangereuse et coupable, une politique qui rend vulnérables ceux qui s’y vouent aux représailles de l’État et aux attaques de toutes les polices assemblées (presse, directions syndicales, intellectuels enrégimentés…). Il faut le dire ouvertement : l’état présent de dégradation des libertés publiques, de prolifération du régime de l’exception rampante fait que toute politique fondée sur le refus d’être «gouverné ainsi» et «gouverné par ces gens-là» voue ceux (celles) qui s’y essaient à être placés dans l’illégalité et réprimés en conséquence. C’est bien là la première des leçons de l’affaire de Tarnac qui n’est pas une «bavure», un abus, mais bien la manifestation de l’effectivité de cette nouvelle règle.

Or, toute la campagne qui s’est développée en faveur des inculpés est portée par un si vif et si constant désir d’innocence, de si persistantes références à la légalité, à l’inoffensive innocence des inculpés qu’il apparaît très distinctement que, pour l’essentiel, le référent démocratique indistinct continue à obscurcir la perception du présent politique de ceux qui s’y trouvent mobilisés. Pour être dans l’esprit du temps, la victimisation des inculpés, innocents par position et définition, va dans le sens de cet effacement hâtif et compulsif de tout ce que l’expérience qu’ils avaient entreprise comportait d’inéluctablement insupportable aux yeux des gouvernants. On ne le dira jamais trop : nul ne saurait aujourd’hui entreprendre une politique rétive aux prises du dispositif parlementaire, médiatique, pastoral (etc.) s’il n’entre pas dans la peau du coupable et de l’individu dangereux (ce qui ne signifie en rien, faut-il le préciser, se plier aux conditions d’une incrimination fondée sur une construction discursive hallucinatoire). C’est cela que fait disparaître la campagne de tonalité si morale, si vertueusement indignée, en faveur des inculpés et dont le présupposé implicite et aveugle est donc nécessairement que nous vivons, aujourd’hui comme hier, sous le régime d’un état de droit auquel ferait exception de manière si scandaleuse le traitement réservé à nos amis de Tarnac. Sur ce point, d’ailleurs, le parti [pris] d’«invisibilité» mis en avant par ceux qui endossent la responsabilité de L’insurrection qui vient («Comité invisible») trouve ici ses limites distinctes : survient rapidement ce moment, lorsqu’on s’engage dans une action politique, lorsqu’on propose des analyses susceptibles de fonder des actions, lorsqu’on énonce des prescriptions, où le parti de l’anonymat débouche sur des impasses et des contradictions inextricables ; survient toujours ce moment où, dès lors qu’il s’agit de ne pas se cantonner dans le domaine de l’«action directe», il importe que les mots aient une signature, les propositions un nom, les actions un sigle, etc.

Étrangement, le sens commun du sujet de l’État démocratique («Nous sommes en démocratie, tout de même !»), rudement mis à l’épreuve ces derniers temps, trouve matière à se raffermir sur ses bases à l’occasion de cette affaire : les incriminations volent en éclat, une partie des inculpés est remise en liberté, le procès s’annonce plutôt mal pour les instigateurs de l’affaire et, plus que jamais, Mme Alliot-Marie est sur un siège éjectable — rêverait-on plus belle leçon de démocratie en acte ? Le malheur est que, à l’examen, c’est tout le contraire qui se discerne ici, au delà des effets de surface tranquillisants — l’implacable efficace des polices de tous ordres. Le si louable désir de vie coupable (au sens que Foucault donne à cette expression) qui animait nos jeunes gens se trouve dérobé sous le drapé de leur native distinction ; le corporatisme des «élites» fait le reste et, la messe ayant été dite par tant d’esprits éminents et penseurs de renom mondial, le pouvoir intellectuel administre une correction bien méritée au pouvoir policier. Bref, les choses rentrent dans l’ordre, l’erreur des agités sécuritaires qui conseillent le ministre de l’Intérieur ayant été de sous-estimer ces pesanteurs bien françaises (le juge «antiterroriste» Gilbert Thiel rappelait, à l’occasion de l’affaire, qu’un précédent au moins s’était présenté récemment dans l’usage indiscriminé de l’imputation de «terrorisme» — lorsqu’un jeune postier un peu exalté avait fait sauter quelques radars routiers, se blessant gravement au passage [
Libération du 26/11/2008] ; nul, alors, ne s’était soucié de pétitionner pour dénoncer l’extravagance de l’incrimination, ce n’était qu’un postier sans paillettes, qui n’avait jamais frayé avec la philosophie ni jamais rencontré Michel Drucker).

