L'angoisse de la coquille vide
L’inquiétude règne dans le petit monde des pédagogies alternatives, en ces temps de disette intellectuelle sur fond d’attaques incessantes contre les pédagogistes, cette nouvelle race fantasmatique de post-soixante-huitards qui doit payer le prix de la Nouvelle Inquisition sarkozyste.
D’un côté, les tenants du rêve réactionnaire le plus délirant, celui d’un âge d’or qui aurait connu la férule sans les coups de règle sur les doigts, l’interdiction de cracher par terre sans celle de parler Breton ou l’organisation militaire et néanmoins démocratique de l’école du peuple… Avec la bénédiction des néoconservateurs les plus rétrogrades, au créationnisme discret [… notamment proches de l’Opus Dei], parce qu’ils ont le tord de n’être pas tout à fait aux US…
De l’autre, des militants un peu rassis sur leur espoir de changer le monde de l’intérieur, désormais trop raisonnables pour revendiquer une école sociale ET libertaire, pour intégrer la lutte en classe de celle des classes. Et qui se prennent plein le citron du boomerang qu’ils ont contribué malgré eux à lancer.
Car les réalistes, les opportunistes, ceux qui en ont marre de militer bénévolement, et parce qu’il faut bien justifier son salaire, ceux qui n’ont surtout pas compris que le militantisme avait changé, que certaines formes de lutte devenaient aussi suspectes qu’une église de Prévert («Dans une église, il y a toujours quelque chose qui cloche»), et qu’un strapontin labellisé innovation par le gouvernement ne valait ni une messe, ni une chapelle pédagogique, ont été payés en monnaie de singe, juste avant le rouleau compresseur du chanoine honoraire du Latran. Maintenant que la gauche s’est vu confisquer jusqu’à ses symboles les plus sacrés, que Sarko en appelle à la mémoire de Guy Môquet, et, récemment se fait le chantre de la moralisation boursière, les pédagogues de gauche ne savent plus en effet à quel saint se vouer.
Les déçus de la démocrature, celle qui redécoupe démocratiquement les circonscriptions au profit du pouvoir, celle qui modifie le contrat social en cours de route, qui ne s’embarrasse pas du peuple pour lui imposer les pires directives de dérégulation européenne ou l’envoyer par exemple dans le bourbier afghan, celle qui «doit défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance», se rendent-ils compte de leur coupable (mais non responsable) complicité ? Ignorent-ils, maintenant que les choses se clarifient (du point de vue des rapports de classe), qu’ils ont sacrifié jusqu’à leur pédagogie, diluée dans le politiquement correct ?
Après avoir été trahis par les appareils syndicaux en mal de représentativité, quand la déprime généralisée masque les plus grands mouvements de grève jamais organisés de mémoire de profs, on pourrait croire que nous n’avons plus à perdre que nos chaînes. Ceci dans un contexte qu’une blague circulant actuellement dans les bistrots résume assez bien : une grenouille, plongée dans une casserole d’eau très progressivement amenée à ébullition, se retrouve cuite alors qu’elle aurait eu le réflexe de sauter après avoir été plongée directement dans l’eau bouillante.
Je soutiens que la force des hussards noirs de la république résidait dans la cohérence entre le projet de société et la vision pédagogique, deux faces d’une même médaille, se renforçant mutuellement. Ainsi, de l’organisation col-lective de l’école à l’indépendance syndicale, des pédagogies ouvertes sur le monde et de l’internationalisme, de la mutualisation des bourses du travail et des échanges constants de pratiques, pour ne prendre que ces exemples. [«La tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisation, est de donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter.» Louise Michel - 1830-1905 -, Mémoires - 1886]
Je maintiens que pour avoir coupé le lien entre le syndicalisme et le projet politique de changement de société, entre la pédagogie et le projet d’émancipation sociale, la plupart d’entre nous avons scié la branche sur laquelle nous étions assis. Et quand les bulletins officiels vont jusqu’à utiliser les arguments de la pédagogie Freinet, comment ne pas voir que le manque de culture politique et syndicale de beaucoup de nos collègues favorise — le repli dans sa classe aidant — l’émergence d’une troisième voie calamiteuse, celle de la coquille vide ?
Car il n’est pas encore interdit, en démocrature, de faire des Quoi-de-neuf, pour peu qu’on les habille des oripeaux à la mode inspectoriale en aimables temps de parole, d’expérimenter des métiers, à condition de les diluer en vagues responsabilités [Garder à l’esprit que Freinet, pragmatique, considérait que ses élèves, futurs producteurs, «[emploieraient] tous leurs efforts à se libérer»], bref, de détourner nos institutions émancipatrices en aimables passe-temps occupationnels, donc voués à l’échec. Or, ce qu’on pourrait appeler l’inculture libertaire du corps enseignant, c’est-à-dire cette incapacité à forger nos propres outils de libération, désespère une profession à qui on ne propose que le choix entre l’attente d’une lointaine échéance électorale probablement de plus en plus désastreuse, et le repli mortifère dans le «travailler plus pour gagner plus».
Il n’est que trop temps de réaffirmer un certain nombre de valeurs qui ont toujours été les nôtres, et surtout de les mettre en pratique, c’est-à-dire de nous regrouper à la fois sur le terrain syndical et pédagogique, politique et social. Et de reconstruire collectivement les outils de notre émancipation et de celle de nos élèves.
Peter, PE, CNT Montreuil et militant
du collectif autogéré Transmettre, Communiquer, se Former
Classes en lutte no 95, novembre 2008
Bulletin de la fédération CNT
des travailleurs et travailleuses de l’éducation.