La hutte des classes
Reportage :
une nuit avec des chasseurs de la Somme
Sur la route communale de Cayeux-sur-Mer, on piste difficilement la camionnette jaune postal qui cahote sur un petit chemin. Stop. «Mieux vaut mettre les bottes tout de suite, nous conseille Cédric, et un capieux [«Chapeau»] aussi. Parce que ça va être une belle nuit, mais ça souffle…» Lui, la trentaine moustachue, enfile sa combinaison kaki.
«Regarde, des bernaches !» Le Plan B lève les yeux au ciel. «Et là-bas, ce que t’entends, c’est des cormorans, des sales bêtes, un peu corbeaux des mers, mais protégées…» On entre dans l’abri, sous terre. Cédric ouvre de petites fenêtres, les meurtrières qui donnent sur la mare, au ras de l’eau. La lumière du jour décline, juste un halo rosé à l’horizon. On branche une ampoule sur une batterie de voiture.
Tir groupé
Cédric vient ici toutes les semaines, une fois ou deux : «Je quitte un peu plus tôt la verrerie, et je me sens mieux, tout de suite. De toute façon, je vais me barrer de là-bas dès que je peux : je suis entouré de bonnes femmes, dans cette boîte, et elles passent leurs journées à cancaner des ragots.» Lui a enchaîné les petits boulots, «cartonnage, manutention, chauffeur poids lourd, tout ce que je pouvais trouver. Quand tu n’as pas de diplôme, c’est comme ça. Mais je ne me plains pas, si tu n’es pas fainéant, tu trouves toujours…»
Le «Vimeu rouge», plateau adossé à la mer, c’est une région ouvrière qui, jusqu’aux années 1980, a résisté à la désindustrialisation. Dans le décolletage, la robinetterie, la serrurerie, la fonderie, un tissu de pentes entreprises s’est maintenu. Puis la digue a lâché, et c’est aujourd’hui devenu le coin de Picardie qui compte le plus de Rmistes.
«J’ai travaillé comme manut’ pour un sous-traitant d’Alcatel à Eu, la frontière normande. C’était presque stable, ça me convenait pas trop mal, mais la société a perdu le contrat avec Alcatel. La moitié a été licenciée, les intérimaires d’abord. J’étais dans la charrette… Ça m’a écœuré parce que je croyais qu’ils m’embaucheraient…»
Avec le chômage arrivent les joies du temps libre : «Tu sors un peu trop, et pas seulement pour aller à la chasse. Tu tâtes la bouteille, tu fais des conneries aussi.» Dans la foulée, sa femme le quitte, avec la gamine sous le bras. Tir groupé. Lui se retrouve chez sa tante, sans emploi, sans sa fille surtout. «Je me suis réfugié à la hutte. Au calme, au milieu de la nature, sans radio, sans télé, sans personne.» Parce que, «depuis tout gosse», c’est sa vocation, «s’occuper de la nature». «J’ai commencé une école pour travailler dans le parc du Marquenterre, mais je m’ennuyais là-dedans, je ne tenais pas en place. Je n’ai pas eu la qualification.» C’était sa planche de salut, pourtant : se raccrocher à l’économie du tourisme.
«J’ai terminé en fin de droits d’Assedic. Heureusement, on est dans le rural, on se débrouille, on troque, on a nos lapins, nos poules, le jardin, c’est déjà ça…» Cédric a finalement trouvé un poste dans une petite verrerie. Il voit sa fille tous les quinze jours, s’occupe de ses animaux et de l’entretien d’une hutte, pas celle-là, une autre, moins bien placée, mais qu’il a héritée de son père.
La chasse à l’emploi
«Un peu de chauffage ?» Sous la meurtrière centrale, un radiateur à pétrole rougit. Le fusil, «un Verney-Carron semi-automatique», est posé au-dessus du lit. En buvant un verre de cidre, il ouvre le «cahier de bord», où sont consignées «toutes les prises, avec l’heure, la date, les personnes présentes, le sens du vent, la lune, les marées, etc. Aujourd’hui, c’est vent d’ouest, pas terrible, mieux vaut un bon vent du nord… Et la marée, c’est à minuit. Tu vois, hier, ils n’ont rien eu.»