Une telle involution du processus engagé par la publication de L’insurrection qui vient et la création de la commune de Tarnac, détourné au profit d’une démonstration en faveur de la validité quand même, en dépit de tout, de la normativité démocratique — sinistre «leçon» — était-elle inévitable, dès lors que la machination policière avait pris forme ? On se permettra d’en douter. Il y eut, dans un passé plus ou moins récent, des exemples inoubliables de rassemblements pétitionnaires autour d’acteurs politiques, de militants, d’activistes de différentes causes radicales, et dont le propre était non pas d’ensevelir leur combat sous les gravats de l’idéologie moyenne de l’État démocratique allié au discours moral de la présomption d’innocence, mais bien de se solidariser avec leur combat, dans les formes et dans les termes que celui-ci proposait. Ce fut le cas avec l’appel des 121, pendant la guerre d’Algérie, qui, se solidarisant avec les insoumis et les déserteurs de l’armée française, faisait de ses signataires non pas des grands témoins de moralité inspirés par la charte de l’État de droit, mais bien des coupables par association. Ce fut aussi le cas des femmes de renom qui, en solidarité avec d’autres, anonymes, inculpées pour avoir avorté, proclamaient non pas leur indignation face à cette incrimination, mais déclaraient en avoir fait tout autant et réclamer leur propre mise en cause.

On aurait aimé, dans le même esprit, voir les signataires de l’appel susmentionné non pas rappeler l’État démocratique à ses sacro-saints principes et l’exhorter à renoncer à l’usage de l’exception, mais bien plutôt se déclarer coupables des mêmes torts hétéroclites que ceux reprochés, aux accusés de Tarnac : détester les téléphones portables, être dissidents quoique issus de familles très convenables, refuser les prélèvements d’ADN, posséder une maison à la campagne, participer à des manifestations qui, parfois, tournent mal, citer Auguste Blanqui dans leurs écrits, avoir lu Pouget et Sorel, approcher, parfois, d’une voie ferrée, ne pas respecter la légalité en toutes circonstances et dans le moindre de ses détails, considérer l’insurrection comme un possible historique toujours actuel, récuser l’assimilation du mot communisme à la criminalité historique, etc. En vertu de quoi, les signataires auraient demandé à être inculpés, pour les mêmes chefs d’accusation que Coupat et les autres emprisonnés. Assurément, un appel de cette tournure — tous Coupat, tous coupables ! — aurait produit un tout autre effet que celui qui a si fortement contribué à installer la défense des inculpés dans cette espèce de marécage antipolitique, peuplé de sage indignation, de dénis obstinés et de tant de bons sentiments. Pour un peu, on en viendrait à se demander par l’action de quel malin génie funeste la rédaction d’un texte militant signé par le gratin de la philosophie contemporaine se trouve avoir été confiée à un bousilleur dont la pendule politique s’est arrêtée à l’heure de l’antifascisme des années 1930…

