La prison n'est pas un monde à part
Comment la loi pénitentiaire s’inscrit dans son époque
Depuis une dizaine d’années, le processus s’est accéléré : les lois se succèdent, les organismes d’État fusionnent (les Assedic avec l’ANPE, la police avec la gendarmerie, les services de renseignement entre eux…), le tout soutenu par une propagande d’État omniprésente (293 millions d’euros cette année rien que pour la «communication»…).
Aujourd’hui, le système capitaliste se dit en crise ; les États tentent de renflouer les banques et les sociétés de crédit pour sauver les industriels, à coups de centaines de milliards, avec l’argent placé par des particuliers. Un énorme cadeau de plus pour regarnir les portefeuilles des falsificateurs, escrocs, détourneurs de fonds patentés qui prospèrent en bandes organisées grâce à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les États dont les caisses étaient prétendument vides pour assurer les prestations sociales vitales trouvent une somme de 1700 milliards d’euros en Europe pour garantir les prêts interbancaires. Les exploiteurs n’ont vraiment pas de souci à se faire ; quand ils ratent leur coup, ils sont recavés — et ils sont couverts par la loi ! Après la réduction de l’impôt sur les grandes fortunes, la mise en place du bouclier fiscal, l’abattement des charges sociales, la suppression progressive de la taxe professionnelle, l’État a dépénalisé les délits financiers.
Le travail salarié demeure la valeur centrale en termes d’organisation humaine. C’est d’autant plus absurde qu’il y en a de moins en moins en Europe : les contrats à temps partiel, les contrats à durée déterminée, la plupart du temps sous-payés, n’arrivent pas à masquer la baisse de l’offre globale d’emploi ; même les économistes prévoient déjà une augmentation importante du nombre de chômeurs pour les trois ans à venir. Cette injonction paradoxale : «va bosser même si y a pas de taf», produit un sentiment de culpabilité et d’infériorité difficile à dépasser pour ceux à qui elle s’adresse. Cette logique permet d’établir les critères de sélection entre ceux qui «réussissent» et les «inadaptés» ; entre les «bons» et les «mauvais». Elle justifie la mise en place de moyens de contrôle pour repérer, stigmatiser et punir les «inutiles».
La tendance historique : «travailler moins pour gagner plus» — 40 heures en 1936, 39 en 1982, 35 en 2002… — a été inversée, et c’est ainsi qu’elle s’inscrit maintenant dans les textes du nouveau code du travail entré en application le 1er mai 2008 ! Il ne considère plus la durée du travail sous l’angle de la santé, mais uniquement en termes de coût. Le temps des travailleurs et leur vie même appartiennent toujours plus aux patrons qui déterminent les horaires, les coupures, le lieu, le coût du travail. Les chômeurs et érémistes ont un référent qui les convoque régulièrement pour évaluer leur projet individuel d’insertion. Les précaires doivent s’inscrire à des stages, se soumettre à des évaluations, ils sont obligés d’accepter loin de chez eux des boulots trop courts et mal payés s’ils ne veulent pas se voir retirer leurs maigres allocations.
À l’intérieur des prisons, il est demandé aux prisonniers de mettre en place un «projet d’exécution de peine», qui doit comporter des garanties de leur «insertion» après leur sortie ; attendre d’un prisonnier qu’il trouve du travail dehors depuis sa cellule, c’est demander à un aveugle de trouver une aiguille dans une botte de foin. La «bonne volonté» du prisonnier est pourtant censée être le gage de sa volonté de réinsertion. Par contre, en mai 2008, une convention entre l’administration pénitentiaire et le Medef a été signée ; les patrons «souhaitent contribuer à la réinsertion des détenus» : privée de toute protection sociale, la main-d’œuvre carcérale reste une des moins chères du marché même au niveau international. La prison est le seul endroit où le travail à la pièce reste licite. La responsabilité individuelle est une autre valeur phare de cette société : renvoyer chacun à sa situation personnelle, c’est un bon moyen de se dégager de toute responsabilité collective en faisant passer les conséquences des orientations institutionnelles guidées par les choix politiques des instances internationales pour des parcours individuels, des cas particuliers. La place assignée à chacun dans le système est déterminée par son aptitude à se considérer comme seul responsable de sa situation et à s’intégrer dans le monde de l’exploitation, et, par son comportement face aux institutions. Chacun n’a que ce qu’il «mérite».
Le RSA prévoit qu’«en cas d’obstacles personnels rendant indisponible pour la recherche d’emploi, la personne sera orientée vers un accompagnement social. Sa situation sera réexaminée tous les six mois par une équipe pluridisciplinaire.» Les contrôleurs sociaux, médicaux et psychologues ont pour fonction de rendre le chômeur responsable de ses échecs : c’est lui qui est trop exigeant, fainéant, malade… un parasite.
