L'insurrection qui vient est en avance sur l'horaire
Interview d’Éric Hazan, directeur des éditions La Fabrique, éditeur de L’insurrection qui vient.
Une société qui craque, ce n’est pas comme un sac en plastique trop plein. Ça ne craque pas d’un seul coup, répandant ses marchandises en avalanche sur le sol. Quand une société craque, comme en 1968 par exemple, c’est le résultat d’un long et patient travail, identique au travail de la parturiente qui accouche. L’enfant qui naît a été conçu neuf mois plus tôt.
Il y a eu 2005 et les manifs anti CPE. Il y a aujourd’hui un vent de révolte qui souffle en Grèce et qui se manifeste dans quelques villes d’Europe. Et il y a les discours sécuritaires, la stigmatisation et la ghettoïsation d’une partie de la jeunesse, la fabrication d’un ennemi intérieur, le délit d’outrage, les gardes à vue dont le nombre explose, la paupérisation de la société…
Et puis, récemment, l’incroyable histoire, dans ce pays des droits de l’homme où comme chacun sait les trains arrivent à l’heure, d’une bande de pseudo-terroristes retranchés en des terres chiraquiennes. On les soupçonne de faire dérailler les fameux trains qui arrivent à l’heure. On perquisitionne et l’on découvre, entre un horaire de chemins de fer et une échelle, un petit livre vert : L’insurrection qui vient (La Fabrique éditions). On dit que Julien Coupat est l’auteur de ce livre (ça reste à prouver).
Mais on ne prête pas vraiment attention à ce qui est écrit dans L’insurrection qui vient. On en détourne le regard, comme honteux, on le charge de toutes nos turpitudes ou on lui fait les yeux doux. On s’aveugle.
Il s’agit pourtant moins d’une prophétie que d’un état du monde dans lequel nous vivons. Un manifeste réaliste. Une gueulante proche de celles de Darien, Morvan Lebesque, Ferré, ces pères Peinard, une révolte salutaire qui nous bouscule par son lyrisme et son côté mal foutu, bancal.
Il y eut dans un passé récent d’autres livres qui font leur chemin : Taz ou Europeana du Tchèque Patrik Ourednik (celui-ci d’un niveau largement supérieur à tout ce que l’on peut lire de récent dans le domaine de la subversion). Ces livres parlent du monde dans lequel nous vivons. Sans illusion. Mais sans désenchantement non plus. Car ils sont sous-tendus par une force intérieure, comme l’arche sous-tend la cathédrale.
La presse qui avait reçu L’insurrection qui vient lors de sa parution, en mars 2007, n’y a pris garde et ne l’a pas davantage évoqué dans ses colonnes. Il est vrai qu’il échappe aux catégories. Aux éditions La Fabrique, que dirige Éric Hazan, il est publié avec Walter Benjamin, Raymond Depardon, Charles Fourier, Auguste Blanqui… Des théoriciens. Et des écrivains. Dans les différents compte-rendus cette dimension littéraire n’est jamais évoquée.
Chacun se perd en conjectures sur les auteurs de ce livre qu’on ne sait décidément pas par quel bout prendre. Pour la presse qui l’a reçu à sa sortie (mars 2007) mais ne l’a lu que quand elle en a reçu l’ordre par la police ce livre brûle les doigts. Toujours la même rengaine.
Pour Marc Cohen, de Causeur, qui à l’époque de L’Idiot international ne regardait pas passer les trains de l’histoire, «cette pseudo pièce à conviction n’est hélas qu’un inoffensif conglomérat de banalités toninégristes, bourdivines ou ségolénistes, cimentées par une ignaritude sans bornes, qui n’appelle donc qu’une franche rigolade, suivie d’une sévère correction».
On rigole d’avance en imaginant le pauvre Marc Cohen qui n’a pas dû grandir depuis qu’il officiait chez Hallier, administrer une «correction» (d’imprimerie ?) à cette équipe de jeunes gens vigoureux.
Pour Marianne, plus classique, L’insurrection qui vient est le «manuel du parfait petit saboteur». Pour Le Parisien «ce livre ne passe pas inaperçu dans les milieux de ceux qui cherchent des lectures politiques qui sortent de l’ordinaire» (ah ah !). Pour Libération c’est un bréviaire anarchiste qui intéresse la police.