D’une façon générale, autant que l’incapacité, ici manifeste, pour nos philosophes d’établir un geste politique sur leurs propres fondements théoriques, apparaît l’extraordinaire difficulté pour un infracteur ou supposé tel, de faire entendre dans une telle configuration, sa propre parole et ses propres raisons, à propos des actions ou des conduites qui lui sont reprochées. Au nom de la nécessité d’une défense efficace et réaliste, la parole de nos «communards» a été rigoureusement éteinte — et pas seulement parce que, pour certains d’entre eux, ils étaient enfermés —, de même que L’insurrection qui vient a été déminé et pieusement rebaptisé «un essai politique qui tente d’ouvrir de nouvelles perspectives» [
Lettre ouverte des familles, texte cité supra]… Le «Comité invisible» est devenu inaudible, lui qui avait su trouver les mots les plus justes pour exposer ses analyses et ses motifs, au moment où sa parole était le plus nécessaire — celui où se déversaient sur lui les accusations les plus biaisées et où prenait corps le travestissement de tout ce qu’il avait entrepris. Les derniers à travailler à une telle disparition, une telle dépossession n’ont pas été ceux pour qui cette affaire a été l’occasion de réintensifier la classique opposition entre peuple et plèbe, gens du monde et hommes infâmes ; les uns pour opposer le peuple travailleur qui aime son labeur et soigne son outil de travail (par opposition à ceux qui se disent allergiques à l’emploi et sabotent le bien commun), les autres pour réintégrer de force dans le camp des gens convenables et innocents par origine et statut ceux qui, volontairement, avaient organisé des lignes de fuite hors de ce qui, socialement, les «destinait».

Dans les deux cas, il s’agit de faire en sorte que plus rien, ou le moins possible, ne demeure et s’exprime au grand jour de l’expérience propre de cette plèbe singulière et, surtout, que plus rien n’y fasse sens — seul étant appelé à persister le souvenir du rassemblement vertueux qui mit en échec (on peut, du moins, l’espérer à heure où l’on écrit) le montage policier — un concours de foule qui aura été, à l’échelle de Tarnac, l’équivalent de celui qui donna lieu, en mai 2002, au plébiscite «antifasciste» dont l’effet le plus manifeste a été d’ouvrir une voie royale à Sarkozy.

Les nombreuses années passées dans les prisons italiennes par Paolo Persichetti, après son extradition expéditive et félonne par les autorités françaises, la réincarcération de Jean-Marc Rouillan montrent que ceux qui se refusent jusqu’au bout à plier devant les injonctions d’avoir à admettre, la tête basse, que seule la violence de l’État est légitime, à entrer dans le jeu abject des rites de repentance, de reniement et de soumission sont voués à subir une peine infinie. La dignité, en politique, de ce point de vue, se trouve, au moment où le tout-venant des «élites» change de camp et de discours comme il change de voiture de fonction, repoussée au point le plus excentré — là où, envers et contre tout, ces militants se rendent insupportables à l’État et aux journaux en ne cédant rien, quoi qu’il doive leur en coûter, sur leurs convictions, sur leur passé. En ce temps où les palinodies, les reniements et la mise en œuvre de la règle «efface tes traces !» font l’essentiel du bagage «éthique» de nos hommes politiques, il est remarquable que ceux des inculpés qui demeurent emprisonnés maintiennent, dans leur silence même, envers et contre tous les certificats de bonne conduite qui leurs sont décernés par leurs soutiens bien intentionnés, ce cap de l’intraitable.

C’est évidemment aujourd’hui le rêve ardent du bunker sécuritaire, d’Alain Bauer à Sarkozy, en passant par tous les tâcherons de l’anti-terrorisme, de mettre la main sur des groupes activistes dont ils pourraient dire : voilà, les héritiers de la bande à Baader et d’Action directe sont là, ils sont armés, prêts à tuer et en voici les preuves ! C’est leur rêve, car Dieu sait quelle providence politique, électorale représenterait, à défaut de tout autre, une telle chance d’exhiber la preuve tangible des risques et menaces innombrables qui nous assaillent ! Mais comme une telle manne n’existe pas, il a bien fallu l’inventer en travestissant des discours et des conduites, inséparables de formes nouvelles de résistance ou de riposte en «terrorisme». L’affaire de Tarnac aura eu au moins le mérite de dégonfler cette baudruche du «terrorisme» à géométrie variable — mais sans que la critique de ce vocable corrompu aille jusqu’à sa complète récusation : nombreuses sont les bonnes âmes qui pensent que l’accusation de terrorisme lancée contre ces jeunes gens était abusive et scandaleuse, mais qu’au demeurant la lutte contre le vrai terrorisme justifie bien, dans des circonstances données, quelques atteintes aux libertés publiques.