Des phares, une silhouette dans la nuit : c’est Fabien qui arrive en retard : «J’avais un alternateur à changer», s’excuse-t-il. Lui a ouvert un garage à son compte, et se réjouit de son «indépendance» : «J’en ai trop bavé chez des patrons. À mes 14 ans, je suis entré chez un escroc. Après, je suis passé par l’usine à cailloux de Cayeux. On les triait. Les plus beaux étaient utilisés pour les cosmétiques, le reste, c’était pour le granulat, les chantiers… C’était dur physiquement. Un an d’armée, chez les paras, et puis j’ai retrouvé une place dans une concession. Sauf que le gérant ne me payait même pas au Smic, sous prétexte que je n’avais pas mon CAP de mécano. J’ai obtenu mon diplôme, mais rien à faire, il ne m’a pas augmenté. Ça a duré dix ans…» Une ultime dispute avec le chef, et voilà que Fabien rachète un garage : «Maintenant, je me sens libre, sans personne derrière mon dos.»
Ce sentiment de liberté se paye d’une constante inquiétude. «Le premier mois, une fois payées la TVA, la location et tout, on s’est retrouvés avec 2000 balles, on flippait ! Et petit à petit, on a réussi à se faire un salaire chacun. Mais là, on entre dans notre troisième année, la dernière sans trop de charges. En plus, un concessionnaire Renault vient de s’installer à la sortie du village. Bon, on a vérifié, ses pièces sont plus chères, et il est ouvert moins longtemps que nous.»
Car Fabien ne compte pas ses heures. Dès 5 heures du matin, les yeux rougis de sommeil, il sortira de la hutte. «En arrivant chez moi, je me prends une douche, je m’offre une demi-heure de sieste.» Sa femme, elle, sera déjà partie à l’usine : elle s’échine comme polisseuse de moules. «Ensuite, je dépose ma fille à l’école avant d’aller au boulot. Je n’en ai qu’une pour le moment, moi qui avais neuf frères et sœurs ! Faut déjà avoir les moyens de l’élever correctement, les études, ça coûte cher. Et puis, trouver du travail, de nos jours, c’est pas facile…
— Ma petite, ajoute Cédric, en CM2, c’est déjà pas évident. Elle est ballottée entre sa mère et moi…»
Un craquement, un gros : Le Plan B tressaille. «T’inquiète pas, c’est la hutte flottante qui se soulève avec la marée.» Tandis que, dehors, la mer envahit la baie, les deux amis échangent des impressions sur leurs expériences, leurs difficultés de pères.
La hutte, c’est leur refuge. Un point stable dans des parcours professionnels tortueux — presque toujours —, dans des histoires familiales embrouillées, souvent. À l’intérieur, des travailleurs ordinaires, dont la place est menacée, quand l’agriculture disparaît et que l’industrie décline au profit des services «dévirilisés», ces activités de «contact-clientèle» où les zygomatiques surclassent les biceps ; où politesse, bonne présentation et sourire tiennent lieu de compétence. Des hommes des campagnes, quand la ville gagne sur les champs, jusque dans leurs marais — leur loisir — qu’il faudrait bientôt réduire pour ne pas gêner les touristes. La hutte, c’est une coupure conviviale, une nuit durant, temps qui suspend son vol avec les canards, dans l’ordinaire des soucis [Voir les travaux de Christophe Baticle, chercheur à l’université Jules-Verne d’Amiens, et le mémoire de Pierre Sommet, Des chasseurs en campagne, les mobiles du militantisme, CPNT, Amiens, 2002].
Quinquinquinquinquin !