Je ne parle même pas des alters pour qui ce livre est une révélation divine, ni des commentateurs qui, naïvement, comme Biosphère, ne comprennent pas à «quoi sert-il de bloquer pour bloquer ?» Gentils…
Quant à Alain Baueur, il a tout intérêt à répandre l’idée que ce livre est dangereux. Alors que c’est la jeunesse qui est dangereuse !
Précisons que si L’insurrection qui vient n’est pas l’indicateur de police des chemins de fer, il n’est pas non plus une boussole destinée à ceux qui ont perdu le sens de l’histoire, encore moins un manuel, ni un livre de recettes, ni un bréviaire, une bible, un livre rouge (vert) ou le phare de la pensée. Tout cela suffirait à le rendre déjà, en ce siècle de la vitesse, caduc.
L’insurrection qui vient c’est donc moins ce qu’on lui prête et sans doute plus que ça. C’est peut-être la photographie instantanée d’une génération perdue. C’est peut-être le récit d’une saison en enfer. C’est juste un livre et rares sont ceux qui, comme Politis, ont compris qu’un ouvrage édité par La Fabrique, éditeur du formidable L’édition sans éditeurs, ne pouvait être confondu avec une vulgaire brochure propagandiste.
À l’heure où la Grèce s’enflamme (ce qu’annonçait L’insurrection qui vient) et où d’autres villes d’Europe semblent prêtes à prendre le relais, à l’heure où la contestation lycéenne reprend du service, nous avons voulu évoquer le destin de ce petit livre qui fait son chemin dans les esprits, un peu comme cette vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement…
L’insurrection qui vient est donc un pamphlet, c’est-à-dire un livre de colère. On en parle ici avec Éric Hazan, son éditeur.
Olivier Bailly : Pourquoi avez-vous édité ce livre ?
Éric Hazan : Parce que j’ai trouvé qu’il était très bien ! En général quand un éditeur édite un livre c’est parce qu’il le trouve bon…
OB : Pas toujours, ça se saurait !
ÉH : Vous avez raison. Chez nous oui, en tout cas. C’est un très bon livre !
OB : Est-ce que vous vous souvenez du choc esthétique, politique, etc. que vous avez eu en le lisant ?
ÉH : Depuis Hegel on sait que la forme et le fond c’est la même chose. Donc : émotion esthétique ou analyse politique, exactement les deux. D’une part ça reprend tous les vieux thèmes classiques de la contestation, pour prendre un mot que je n’aime pas trop (mais je n’en vois pas d’autre tout de suite), tous ces vieux thèmes qui ont été repris, métabolisés, mis sans dessus dessous pour aboutir à la bouillie de la pensée dominante de droite d’aujourd’hui, ça reprend tous ces thèmes-là donc qui ont été métabolisés et dénaturés et ça leur redonne par un style extrêmement particulier leur tranchant d’origine.
OB : Vous dites contestation, à défaut d’autre mot. Moi je parlerais d’un livre de révolte…
ÉH : Oui, c’est mieux.
OB : La presse a beaucoup parlé d’un manuel du parfait petit insurgé…
ÉH : Oui, mais ça c’est au début, quand la presse dans son ensemble a repris tous les communiqués de la police en parlant de «manuel insurrectionnel», de «bréviaire anarchiste», etc. Ils ont repris toutes ces conneries dans le même temps qu’ils gobaient tout. Évidemment ce n’est ni un bréviaire ni un manuel. Mais au début la presse a tout gobé : l’hameçon, la ligne, le moulinet…
OB : Tout le monde a tout gobé, la presse d’abord, mais aussi les sites «alters». Tout le monde, d’une façon ou d’une autre, a lu ce livre avec des lunettes idéologiques. Y a-t-il eu une seule lecture critique de cet ouvrage ?
ÉH : Il n’y pas eu une vraie critique de ce livre… Oui, ce n’est pas faux. À vrai dire, c’est lors de sa parution qu’il aurait du y avoir des critiques or il y a eu un silence de plomb sur ce livre, comme sur beaucoup de livres de la Fabrique qui dérangent. On a l’habitude du silence de plomb de la presse.
OB : Ce qui m’étonne c’est la place de ce livre dans votre maison.
ÉH : Ah non ! Quand on publie Blanqui d’un côté et Badiou et Rancière de l’autre, ce livre est complètement cohérent avec ça. On n’est pas un parti politique, mais une maison d’édition. Donc on n’a pas à avoir une ligne politique à proprement parler. Une maison d’édition comme nous c’est une maison qui lutte pour l’émancipation sous toutes ses formes et je trouve que ce livre-là s’inscrit parfaitement dans cette façon de voir.