Or, la validation du vocabulaire et des schèmes discursifs de nos gouvernants n’est jamais que le début du consentement à ce qui nous réduit aux conditions du gouvernement qui établit comme sa règle légitime ce dont se nourrit l’état d’exception proliférant. Et ce n’est pas parce que les inculpés de Tarnac ne sont rien de ce qu’en a dit Mme Alliot-Marie relayée par quelques magistrats «antiterroristes» (encore le vocabulaire corrompu de l’ennemi) que L’insurrection qui vient est une prophétie vide et une rodomontade sans conséquence ; n’est-il pas pour le moins singulier que les émeutes juvéniles qui ont éclaté en Grèce en décembre 2008, suite à l’assassinat d’un jeune par un policier à Athènes, aient sur le champ été entendues aussi bien par la presse que par les gouvernants de ce pays, Sarkozy en tête, comme un avertissement, voire le signe avant-coureur de ce à quoi il conviendrait de se préparer ? Du côté de l’État, des «experts» de toutes sortes, le syndrome de l’explosion sociale se développe, en conséquence de quoi sont mis en place toutes sortes de dispositifs destinés à faire face au «coup dur», à la situation d’urgence. On pourrait même dire qu’une telle commotion constitue pour eux l’un des scénarios non seulement du possible mais du souhaitable — tant ils sont en quête de dérivatifs face aux effets durables du tsunami financier de l’année 2008.

«Nous n’avons rien fait de mal, nous sommes irréprochables — l’État de droit, la Ligue des Droits de l’Homme et Daniel Cohn-Bendit avec nous !» demeurent, dans cette conjoncture, des réponses un peu courtes et surtout mal dirigées. Plutôt que de succomber au charme facile des prédictions apocalyptiques qui annoncent sans frais l’imminence de la chute de notre «ancien régime», nous gagnerions plutôt à dire : en de telles circonstances, il n’est pas exclu, en effet, que nous puissions devenir dangereux, que nous nous destinions à le devenir, tant ce qui nous gouverne est devenu abject, menaçant et insupportable ! Après tout, ce ne sont pas les exemples qui manquent, dans le présent, de pôles et de manifestations de radicalité qui, activement, organisent la résistance à cet insupportable — sans papiers, lycéens, enseignants, ouvriers grévistes, psychiatres même, que rien ne destine à se conduire en subversifs, révoltés par le décret présidentiel leur enjoignant de traiter désormais les malades mentaux en criminels…

Il est intéressant que, dans ce contexte où les lignes de tension et d’affrontement se multiplient, l’accent se trouve porté, en l’absence de toute capacité des appareils politiques traditionnels à se tenir à la hauteur de l’exaspération qui monte, sur les conduites davantage que sur les projets. Une nouvelle subjectivité de résistance et de défection émerge, qui trouve son expression dans la multiplication des proclamations et manifestations de désobéissance. Il ne s’agit pas tant de renouer avec le grand mythe de l’illégalité, du soulèvement violent et massif que de dire, simplement : dans ces conditions, nous n’obéirons plus, nos conduites deviendront ingouvernables, cesseront d’être programmables. Nous cesserons d’être les agents de ce que tentent de produire et de reconduire ceux qui nous gouvernent, nous ne serons plus dans ces rôles, nous ne serons plus, si possible, là où nous sommes prévus et attendus.

C’est, pour l’essentiel, ce à quoi exhorte L’insurrection qui vient, et cela va un peu plus loin que «planter des carottes». Mais ce ne serait pas la première fois que des parents découvriraient après-coup ce qu’ils ont toujours préféré ignorer — les talents cachés de leur progéniture.

Alain Brossat, décembre 2008 - janvier 2009
Éditions Lignes.


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