Sur une labié improvisée entre deux matelas, Cédric déballe «une tarte normande achetée à Champion». Pendant que le cassoulet mijote dans l’unique casserole, sur le réchaud, on scrute la mare avec des jumelles. «On n’aura rien ce soir, prédit Fabien. Sans appelants [Canards domestiques disposés autour ou à la surface de la mare qui attirent par leurs chants les oiseaux sauvages], c’est trop calme…
«Ils veulent nous éliminer doucement, renchérit Cédric : ils nous interdisent les canards. L’an dernier, ils ont raccourci la saison, et bientôt il faudra qu’on se paie des billes en acier trois fois plus chères… Et, avec les journalistes, on n’est pas aidés : ils nous transforment en des sauvages en treillis, et soutiennent les écolos-bobos. Alors, la grippe aviaire par-dessus…» De quoi s’interroger sur une certaine conception de l’écologie qui s’acharne moins contre l’agrobusiness et l’élevage en batterie que sur la chasse et ses «chasseurs fachos», cibles favorites de Daniel Cohn-Bendit.
Une bouteille de rouge, on se régale, jusqu’à un clapotement, quasi imperceptible. La conversation se fige. Les deux compères décrochent leurs calibres 12, sans bruit, lunette au canon. Ils éteignent la faible lumière et ouvrent délicatement les visées.
«Des sarcelles, me chuchote Fabien.
— Elles sont loin, remarque Cédric. On y va quand même ?»
Hochement de tête. Ils ajustent leur tir. Le Plan B bouche ses oreilles déjà ébréchées par les jacassements d’Arlette Chabot. Deux coups chacun. Les douilles rebondissent à l’intérieur. Les oiseaux ont décampé…
«Mi grave [«Pas grave»], lance Cédric. On vient surtout ici pour se retrouver entre nous. On a plus de bredouilles que de prises.» La lumière revient, le calme. «Les sarcelles, ça fait “quinquinquinquinquin”, une femelle siffieuse, c’est “cracracracracra”, un mâle “fui-fui”. Dans le noir, on les repère comme ça.»
L’aurore pointe son nez. On plie nos couvertures. Voilà une nuit bien éloignée du sketch hilarant des Inconnus et de leurs chasseurs de galinette cendrée, ivres dès l’aube, tirant tous azimuts, ratant leur cible à bout portant, et qui «sont toujours broucouilles : ils n’ont pas tué un oiseau, ou plutôt un oisouille, comme on dit ici dans le Bouchonnois».
Leurs gibecières à eux aussi demeurent vides, et aucun des deux ne s’en plaint.
une nuit avec des chasseurs de la Somme
«Chasseurs = gros cons», glapit Charlie Hebdo, entre deux odes au «respect de l’autre», à la «tolérance» et à la «diversité». Le Plan B a enfilé ses bottes et s’est rendu en baie de Somme pour vérifier si cet «électorat paléolithique» (21.7.99) de «ploucs énervés» (9.2.00) et autres «fachos du terroir» (21.7.99) s’avérait bel et bien «incapable de s’exprimer autrement qu’en éructant des lambeaux de phrases» (22.12.99).
Sur la route communale de Cayeux-sur-Mer, on piste difficilement la camionnette jaune postal qui cahote sur un petit chemin. Stop. «Mieux vaut mettre les bottes tout de suite, nous conseille Cédric, et un capieux [«Chapeau»] aussi. Parce que ça va être une belle nuit, mais ça souffle…» Lui, la trentaine moustachue, enfile sa combinaison kaki.
«Regarde, des bernaches !» Le Plan B lève les yeux au ciel. «Et là-bas, ce que t’entends, c’est des cormorans, des sales bêtes, un peu corbeaux des mers, mais protégées…» On entre dans l’abri, sous terre. Cédric ouvre de petites fenêtres, les meurtrières qui donnent sur la mare, au ras de l’eau. La lumière du jour décline, juste un halo rosé à l’horizon. On branche une ampoule sur une batterie de voiture.