OB : Vous citez Blanqui. Est-ce que vous avez été séduit par les quelques références aux insurrections parisiennes de 1848 et 1871 citées dans le livre ? Rappelons que vous êtes tout de même l’auteur de L’invention de Paris (Le Seuil) dans lequel vous revenez en détail sur ces insurrections…
ÉH : Oui, parfaitement. C’est pourquoi il n’y a pas de raison d’être surpris de la présence de ce livre dans le catalogue de La Fabrique. Je trouve qu’il est parfaitement cohérent avec l’ensemble.
OB : Je me suis demandé si vous n’étiez pas l’auteur de L’insurrection qui vient ?
ÉH : Non. Disons que les gens qui ont écrit ce livre sont des gens que je connais bien, depuis longtemps, et que, lorsqu’on a des amis, on s’influence réciproquement. Mais ce n’est pas moi qui l’ai écrit. J’ai fait mon travail d’éditeur. C’est-à-dire que j’ai fait retravailler, retoucher certains passages, mais écrire non. On l’a moyennement retravaillé. On a discuté, comme on discute avec n’importe quel auteur.
OB : Le comité invisible c’est donc bien, comme son nom l’indique, plusieurs auteurs et non un seul, en l’occurrence Julien Coupat ?
ÉH : Ils sont plusieurs, c’est un collectif et je les connaissais avant d’éditer ce livre. Ils sont plutôt jeunes. Ils ont voulu être anonymes, je respecte ça.
OB : Est-ce que vous avez eu la sensation quand la police a arrêté Julien Coupat et ses amis que vous y aviez été pour quelque chose en publiant ce livre ?
ÉH : Il y a eu un grand pincement pour ce qui est de l’amitié, mais pour ce qui est de la responsabilité de l’éditeur que je suis dans l’arrestation par le biais du livre, je dirais non. Ce n’est pas tout de suite que le livre a été mis à la surface. Ça a pris un petit moment.
OB : Vous avez dit quelque part que cette arrestation avait fait augmenté les ventes du livre. Quel était le tirage d’origine et vous en êtes où, maintenant ?
ÉH : Avant cette affaire, on en avait vendu 8000. Entre nos mains, une vente pareille c’est bien. Maintenant je ne sais pas où on en est. Ça n’a pas doublé, mais enfin on en a vendu pas mal depuis cette affaire, ça c’est sûr ! Depuis le début nous en sommes à deux réimpressions.
OB : Certains commentateurs ont parlé de Debord à propos de ce livre, qu’en pensez-vous ?
ÉH : Ça ressemble à Debord si on veut, ça ressemble à Breton si on veut, sans que cela soit une filiation. C’est la hauteur de ton qui fait dire ça. Le premier Manifeste du surréalisme c’est écrit comme ça. Il y a un ton. C’est vrai que ce ton est dans la filiation surréaliste-situationniste. L’idée de faire, aussi bien les auteurs de ce livre que Julien et ses amis qui ont été arrêtés, d’en faire une secte violente, austère et retranchée c’est absolument contraire à ce qu’ils sont.
OB : Vous devez connaître Alain Bauer. On lit sur sa fiche Wikipedia qu’il a distribué à qui voulait des exemplaires de L’insurrection qui vient…
ÉH : Il en a acheté 40 ! Je crois qu’il est en grande partie à l’origine de l’intoxication de notre ministre de l’Intérieur à la rubrique «il y a des gens qui se préparent — à l’ultra-gauche comme il disent — à des actions violentes et dangereuses». Donc, ce livre, en extrayant quelques phrases de leur contexte avec un stabilo jaune et en le distribuant à des gens qui ne savent pas lire, je pense qu’en effet c’était une arme. Cela lui a permis de faire fructifier son fond de commerce. Parce qu’il est à la fois conseiller de la ministre et il a une boîte de conseil…
OB : Que pensez-vous de la révolte qui a eu lieu en Grèce ces derniers jours ?
ÉH : Je pense que c’est exactement ce dont nos dirigeants ont peur. Ils ont la trouille d’une situation «à la grecque». Et c’est cette peur qui explique le tout-sécuritaire dont l’affaire de Tarnac est un élément de choix.
OB : Y a-t-il un autre livre prévu à la suite de L’insurrection qui vient ?
ÉH : Oui, je pense qu’il y aura une suite qui développera la deuxième partie du livre qui est juste ébauchée dans le premier volume : les pistes pour s’en sortir.
AgoraVox, 12 décembre 2008.