Préface de Michel Bounan à "Alchimie" de René Alleau
Alchimie, de René Alleau, a été publié pour la première fois en 1968 par l’Encyclopedia Universalis, quinze ans après son ouvrage plus spécialisé sur les Aspects de l’Alchimie traditionnelle. Les critiques, venues de gens toujours incompétents, dont l’alchimie a été l’objet depuis fort longtemps, et encore très récemment, ainsi que le désir de fêter à notre manière un tel anniversaire, justifient amplement cette réédition aujourd’hui.
Une telle reconstruction de l’univers mental, de ses formes, de ses articulations, de ses mouvements intimes, ouvre la voie non seulement au dynamisme vivant universel, à «la transformation des choses en d’autres choses» (Ovide), simultanément chez l’alchimiste et dans l’objet de son étude, mais permet encore de participer intentionnellement à de tels mouvements, à de telles transformations.
Cette appréhension originale du monde et de soi-même, de leurs relations réciproques, des correspondances secrètes liant leurs mouvements et leurs rythmes, consignée dans des formes verbales adéquates, a toujours appartenu, nul ne l’ignore, au domaine de la Poésie. On ne s’étonnera donc pas que dans une civilisation qui a relégué la Poésie à un rôle purement décoratif, d’authentiques poètes, pour qui leur art avait une tout autre portée, aient été fascinés par l’alchimie, de Nerval à Rimbaud et de Villiers de l’Isle-Adam à André Breton, entre autres. Plus généralement, on pourra observer que des auteurs, parmi les plus critiques des idéologies de leur temps, Rabelais, Cervantès, Cyrano de Bergerac, Swift, pour ne nommer que les plus célèbres, se sont largement inspirés du mode de connaissance alchimique et même de son mode d’expression.
On ne devra pas s’étonner non plus que des gens qui ont entrepris de «changer le monde et la vie» à partir d’une conception du monde et de la vie fort éloignée de l’actuelle rationalité marchande, aient reconnu dans les formations et les formulations élaborées par les alchimistes des figures et un langage qu’ils avaient eux-mêmes conçus pour leur projet particulier. On sait qu’au XXe siècle, des surréalistes, déçus par les constructions freudiennes, se sont laissés plus justement émerveiller par les élaborations formelles de l’alchimie traditionnelle. Plus tard encore, d’autres voyageurs qui cherchaient «le passage au nord-ouest de la géographie de la vraie vie» à travers des «dérives» urbaines et une «psychogéographie» à réinventer, n’ont pas méprisé non plus les images ni le vocabulaire des ouvrages d’alchimie ou des légendes qui s’en étaient inspirées. Après tout, c’était la poésie moderne qui les avait menés là.
Mais pour les contempteurs de l’alchimie, qui n’ont pas su lire ses traités, qui ont cru et proclamé que cette science avait été conçue par des faussaires ou pire encore, selon leur point de vue particulier, par des mystiques évaporés, la familiarité des poètes et des libérateurs de la vie avec l’antique alchimie témoigne simplement de la futilité de leurs rêves, de leurs projets, de leurs efforts : puisque les transmutations métalliques sont irréalisables, la réalisation de la poésie et le réenchantement du monde sont de pures illusions. On voit bien qu’il s’agit ici d’«en finir», selon la promesse d’un chef d’État actuel, avec le souvenir obsédant d’événements qui inspirent encore une juste terreur aux porte-parole d’un monde en faillite. Et l’on a peine à croire que l’auteur des plus belles inscriptions qui aient jamais décoré les murs de Paris, il y a maintenant quarante ans, puisse faire aujourd’hui cause commune avec de tels entrepreneurs.
Malheureusement et contrairement aux jugements prononcés contre elles par le positivisme du XIXe siècle, et par ses adeptes actuels, les théories alchimiques ont reçu, depuis quelque temps déjà, d’éclatantes confirmations. Fondées sur une reconstruction de la perception et de la connaissance, elles ont conduit à des résultats réellement vérifiables.
À une époque où la science académique dénonçait comme absurde et fausse la théorie de l’unité de la matière, constituée, selon elle, d’éléments indécomposables et irréductibles les uns aux autres, les alchimistes continuaient d’affirmer que tous les métaux, étaient composés des mêmes principes élémentaires, répartis en quantité variable pour chacun d’eux. La physique moderne a dû reconnaître depuis la justesse de la théorie alchimique, l’unité de la matière, et la sotte présomption de ceux qui soutenaient le contraire.
De même les alchimistes ont toujours affirmé la possibilité des transmutations métalliques, considérées comme illusoires ou charlatanesques par la science officielle (rappelons pourtant que des esprits aussi aiguisés que l’auteur du Traité de la réforme de l’entendement ou celui des Nouveaux Essais sur l’entendement humain, respectivement Spinoza et Leibniz, étaient convaincus de la réalité des transmutations métalliques). Récemment les physiciens ont dû, eux aussi, réformer leur entendement et renoncer à leur ancienne théorie. Ils savent que de telles transmutations sont réalisables : ils les ont eux-mêmes effectuées dans leurs laboratoires par des moyens violents.
