Préface de Michel Bounan à "Alchimie" de René Alleau

Publié le par la Rédaction


Alchimie, de René Alleau, a été publié pour la première fois en 1968 par l’Encyclopedia Universalis, quinze ans après son ouvrage plus spécialisé sur les Aspects de l’Alchimie traditionnelle. Les critiques, venues de gens toujours incompétents, dont l’alchimie a été l’objet depuis fort longtemps, et encore très récemment, ainsi que le désir de fêter à notre manière un tel anniversaire, justifient amplement cette réédition aujourd’hui.

Les contempteurs de lalchimie ont longtemps prétendu que cette science était un sous-produit bâtard et dégénéré du néoplatonisme alexandrin greffé sur des pratiques de faussaires et réactivé en Europe au moment de la Renaissance. Lauteur montre ici que lalchimie a été théorisée et pratiquée depuis les époques les plus reculées dans toutes les grandes civilisations, en Inde, en Chine, en Mésopotamie, puis dans la Grèce alexandrine, dans la civilisation arabo-musulmane qui lavait héritée des Perses et enfin dans lEurope chrétienne.

La transmission des connaissances alchimiques, qui sest faite dabord oralement et de façon initiatique à la manière des mystères antiques, a été ensuite confiée à des écrits codés et totalement incompréhensibles pour qui voudrait les lire comme des manuels de bricolage destinés à enseigner la transformation du plomb en or. Cette obscurité, définitivement décourageante pour de tels lecteurs, a largement contribué aux accusations de charlatanisme intéressé adressées aux alchimistes. Mais la difficulté daccès, volontairement sélective, du discours alchimique est propre à provoquer chez le lecteur assidu et patient (ô combien) des modifications mentales nécessaires à sa compréhension, une réorganisation psychique très particulière, lui permettant den saisir la signification et daccéder ainsi aux opérations de lalchimie pratique. La forme décriture des traités dalchimie, si impénétrable au lecteur profane, est ainsi la seule à même de transmettre réellement le savoir alchimique.


Une telle reconstruction de lunivers mental, de ses formes, de ses articulations, de ses mouvements intimes, ouvre la voie non seulement au dynamisme vivant universel, à «la transformation des choses en dautres choses» (Ovide), simultanément chez lalchimiste et dans lobjet de son étude, mais permet encore de participer intentionnellement à de tels mouvements, à de telles transformations.


Cette appréhension originale du monde et de soi-même, de leurs relations réciproques, des correspondances secrètes liant leurs mouvements et leurs rythmes, consignée dans des formes verbales adéquates, a toujours appartenu, nul ne lignore, au domaine de la Poésie. On ne sétonnera donc pas que dans une civilisation qui a relégué la Poésie à un rôle purement décoratif, dauthentiques poètes, pour qui leur art avait une tout autre portée, aient été fascinés par lalchimie, de Nerval à Rimbaud et de Villiers de lIsle-Adam à André Breton, entre autres. Plus généralement, on pourra observer que des auteurs, parmi les plus critiques des idéologies de leur temps, Rabelais, Cervantès, Cyrano de Bergerac, Swift, pour ne nommer que les plus célèbres, se sont largement inspirés du mode de connaissance alchimique et même de son mode dexpression.


On ne devra pas sétonner non plus que des gens qui ont entrepris de «changer le monde et la vie» à partir dune conception du monde et de la vie fort éloignée de lactuelle rationalité marchande, aient reconnu dans les formations et les formulations élaborées par les alchimistes des figures et un langage quils avaient eux-mêmes conçus pour leur projet particulier. On sait quau XXe siècle, des surréalistes, déçus par les constructions freudiennes, se sont laissés plus justement émerveiller par les élaborations formelles de lalchimie traditionnelle. Plus tard encore, dautres voyageurs qui cherchaient «le passage au nord-ouest de la géographie de la vraie vie» à travers des «dérives» urbaines et une «psychogéographie» à réinventer, nont pas méprisé non plus les images ni le vocabulaire des ouvrages dalchimie ou des légendes qui sen étaient inspirées. Après tout, cétait la poésie moderne qui les avait menés là.


Mais pour les contempteurs de lalchimie, qui nont pas su lire ses traités, qui ont cru et proclamé que cette science avait été conçue par des faussaires ou pire encore, selon leur point de vue particulier, par des mystiques évaporés, la familiarité des poètes et des libérateurs de la vie avec lantique alchimie témoigne simplement de la futilité de leurs rêves, de leurs projets, de leurs efforts : puisque les transmutations métalliques sont irréalisables, la réalisation de la poésie et le réenchantement du monde sont de pures illusions. On voit bien quil sagit ici d’«en finir», selon la promesse dun chef d’État actuel, avec le souvenir obsédant dévénements qui inspirent encore une juste terreur aux porte-parole dun monde en faillite. Et lon a peine à croire que lauteur des plus belles inscriptions qui aient jamais décoré les murs de Paris, il y a maintenant quarante ans, puisse faire aujourdhui cause commune avec de tels entrepreneurs.


Malheureusement et contrairement aux jugements prononcés contre elles par le positivisme du XIXe siècle, et par ses adeptes actuels, les théories alchimiques ont reçu, depuis quelque temps déjà, déclatantes confirmations. Fondées sur une reconstruction de la perception et de la connaissance, elles ont conduit à des résultats réellement vérifiables.