La réforme du Ceseda commande que soit évalué «l’engagement personnel [des étrangers] à respecter les principes de la république, la maîtrise du Français, les compétences et les talents pour participer de façon significative et durable au développement économique ou au rayonnement intellectuel, culturel et sportif de la France». C’est sur ces critères que leur seront attribuées les cartes de séjour et que sera déterminée la durée de leur validité.
À l’intérieur, la soumission aux règles pénitentiaires, le choix des fréquentations, le respect des injonctions judiciaires de rembourser les parties civiles et des injonctions thérapeutiques, mais aussi le repentir obligatoire déterminent les conditions de détention et la durée de la peine.
Une autre des règles essentielles de ce monde est la compétition. Être le meilleur à n’importe quel prix, autrement dit : chacun pour soi, au détriment des autres. Comme ce processus d’individualisation produit une séparation généralisée qui rend inimaginable un quelconque intérêt commun, chacun suit sa logique propre avec ses bonnes raisons jusqu’à devenir, si nécessaire, un rouage du contrôle étatique : un expert psychiatre peut décider qu’un prisonnier est irrécupérable, une instit virer un môme pour une «incivilité», un intérimaire couper l’électricité d’un foyer sans problème de conscience, un sans-papier participer à la construction d’un centre de rétention… Il ne faut pas oublier que c’est l’État qui fixe les règles et qui donne les ordres.
Diviser pour mieux régner ; chacun pour soi. Au fil des luttes, les différentes branches du salariat s’étaient peu à peu regroupées «derrière le même code du travail pour mieux défendre leurs intérêts communs en unissant leurs forces contre les exploiteurs». Elles ont de nouveau éclaté en secteurs séparés. Le nouveau code du travail ne fait que restaurer un dispositif plus ancien : le corporatisme — dont le mouvement syndical lui-même a favorisé la résurgence.
La prison n’est pas un monde à part, c’est une composante du mode de production et d’exploitation et du système politique, et des valeurs qui les accompagnent. Plus le nombre de ceux qui sont réduits à la survie ou à la famine augmente, plus le contrôle et la répression s’accentuent. De nouvelles lois sont votées, qui instaurent de nouveaux délits, donc de nouvelles punitions : les peines s’allongent et les formes d’enfermement se diversifient. Les étrangers qui ne répondent pas aux critères de l’«émigration choisie» sont expulsés : de nouveaux centres de rétention vont ouvrir, la durée de rétention a été allongée de douze à trente-deux jours… Les précaires sont de plus en plus fliqués, leur «niveau de vie» épluché, leurs pirations évaluées. Les prisonniers qui refuseraient de se plier aux «soins», qui n’accepteraient pas de se renier, qui ne se soumettraient pas au travail pour des clopinettes peuvent faire une croix sur leurs aménagements de peine. Les prisons «modèles» proposent un éventail d’enfermement «adapté» à chaque situation, ou une savante gradation dans la rétorsion — en d’autres termes, le pire est toujours à venir.
Le tableau est plutôt sombre. Le système fonctionne avec la collaboration active d’un nombre de plus en plus important de fonctionnaires, de contrôleurs sociaux, de médecins, d’agents de sécurité… Difficile d’échapper à ce maillage. L’acceptation des valeurs dominantes conduit, concession après concession, à devenir un rouage du système. Il peut paraître plus simple de suivre l’ordre des choses individuellement, en espérant en tirer profit — d’autant plus que les organisations syndicales et les associations vont toutes dans ce sens. Ainsi, le nouveau code du travail est passé sans provoquer le moindre remous : aucune information, aucune critique, aucun débat, aucune mobilisation malgré les transformations profondes qu’entérine ce texte. Il est vrai que les syndicats avaient déjà fort à faire dans leurs négociations avec le gouvernement sur leur représentativité. Les organismes intervenant sur la question carcérale et autres syndicats de magistrats n’ont pas fait mieux en ce qui concerne la loi pénitentiaire : ils contribuent tous à son élaboration en pensant naïvement — ou complaisamment — qu’ils pourraient être des partenaires de poids du ministère de la justice. Pour ce qui est des centres de rétention, la Cimade est obnubilée par le souci de conserver le monopole de sa présence à l’intérieur pour en exiger la disparition.