Comment une démarche scientifique officielle, fondée sur l’expérience «universelle» et sur la raison «éternelle», deux piliers qui lui semblent garantir sa véracité, a-t-elle pu ainsi se tromper si lourdement et être contrainte d’admettre des résultats théoriques obtenus par des procédés si contraires aux siens ? Mais l’expérience et la raison communes à des millions d’individus englués dans une même culture, dans une même idéologie, dans une même pratique de vie, ne garantissent sans doute pas suffisamment la véracité et la pérennité d’une connaissance fondée sur un socle aussi fragile. Au contraire, l’alchimiste prétend simultanément se dissoudre et se saisir lui-même dans le mouvement vivant universel pour en appréhender les lignes de force, les nœuds et les modules, ainsi que leurs correspondances secrètes, et accéder ainsi à une connaissance immédiate de cet universel vivant.
D’ailleurs, même en ce qui concerne la science officielle, combien de découvertes réellement fécondes ont été dues à l’intérêt de leur auteur pour la littérature alchimique, ou plus banalement pour la Poésie authentique qui en est la source vive ? Combien de chercheurs ont réussi à prévoir, à décrire des mouvements, des modifications dans le secret de la matière ou dans l’ordre du monde grâce à l’intérêt qu’ils ont assidûment montré pour l’alchimie ? «Si l’on savait comment j’ai fait mes découvertes, écrivait le grand Newton, on me prendrait pour un fou.» La masse considérable de ses écrits alchimiques ne fut heureusement dévoilée au public que longtemps après sa mort ; sinon, quelque pion d’université, aussi piètre dialecticien qu’ignare en physique nucléaire, écrirait peut-être aujourd’hui : «puisque les transmutations métalliques sont irréalisables, la théorie de la gravitation universelle est une absurdité».
Voilà donc un mode de connaissance, une démarche intellectuelle, une épistémologie vivante, connue et expérimentée d’un bout à l’autre du monde depuis les temps les plus anciens, qui s’est visiblement montrée plus véridique que la science de ses détracteurs. Alors aujourd’hui que tant d’inventions de la science moderne se sont révélées fort nuisibles pour la vie elle-même, qu’une certaine philosophie des sciences en vient même à mettre en doute la validité de ses fondements (cf. Paul Feyerabend : Contre la méthode, et Adieu la raison), il est temps de s’interroger sur les motivations de ceux qui continuent de ressasser les mêmes calomnies contre une méthode d’investigation qu’ils ne se donnent même pas la peine d’étudier et de pénétrer.
En vérité, c’est le regard que chacun porte sur le monde, qui est en cause ici, et plus précisément comment on souhaite aménager ce monde, comment on souhaite y vivre.
Pour les actuels calomniateurs de l’alchimie, qui mentent impudemment à propos des transmutations métalliques, il s’agit de montrer à un public peu regardant que les experts «scientifiques» (y compris en sciences dites «humaines») sont plus aptes à gérer les affaires de ce monde qu’ils ont mis en faillite, que ceux pour qui la Poésie ne doit plus être un art d’agrément destiné à se reposer d’affaires plus sérieuses, mais un mode de connaissance authentique, et ce d’autant plus assurément qu’ils ont peut-être aperçu, dans le dangereux labyrinthe de leur inspiration, le fil d’Ariane de l’alchimie.
Il s’agit de montrer à un tel public que l’organisation désormais unifiée de notre «planète malade», organisation défendue aujourd’hui par toutes sortes d’agents d’université, est plus propre à sauver cette planète que les entreprises de ceux qui ont pris un jour leurs rêves pour la réalité — littéralement et au sens le plus fort — plus particulièrement quand ils se sont armés d’un mode opératoire, d’une stratégie offensive au service de cette Poésie, et qu’ils ont pu alors se servir, comme chez eux, dans le corpus des vieilles légendes inspirées de l’alchimie. Les incontestables succès historiques de ces poètes en armes sont évidemment tout aussi cachés aujourd’hui par les supplétifs de l’université moderne que les transmutations elles-mêmes.
Rappelons pour finir que de nombreuses civilisations nomades, et ignorant toutes les frontières dressées par les peuples sédentaires — comme les alchimistes eux-mêmes, nous rappelle René Alleau — ont réussi à se maintenir pendant des millénaires grâce aux connaissances que leur apportait quotidiennement leur vision «poétique» du monde, vision à laquelle chacun accordait une importance primordiale dans la conduite de sa vie individuelle comme dans ses relations avec l’univers tout entier.
Michel Bounan, mai 2008.
Littéral, le blog d’Henri Graetz, 22 novembre 2008.