Pourquoi nous luttons
Les Cévennes sont touchées par l’entreprise de restructuration et de modernisation capitalistes à l’œuvre sur l’ensemble du territoire — et plus largement dans le monde, pays riches et pauvres confondus. Loin de l’image d’Épinal du paysan bourru cultivant son bancel et ramassant ses châtaignes, la région mue sûrement en une zone touristique prisée et une retraite bucolique pour «rurbains» fortunés. Stevenson et son âne ne sont plus là que pour vendre des cartes postales et des «éco-randonnées» à des touristes avides de paysages «sauvages», qui paient pour échapper à leur quotidien ultra-civilisé le reste de l’année.
L’endroit est si beau en effet, et il fleure encore bien bon — dans quelques-uns de ses recoins — la «nature sauvage», le silence face au brouhaha assourdissant de notre civilisation technologique. Ici où il y a de l’espace et où tant de terres et de bâtiments sombrent lentement dans l’oubli, certains viennent, et viendront, pour expérimenter et mettre en œuvre une autre manière de vivre, d’habiter, d’aimer, de partager. Ces désirs qui pourraient facilement prendre corps, il faut le plus souvent se battre âprement pour les réaliser. Parce que la spéculation foncière fait rage et que le «développement touristique» ne laisse pas place à l’installation d’hommes et de femmes voulant vivre des ressources de l’environnement et de la terre. Parce que la terre et la pierre sont réservés aux plus nantis, de préférence des résidents secondaires. Face à cela, la réponse de ceux et celles pour qui la terre, le logement et les besoins vitaux ne devraient pas être des marchandises, est parfois l’occupation illégale de terrains et de maisons abandonnés depuis des lustres par leurs propriétaires, ou encore la construction de cabanes ou autres habitats dits légers que la loi réprime. Mais il n’est pas tolérable pour les puissants qui nous gouvernent et pour les bonnes consciences locales que des personnes vivent et s’auto-organisent contre cette société d’exploitation et de domination.
Habiter et s’organiser collectivement, à cinq, à dix, à vingt, c’est se donner les moyens d’échapper au sort innommable qu’on voudrait nous faire : vendre sa force de travail contre un salaire de misère pour engraisser un patron et survivre sans joie en consommant de la merde ; famille sans amour, animal de compagnie, pavillon-parpaings, psychotropes légaux ou illégaux (télé, alcool, médicaments, tourisme, stupéfiants, lèche-vitrine, voter une fois tous les cinq ans) pour décharger ses frustrations et oublier l’absurdité de cette existence ; une vie entière qui nous échappe. Parce que cette vie atomisée (en couple, en famille ou tout seul) dans lequel le système voudrait nous parquer nous rend fragiles, peureux et sans défense. Parce que nombreux, nous sommes bien plus forts face aux conditions qui nous sont faites et aux multiples attaques que nous subissons (administratives, judiciaires, au boulot…). Parce que nous sommes pour le partage, la solidarité et l’entraide, contre le chacun-pour-soi à tout prix, contre l’État et la propriété privée.
L’autonomie et l’auto-organisation sont les piliers de ces manières de vivre, et des luttes qui leur sont indissociables. Contre le machiavélisme dominant, il faut affirmer que les moyens contiennent les fins, et laissent entrevoir la vie et le monde pour lesquels on se bat. L’efficacité ne se mesure pas à l’aune de la reconnaissance officielle ou au nombre de bulletins engrangés, mais à la joie que procure la bataille, à la cohérence entre les idées et la pratique, et aux complicités sincères qui se tissent dans ces moments.
L’autonomie (alimentaire, énergétique, médicinale, etc.) est inséparable d’un processus révolutionnaire de destruction de l’État et du démantèlement de la société techno-industrielle. Le capitalisme attaque les sources mêmes de la vie — la terre, la nourriture, l’eau — en les transformant en marchandises. Il ne s’agit pas de lutter pour s’aménager une paisible retraite bio-équitable, un abri au milieu du chaos social et écologique, en marge de celui-ci. Les marges, en faisant l’économie d’une véritable rupture — en paroles et en actes — avec le pouvoir, sont toujours récupérées par celui-ci (par exemple le discours écologique), et assurent ainsi sa mutation et sa pérennité. Élargir et multiplier les espaces d’autonomie ne peut pas être distinct de la subversion du présent ordre des choses.