À une époque où la science académique dénonçait comme absurde et fausse la théorie de lunité de la matière, constituée, selon elle, déléments indécomposables et irréductibles les uns aux autres, les alchimistes continuaient daffirmer que tous les métaux, étaient composés des mêmes principes élémentaires, répartis en quantité variable pour chacun deux. La physique moderne a dû reconnaître depuis la justesse de la théorie alchimique, lunité de la matière, et la sotte présomption de ceux qui soutenaient le contraire.


De même les alchimistes ont toujours affirmé la possibilité des transmutations métalliques, considérées comme illusoires ou charlatanesques par la science officielle (rappelons pourtant que des esprits aussi aiguisés que lauteur du Traité de la réforme de l’entendement ou celui des Nouveaux Essais sur l’entendement humain, respectivement Spinoza et Leibniz, étaient convaincus de la réalité des transmutations métalliques). Récemment les physiciens ont dû, eux aussi, réformer leur entendement et renoncer à leur ancienne théorie. Ils savent que de telles transmutations sont réalisables : ils les ont eux-mêmes effectuées dans leurs laboratoires par des moyens violents.


Comment une démarche scientifique officielle, fondée sur lexpérience «universelle» et sur la raison «éternelle», deux piliers qui lui semblent garantir sa véracité, a-t-elle pu ainsi se tromper si lourdement et être contrainte dadmettre des résultats théoriques obtenus par des procédés si contraires aux siens ? Mais lexpérience et la raison communes à des millions dindividus englués dans une même culture, dans une même idéologie, dans une même pratique de vie, ne garantissent sans doute pas suffisamment la véracité et la pérennité dune connaissance fondée sur un socle aussi fragile. Au contraire, lalchimiste prétend simultanément se dissoudre et se saisir lui-même dans le mouvement vivant universel pour en appréhender les lignes de force, les nœuds et les modules, ainsi que leurs correspondances secrètes, et accéder ainsi à une connaissance immédiate de cet universel vivant.


Dailleurs, même en ce qui concerne la science officielle, combien de découvertes réellement fécondes ont été dues à lintérêt de leur auteur pour la littérature alchimique, ou plus banalement pour la Poésie authentique qui en est la source vive ? Combien de chercheurs ont réussi à prévoir, à décrire des mouvements, des modifications dans le secret de la matière ou dans lordre du monde grâce à lintérêt quils ont assidûment montré pour lalchimie ? «Si lon savait comment jai fait mes découvertes, écrivait le grand Newton, on me prendrait pour un fou.» La masse considérable de ses écrits alchimiques ne fut heureusement dévoilée au public que longtemps après sa mort ; sinon, quelque pion duniversité, aussi piètre dialecticien quignare en physique nucléaire, écrirait peut-être aujourdhui : «puisque les transmutations métalliques sont irréalisables, la théorie de la gravitation universelle est une absurdité».


Voilà donc un mode de connaissance, une démarche intellectuelle, une épistémologie vivante, connue et expérimentée dun bout à lautre du monde depuis les temps les plus anciens, qui sest visiblement montrée plus véridique que la science de ses détracteurs. Alors aujourdhui que tant dinventions de la science moderne se sont révélées fort nuisibles pour la vie elle-même, quune certaine philosophie des sciences en vient même à mettre en doute la validité de ses fondements (cf. Paul Feyerabend : Contre la méthode, et Adieu la raison), il est temps de sinterroger sur les motivations de ceux qui continuent de ressasser les mêmes calomnies contre une méthode dinvestigation quils ne se donnent même pas la peine détudier et de pénétrer.


En vérité, cest le regard que chacun porte sur le monde, qui est en cause ici, et plus précisément comment on souhaite aménager ce monde, comment on souhaite y vivre.


Pour les actuels calomniateurs de lalchimie, qui mentent impudemment à propos des transmutations métalliques, il sagit de montrer à un public peu regardant que les experts «scientifiques» (y compris en sciences dites «humaines») sont plus aptes à gérer les affaires de ce monde quils ont mis en faillite, que ceux pour qui la Poésie ne doit plus être un art dagrément destiné à se reposer daffaires plus sérieuses, mais un mode de connaissance authentique, et ce dautant plus assurément quils ont peut-être aperçu, dans le dangereux labyrinthe de leur inspiration, le fil dAriane de lalchimie.


Il sagit de montrer à un tel public que lorganisation désormais unifiée de notre «planète malade», organisation défendue aujourdhui par toutes sortes dagents duniversité, est plus propre à sauver cette planète que les entreprises de ceux qui ont pris un jour leurs rêves pour la réalité — littéralement et au sens le plus fort — plus particulièrement quand ils se sont armés dun mode opératoire, dune stratégie offensive au service de cette Poésie, et quils ont pu alors se servir, comme chez eux, dans le corpus des vieilles légendes inspirées de lalchimie. Les incontestables succès historiques de ces poètes en armes sont évidemment tout aussi cachés aujourdhui par les supplétifs de luniversité moderne que les transmutations elles-mêmes.


Rappelons pour finir que de nombreuses civilisations nomades, et ignorant toutes les frontières dressées par les peuples sédentaires — comme les alchimistes eux-mêmes, nous rappelle René Alleau — ont réussi à se maintenir pendant des millénaires grâce aux connaissances que leur apportait quotidiennement leur vision «poétique» du monde, vision à laquelle chacun accordait une importance primordiale dans la conduite de sa vie individuelle comme dans ses relations avec lunivers tout entier.


Michel Bounan, mai 2008.
Littéral, le blog d’Henri Graetz, 22 novembre 2008.

Publié dans Agitation

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