Tir groupé
Cédric vient ici toutes les semaines, une fois ou deux : «Je quitte un peu plus tôt la verrerie, et je me sens mieux, tout de suite. De toute façon, je vais me barrer de là-bas dès que je peux : je suis entouré de bonnes femmes, dans cette boîte, et elles passent leurs journées à cancaner des ragots.» Lui a enchaîné les petits boulots, «cartonnage, manutention, chauffeur poids lourd, tout ce que je pouvais trouver. Quand tu n’as pas de diplôme, c’est comme ça. Mais je ne me plains pas, si tu n’es pas fainéant, tu trouves toujours…»
Le «Vimeu rouge», plateau adossé à la mer, c’est une région ouvrière qui, jusqu’aux années 1980, a résisté à la désindustrialisation. Dans le décolletage, la robinetterie, la serrurerie, la fonderie, un tissu de pentes entreprises s’est maintenu. Puis la digue a lâché, et c’est aujourd’hui devenu le coin de Picardie qui compte le plus de Rmistes.
«J’ai travaillé comme manut’ pour un sous-traitant d’Alcatel à Eu, la frontière normande. C’était presque stable, ça me convenait pas trop mal, mais la société a perdu le contrat avec Alcatel. La moitié a été licenciée, les intérimaires d’abord. J’étais dans la charrette… Ça m’a écœuré parce que je croyais qu’ils m’embaucheraient…»
Avec le chômage arrivent les joies du temps libre : «Tu sors un peu trop, et pas seulement pour aller à la chasse. Tu tâtes la bouteille, tu fais des conneries aussi.» Dans la foulée, sa femme le quitte, avec la gamine sous le bras. Tir groupé. Lui se retrouve chez sa tante, sans emploi, sans sa fille surtout. «Je me suis réfugié à la hutte. Au calme, au milieu de la nature, sans radio, sans télé, sans personne.» Parce que, «depuis tout gosse», c’est sa vocation, «s’occuper de la nature». «J’ai commencé une école pour travailler dans le parc du Marquenterre, mais je m’ennuyais là-dedans, je ne tenais pas en place. Je n’ai pas eu la qualification.» C’était sa planche de salut, pourtant : se raccrocher à l’économie du tourisme.
«J’ai terminé en fin de droits d’Assedic. Heureusement, on est dans le rural, on se débrouille, on troque, on a nos lapins, nos poules, le jardin, c’est déjà ça…» Cédric a finalement trouvé un poste dans une petite verrerie. Il voit sa fille tous les quinze jours, s’occupe de ses animaux et de l’entretien d’une hutte, pas celle-là, une autre, moins bien placée, mais qu’il a héritée de son père.
La chasse à l’emploi
«Un peu de chauffage ?» Sous la meurtrière centrale, un radiateur à pétrole rougit. Le fusil, «un Verney-Carron semi-automatique», est posé au-dessus du lit. En buvant un verre de cidre, il ouvre le «cahier de bord», où sont consignées «toutes les prises, avec l’heure, la date, les personnes présentes, le sens du vent, la lune, les marées, etc. Aujourd’hui, c’est vent d’ouest, pas terrible, mieux vaut un bon vent du nord… Et la marée, c’est à minuit. Tu vois, hier, ils n’ont rien eu.»
Des phares, une silhouette dans la nuit : c’est Fabien qui arrive en retard : «J’avais un alternateur à changer», s’excuse-t-il. Lui a ouvert un garage à son compte, et se réjouit de son «indépendance» : «J’en ai trop bavé chez des patrons. À mes 14 ans, je suis entré chez un escroc. Après, je suis passé par l’usine à cailloux de Cayeux. On les triait. Les plus beaux étaient utilisés pour les cosmétiques, le reste, c’était pour le granulat, les chantiers… C’était dur physiquement. Un an d’armée, chez les paras, et puis j’ai retrouvé une place dans une concession. Sauf que le gérant ne me payait même pas au Smic, sous prétexte que je n’avais pas mon CAP de mécano. J’ai obtenu mon diplôme, mais rien à faire, il ne m’a pas augmenté. Ça a duré dix ans…» Une ultime dispute avec le chef, et voilà que Fabien rachète un garage : «Maintenant, je me sens libre, sans personne derrière mon dos.»