L’auto-organisation des luttes signifie l’autonomie face à tous les partis, associations représentatives et autres syndicats. Des siècles et des siècles de luttes populaires, paysannes ou ouvrières, ont mis en œuvre ces principes d’auto-organisation et d’action directe : hommes et femmes défendant leurs propres causes par leurs propres moyens, en dehors des professionnels de la négociation qu’on a collés dans les pattes du prolétariat pour le faire taire, lui prendre sa voix, le neutraliser. Lutter sans porte-parole ni responsable, sans parti qui nous représente. Expérimenter ainsi des moments de rupture ; arracher à la domination et au capitalisme des espaces et des territoires qui sont nos seuls sièges. Dans cette perspective, il n’y a rien à négocier car seule la reddition se négocie, au prix de son âme et de son combat. Les interlocuteurs officiels ou para-officiels du pouvoir le savent bien (c’est leur gagne-pain). Il n’y a rien à négocier car rien de ce que ce monde marchand pourrait nous lâcher ne nous satisfait. Voilà bien, en réalité, ce qui sème le trouble et la panique chez les «bien-pensants».
Toutes les institutions, les valeurs et les serviteurs du pouvoir sont à critiquer, en paroles et en actes. La Police, tout comme la Justice, sont là pour défendre l’Ordre de ceux qui ont, contre les désordres de ceux qui n’ont pas. L’ordre du Chacun à sa place et tais-toi, donne ta voix à une urne ou un chef on se charge du reste, ou gare à toi ; le bon ordre du Marché, quels que soient ses déraillements planétaires. La Police est le bras armé de cet ordre économique et social et de la justice de classes qui l’assied, expulsant et détruisant, comme ce fut le cas au Prat del Ronc le 22 juillet 2008 (un an après l’anéantissement de la Picharlerie à la pelleteuse, en juillet 2007).
De tous temps Police et Justice ont jugé, déporté, assassiné, et collaboré avec les pouvoirs les plus criminels. La violence est celle-ci, et non pas la rage qu’on reproche toujours à ceux qui se battent pour la destruction de toute forme de domination et d’exploitation, et pour la possibilité à chacun de vivre comme il l’entend, sans écraser son semblable. La violence, ce sont les conditions de vie qui nous sont faites, l’air que nous respirons, les poisons industriels que nous avalons jusqu’à ce que mort s’ensuive. Nous refusons de nous taire et de déléguer à d’autres nos existences. Nous refusons que nos vies soient dictées par la peur, la peur d’enfreindre ces lois injustes, la peur de la coercition, déclinée sous des formes de plus en plus nombreuses et sophistiquées.
Les médias officiels pratiquent quant à eux la désinformation d’un revers de plume ou d’un sifflement. Ils sont l’outil de propagande privilégié des pouvoirs en place (locaux ou nationaux). Le citoyennisme, pour sa part, trouve des réponses partielles, cloisonnées et individuelles, à des problèmes globaux. Il entretient l’illusion qu’on peut changer le monde… sans le changer. Il constitue souvent, en amont ou en aval de la Police, le moyen le plus efficace pour désamorcer, dans le calme, les conflits. Les conflits ne sont pas à désamorcer. Ils doivent éclater, et qu’un souffle neuf en jaillisse. Le citoyennisme est une nouvelle idéologie qui permet au pouvoir de se renouveler sous des habits neufs.
Il est nécessaire de s’opposer à tous ceux qui collaborent aux politiques d’écrasement des luttes, et de contrer ceux qui voudraient taire ou dénigrer les motifs et les moyens de lutte employés. Les questions du logement, de l’accès et de l’usage des terres en Cévennes sont des questions sociales qui se poseront avec de plus en plus d’acuité dans les années à venir. De même, l’auto-organisation, en dehors de toute médiation et de toute structure officielle, est une forme de lutte qui revient avec force dans de très nombreux conflits sociaux (ouvriers, étudiants, etc.), vu la fonction de cogestion du pouvoir — désormais claire pour tous — des syndicats moribonds et autres organismes certifiés. Les politiques d’expulsion et de terre brûlée mises en œuvre par la préfecture de Lozère — entre autres — et quelques propriétaires revanchards ces dernières années, n’y feront rien. On peut se débarasser d’un «squat», d’une cabane ou d’une yourte soi-disant illégales, mais on n’éliminera ni ceux et celles qui y vivent, ni les questions sociales qu’ils posent et les formes d’organisation qu’ils développent.
Nous sommes solidaires de quiconque souhaite sincèrement en finir avec la domination actuelle et son cortège d’aberrations. Pour un monde et une humanité débarassés des tares du capitalisme !
La terre à ceux qui la cultivent !
Guerre aux palais,
Paix aux chaumières !
Un collectif en Cévennes
Bulletin de contre-info en Cévennes no 6, octobre 2008.