La loi pénitentiaire est un texte de loi — parmi d’autres (le code du travail, le code d’entrée et de séjour des étrangers demandeurs d’asile - Ceseda, le revenu de solidarité active - RSA) — qui structure et encadre l’adhésion et la soumission du plus grand nombre à l’évolution du système capitaliste. Elle étend les mesures répressives et diversifie les modalités du contrôle et de la punition ; et révèle les valeurs qui sous-tendent l’ensemble des réformes mises en place.
Depuis une dizaine d’années, le processus s’est accéléré : les lois se succèdent, les organismes d’État fusionnent (les Assedic avec l’ANPE, la police avec la gendarmerie, les services de renseignement entre eux…), le tout soutenu par une propagande d’État omniprésente (293 millions d’euros cette année rien que pour la «communication»…).
Aujourd’hui, le système capitaliste se dit en crise ; les États tentent de renflouer les banques et les sociétés de crédit pour sauver les industriels, à coups de centaines de milliards, avec l’argent placé par des particuliers. Un énorme cadeau de plus pour regarnir les portefeuilles des falsificateurs, escrocs, détourneurs de fonds patentés qui prospèrent en bandes organisées grâce à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les États dont les caisses étaient prétendument vides pour assurer les prestations sociales vitales trouvent une somme de 1700 milliards d’euros en Europe pour garantir les prêts interbancaires. Les exploiteurs n’ont vraiment pas de souci à se faire ; quand ils ratent leur coup, ils sont recavés — et ils sont couverts par la loi ! Après la réduction de l’impôt sur les grandes fortunes, la mise en place du bouclier fiscal, l’abattement des charges sociales, la suppression progressive de la taxe professionnelle, l’État a dépénalisé les délits financiers.
Le travail salarié demeure la valeur centrale en termes d’organisation humaine. C’est d’autant plus absurde qu’il y en a de moins en moins en Europe : les contrats à temps partiel, les contrats à durée déterminée, la plupart du temps sous-payés, n’arrivent pas à masquer la baisse de l’offre globale d’emploi ; même les économistes prévoient déjà une augmentation importante du nombre de chômeurs pour les trois ans à venir. Cette injonction paradoxale : «va bosser même si y a pas de taf», produit un sentiment de culpabilité et d’infériorité difficile à dépasser pour ceux à qui elle s’adresse. Cette logique permet d’établir les critères de sélection entre ceux qui «réussissent» et les «inadaptés» ; entre les «bons» et les «mauvais». Elle justifie la mise en place de moyens de contrôle pour repérer, stigmatiser et punir les «inutiles».
La tendance historique : «travailler moins pour gagner plus» — 40 heures en 1936, 39 en 1982, 35 en 2002… — a été inversée, et c’est ainsi qu’elle s’inscrit maintenant dans les textes du nouveau code du travail entré en application le 1er mai 2008 ! Il ne considère plus la durée du travail sous l’angle de la santé, mais uniquement en termes de coût. Le temps des travailleurs et leur vie même appartiennent toujours plus aux patrons qui déterminent les horaires, les coupures, le lieu, le coût du travail. Les chômeurs et érémistes ont un référent qui les convoque régulièrement pour évaluer leur projet individuel d’insertion. Les précaires doivent s’inscrire à des stages, se soumettre à des évaluations, ils sont obligés d’accepter loin de chez eux des boulots trop courts et mal payés s’ils ne veulent pas se voir retirer leurs maigres allocations.
À l’intérieur des prisons, il est demandé aux prisonniers de mettre en place un «projet d’exécution de peine», qui doit comporter des garanties de leur «insertion» après leur sortie ; attendre d’un prisonnier qu’il trouve du travail dehors depuis sa cellule, c’est demander à un aveugle de trouver une aiguille dans une botte de foin. La «bonne volonté» du prisonnier est pourtant censée être le gage de sa volonté de réinsertion. Par contre, en mai 2008, une convention entre l’administration pénitentiaire et le Medef a été signée ; les patrons «souhaitent contribuer à la réinsertion des détenus» : privée de toute protection sociale, la main-d’œuvre carcérale reste une des moins chères du marché même au niveau international. La prison est le seul endroit où le travail à la pièce reste licite. La responsabilité individuelle est une autre valeur phare de cette société : renvoyer chacun à sa situation personnelle, c’est un bon moyen de se dégager de toute responsabilité collective en faisant passer les conséquences des orientations institutionnelles guidées par les choix politiques des instances internationales pour des parcours individuels, des cas particuliers. La place assignée à chacun dans le système est déterminée par son aptitude à se considérer comme seul responsable de sa situation et à s’intégrer dans le monde de l’exploitation, et, par son comportement face aux institutions. Chacun n’a que ce qu’il «mérite».