Ce sentiment de liberté se paye d’une constante inquiétude. «Le premier mois, une fois payées la TVA, la location et tout, on s’est retrouvés avec 2000 balles, on flippait ! Et petit à petit, on a réussi à se faire un salaire chacun. Mais là, on entre dans notre troisième année, la dernière sans trop de charges. En plus, un concessionnaire Renault vient de s’installer à la sortie du village. Bon, on a vérifié, ses pièces sont plus chères, et il est ouvert moins longtemps que nous.»
Car Fabien ne compte pas ses heures. Dès 5 heures du matin, les yeux rougis de sommeil, il sortira de la hutte. «En arrivant chez moi, je me prends une douche, je m’offre une demi-heure de sieste.» Sa femme, elle, sera déjà partie à l’usine : elle s’échine comme polisseuse de moules. «Ensuite, je dépose ma fille à l’école avant d’aller au boulot. Je n’en ai qu’une pour le moment, moi qui avais neuf frères et sœurs ! Faut déjà avoir les moyens de l’élever correctement, les études, ça coûte cher. Et puis, trouver du travail, de nos jours, c’est pas facile…
— Ma petite, ajoute Cédric, en CM2, c’est déjà pas évident. Elle est ballottée entre sa mère et moi…»
Un craquement, un gros : Le Plan B tressaille. «T’inquiète pas, c’est la hutte flottante qui se soulève avec la marée.» Tandis que, dehors, la mer envahit la baie, les deux amis échangent des impressions sur leurs expériences, leurs difficultés de pères.
La hutte, c’est leur refuge. Un point stable dans des parcours professionnels tortueux — presque toujours —, dans des histoires familiales embrouillées, souvent. À l’intérieur, des travailleurs ordinaires, dont la place est menacée, quand l’agriculture disparaît et que l’industrie décline au profit des services «dévirilisés», ces activités de «contact-clientèle» où les zygomatiques surclassent les biceps ; où politesse, bonne présentation et sourire tiennent lieu de compétence. Des hommes des campagnes, quand la ville gagne sur les champs, jusque dans leurs marais — leur loisir — qu’il faudrait bientôt réduire pour ne pas gêner les touristes. La hutte, c’est une coupure conviviale, une nuit durant, temps qui suspend son vol avec les canards, dans l’ordinaire des soucis [Voir les travaux de Christophe Baticle, chercheur à l’université Jules-Verne d’Amiens, et le mémoire de Pierre Sommet, Des chasseurs en campagne, les mobiles du militantisme, CPNT, Amiens, 2002].
Quinquinquinquinquin !
Sur une labié improvisée entre deux matelas, Cédric déballe «une tarte normande achetée à Champion». Pendant que le cassoulet mijote dans l’unique casserole, sur le réchaud, on scrute la mare avec des jumelles. «On n’aura rien ce soir, prédit Fabien. Sans appelants [Canards domestiques disposés autour ou à la surface de la mare qui attirent par leurs chants les oiseaux sauvages], c’est trop calme…
«Ils veulent nous éliminer doucement, renchérit Cédric : ils nous interdisent les canards. L’an dernier, ils ont raccourci la saison, et bientôt il faudra qu’on se paie des billes en acier trois fois plus chères… Et, avec les journalistes, on n’est pas aidés : ils nous transforment en des sauvages en treillis, et soutiennent les écolos-bobos. Alors, la grippe aviaire par-dessus…» De quoi s’interroger sur une certaine conception de l’écologie qui s’acharne moins contre l’agrobusiness et l’élevage en batterie que sur la chasse et ses «chasseurs fachos», cibles favorites de Daniel Cohn-Bendit.
Une bouteille de rouge, on se régale, jusqu’à un clapotement, quasi imperceptible. La conversation se fige. Les deux compères décrochent leurs calibres 12, sans bruit, lunette au canon. Ils éteignent la faible lumière et ouvrent délicatement les visées.
«Des sarcelles, me chuchote Fabien.
— Elles sont loin, remarque Cédric. On y va quand même ?»
