La sécurité privée empiète de plus en plus sur la police en Europe
Comme un parent éloigné, la sécurité privée a été invitée à la table des sujets abordés au dernier moment, juste avant que ne s’achève la présidence française de l’Union européenne. Lundi 15 décembre, au ministère de l’Intérieur, — tout un symbole —, devait donc s’ouvrir le premier sommet européen de la sécurité privée. Un secteur, rappelle Nicolas Sarkozy dans la préface d’un Livre blanc rédigé pour l’occasion, qui représente aujourd’hui en Europe 1,7 million de personnes, 50.000 entreprises, et un chiffre d’affaires de 15 milliards d’euros. Dans son message, le chef de l’État français exhorte à «coproduire des solutions public-privé de sécurité».
«Longtemps toisée» selon les auteurs du rapport, la sécurité privée sent le vent tourner. Inscrite depuis la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, la carte professionnelle des agents de sécurité privée, en France, devrait voir le jour en mars 2009, par décret. Un moyen de légitimer un secteur qui n’a pas toujours bonne réputation. «Cela permettra à la profession d’être mieux reconnue», se félicite Claude Tarlet, président de l’Union des entreprises de sécurité privée (USP). Implantée dans le gardiennage, et le convoyage de fonds, le secteur privé, en France, louche ouvertement vers le transfert des détenus et la régulation du stationnement, comme en Grande-Bretagne.
Partout en Europe, ce domaine ne cesse de progresser d’après l’état des lieux dressé dans le seul domaine de la surveillance humaine par la Confédération européenne des services de sécurité (CoESS), et l’Institut national des hautes études de sécurité.
Sur la base de données de 2004, seuls à pouvoir être agrégés, l’UE des 27 compterait 237 agents privés pour 100.000 habitants, à comparer à une moyenne de 360 policiers pour 100.000 habitants. Le paysage est cependant très contrasté selon les États. Ainsi, la Hongrie se classe-t-elle loin devant par le nombre de ses agents privés trois fois supérieur à la moyenne européenne… Puis viennent la Pologne, l’Irlande et le Luxembourg. La France se situe dans le dernier tiers de la classe.
Dérégulation
Dans huit pays, les effectifs privés ont dépassé les effectifs publics, notamment en Finlande, en Roumanie, ou bien encore au Royaume-Uni. C’est dans ce dernier État que la dérégulation a été la plus poussée. En Grande-Bretagne, l’escorte et le transfert des détenus, à l’exception des terroristes et des prisonniers très dangereux, sont pris en charge par le privé depuis 1992 : 11 sur 130 prisons sont passées dans le giron privé. La détention administrative, en aéroport et dans les centres de rétention également, sachant que 9 des 11 sites sont entièrement gérés par des entreprises privées. Enfin, ce sont des agents privés qui dressent, au Royaume-Uni, les procès-verbaux aux véhicules en infraction.
Ailleurs, d’autres activités ont été déléguées. En Hongrie, des privés assurent la surveillance des bâtiments publics, ministères ou tribunaux. En Italie, la vidéo surveillance urbaine leur a été confiée. En Espagne, en plus de la surveillance du métro, le secteur privé s’est arrogé la possibilité de protéger les personnes menacées par l’ETA, travaillant dans le secteur privé et public (comme les maires).
En Roumanie, la coopération s’est étendue au point qu’un protocole a été signé entre la police et des prestataires privés les autorisant à intervenir conjointement dans le maintien de l’ordre public. Ainsi, policier et agent privé patrouillent-ils dans le même véhicule. Toutefois, notent les auteurs du Livre blanc, «ces équipages hétéroclites ne produisent pas toujours les résultats attendus, les occupants ne s’entendant pas automatiquement sur leurs objectifs respectifs»…
Encore, cette photographie ne tient-elle pas compte des technologies, des laboratoires privés qui effectuent les recherches sur les ADN par exemple, ou même du domaine de l’intelligence économique. Rien qu’en France, un nombre croissant de policiers est attiré de la sorte vers le privé. La future loi sur la sécurité intérieure devrait réaffirmer quelques règles de pantouflage (cinq ans sont imposés en théorie aux policiers et gendarmes pour devenir agent de renseignement privé), — toujours contournées à coups de dérogations.
Effectifs comparés Sécurité publique/sécurité privée. En gras, les pays où les effectifs du privé sont plus importants que ceux du public.
Allemagne : 250.000/173.000
Autriche : 20.000/10.000
Belgique : 39.000/12.673
Bulgarie : 47.000/58.700
Danemark : 14.000/5250
Espagne : 223.000/83.000
Finlande : 7500/10.000
France : 250.000/159.000
Hongrie : 40.000/80.000
Irlande : 12.265/10.500
Italie : 425.000/49.166
Luxembourg : 1573/2200
Pays-Bas : 49.000/30.000
Portugal : 46.000/28.000
République tchèque : 46.000/51.542
Royaume-uni : 141.398/250.000
Suède : 18.000/13.500
Isabelle Mandraud
Le Monde, 15 décembre 2008.