Le RSA prévoit qu’«en cas d’obstacles personnels rendant indisponible pour la recherche d’emploi, la personne sera orientée vers un accompagnement social. Sa situation sera réexaminée tous les six mois par une équipe pluridisciplinaire.» Les contrôleurs sociaux, médicaux et psychologues ont pour fonction de rendre le chômeur responsable de ses échecs : c’est lui qui est trop exigeant, fainéant, malade… un parasite.
La réforme du Ceseda commande que soit évalué «l’engagement personnel [des étrangers] à respecter les principes de la république, la maîtrise du Français, les compétences et les talents pour participer de façon significative et durable au développement économique ou au rayonnement intellectuel, culturel et sportif de la France». C’est sur ces critères que leur seront attribuées les cartes de séjour et que sera déterminée la durée de leur validité.
À l’intérieur, la soumission aux règles pénitentiaires, le choix des fréquentations, le respect des injonctions judiciaires de rembourser les parties civiles et des injonctions thérapeutiques, mais aussi le repentir obligatoire déterminent les conditions de détention et la durée de la peine.
Une autre des règles essentielles de ce monde est la compétition. Être le meilleur à n’importe quel prix, autrement dit : chacun pour soi, au détriment des autres. Comme ce processus d’individualisation produit une séparation généralisée qui rend inimaginable un quelconque intérêt commun, chacun suit sa logique propre avec ses bonnes raisons jusqu’à devenir, si nécessaire, un rouage du contrôle étatique : un expert psychiatre peut décider qu’un prisonnier est irrécupérable, une instit virer un môme pour une «incivilité», un intérimaire couper l’électricité d’un foyer sans problème de conscience, un sans-papier participer à la construction d’un centre de rétention… Il ne faut pas oublier que c’est l’État qui fixe les règles et qui donne les ordres.
Diviser pour mieux régner ; chacun pour soi. Au fil des luttes, les différentes branches du salariat s’étaient peu à peu regroupées «derrière le même code du travail pour mieux défendre leurs intérêts communs en unissant leurs forces contre les exploiteurs». Elles ont de nouveau éclaté en secteurs séparés. Le nouveau code du travail ne fait que restaurer un dispositif plus ancien : le corporatisme — dont le mouvement syndical lui-même a favorisé la résurgence.
La prison n’est pas un monde à part, c’est une composante du mode de production et d’exploitation et du système politique, et des valeurs qui les accompagnent. Plus le nombre de ceux qui sont réduits à la survie ou à la famine augmente, plus le contrôle et la répression s’accentuent. De nouvelles lois sont votées, qui instaurent de nouveaux délits, donc de nouvelles punitions : les peines s’allongent et les formes d’enfermement se diversifient. Les étrangers qui ne répondent pas aux critères de l’«émigration choisie» sont expulsés : de nouveaux centres de rétention vont ouvrir, la durée de rétention a été allongée de douze à trente-deux jours… Les précaires sont de plus en plus fliqués, leur «niveau de vie» épluché, leurs pirations évaluées. Les prisonniers qui refuseraient de se plier aux «soins», qui n’accepteraient pas de se renier, qui ne se soumettraient pas au travail pour des clopinettes peuvent faire une croix sur leurs aménagements de peine. Les prisons «modèles» proposent un éventail d’enfermement «adapté» à chaque situation, ou une savante gradation dans la rétorsion — en d’autres termes, le pire est toujours à venir.
Le tableau est plutôt sombre. Le système fonctionne avec la collaboration active d’un nombre de plus en plus important de fonctionnaires, de contrôleurs sociaux, de médecins, d’agents de sécurité… Difficile d’échapper à ce maillage. L’acceptation des valeurs dominantes conduit, concession après concession, à devenir un rouage du système. Il peut paraître plus simple de suivre l’ordre des choses individuellement, en espérant en tirer profit — d’autant plus que les organisations syndicales et les associations vont toutes dans ce sens. Ainsi, le nouveau code du travail est passé sans provoquer le moindre remous : aucune information, aucune critique, aucun débat, aucune mobilisation malgré les transformations profondes qu’entérine ce texte. Il est vrai que les syndicats avaient déjà fort à faire dans leurs négociations avec le gouvernement sur leur représentativité. Les organismes intervenant sur la question carcérale et autres syndicats de magistrats n’ont pas fait mieux en ce qui concerne la loi pénitentiaire : ils contribuent tous à son élaboration en pensant naïvement — ou complaisamment — qu’ils pourraient être des partenaires de poids du ministère de la justice. Pour ce qui est des centres de rétention, la Cimade est obnubilée par le souci de conserver le monopole de sa présence à l’intérieur pour en exiger la disparition.
L’Envolée no 24, décembre 2008.