Hochement de tête. Ils ajustent leur tir. Le Plan B bouche ses oreilles déjà ébréchées par les jacassements d’Arlette Chabot. Deux coups chacun. Les douilles rebondissent à l’intérieur. Les oiseaux ont décampé…
«Mi grave [«Pas grave»], lance Cédric. On vient surtout ici pour se retrouver entre nous. On a plus de bredouilles que de prises.» La lumière revient, le calme. «Les sarcelles, ça fait “quinquinquinquinquin”, une femelle siffieuse, c’est “cracracracracra”, un mâle “fui-fui”. Dans le noir, on les repère comme ça.»
L’aurore pointe son nez. On plie nos couvertures. Voilà une nuit bien éloignée du sketch hilarant des Inconnus et de leurs chasseurs de galinette cendrée, ivres dès l’aube, tirant tous azimuts, ratant leur cible à bout portant, et qui «sont toujours broucouilles : ils n’ont pas tué un oiseau, ou plutôt un oisouille, comme on dit ici dans le Bouchonnois».
Leurs gibecières à eux aussi demeurent vides, et aucun des deux ne s’en plaint.
Le chasseur rasta
Sur la portière arrière du vieux transporteur de Cédric, deux autocollants : le canard de la Fédération des chasseurs de la baie de Somme et le sigle CPNT, Chasse Pêche Nature et Tradition. L’assimilation de l’ensemble des chasseurs à un ramassas de «macho-goujato-sexistes» (Libération, 22.8.00) «se nourrissant d’un populisme anti-européen» (Le Monde, 19.8.01) doit beaucoup aux coups médiatiques réalisés par cette organisation. Agression du député PS Vincent Peillon en 2000, attaques contre la ministre de l’Environnement Dominique Voynet en 2000-2001, manifestations quasi annuelles contre «les plans des écolos» (diminution des périodes de chasse, grippe aviaire, etc.) : les actions de CPNT fournissent à la presse parisienne la matière d’une indignation tonitruante. Dès lors, il est facile de ranger tout chasseur au nombre des «extrémistes» qui «ne pensent qu’à leur plaisir : la tuerie animale» (Charlie Hebdo, 19.1.00) Une aubaine pour le mouvement, qui cultive par réaction l’image d’un «village gaulois» assiégé par les élites bourgeoises. Parmi 1,4 million de chasseurs français, on compte 30% de paysans retraités et 27% d’ouvriers.
Des jeunes aussi, surtout parmi les huttiers. Ils n’entrent pas toujours dans le cadre des clichés. Au marais de Fresnes-sur-Authie, Le Plan B accompagne Samuel, 28 ans, tout en kaki, longues dreadlocks remontées en chignon. Dès qu’elle le peut, sa copine Aurélie l’accompagne lors de ses veillées. En pleine parano de grippe aviaire, on sort les cages de son Kangoo : «Je pourrais aller à la chasse sans mon fusil mais pas sans mes canards», peste-t-il en regardant la «frontière » du Pas-de-Calais, où les chasseurs sont autorisés à laisser libres leurs volatiles, à 50 mètres de la mare. «Ça me fait mal au cœur de devoir les laisser enfermés. Quoi de plus beau que voir ta oigne [Petit canard siffleur, symbole du département de la Somme] qui s’ébroue au soleil levant ?» Après sa formation d’élagueur-bûcheron, Samuel a trouvé du travail à Paris. «Je voudrais revenir à la campagne, mais, malheureusement, c’est dans les grandes villes qu’on trouve du taf. Enfin, aujourd’hui, ils parlent de privatiser le service, on n’est à l’abri de rien. En tout cas, il n’y a pas un week-end où je ne remonte pas dans le coin, m’occuper des canards et du chien. »
Portait d’un tueur, vraiment ? Quand Serge Dassault s’offrait à l’automne 1996 un safari en forêt de Rambouillet en abattant des biches au fusil à lunette perché sur la tourelle d’un 4×4 conduit par son chauffeur, la presse n’a pas titré sur le patron extrémiste qui «ne pense qu’à son plaisir : la tuerie animale».
Le Plan B no 3, juillet-septembre 2006
Critique des médias et enquêtes sociales.