Communiqué de l'IS à propos de Vaneigem (3)
Ainsi, le Traité de savoir-vivre est entré dans un courant d’agitation dont on n’a pas fini d’entendre parler, et d'un même mouvement son auteur en est sorti. Il a parlé pour ne pas être. Cependant l’importance de ce livre ne devrait échapper à personne, car personne, pas même Vaneigem, avec le temps, n’aura échappé à ses conclusions. Au fur et à mesure que Vaneigem a laissé le vieux monde lui marcher sur les pieds, le projet auquel il avait cru est devenu exorcisme, vulgaire sacralisation d’une routine quotidienne qui, reconnaissant à tout instant le caractère extrêmement insatisfaisant de ce qui était accepté, avait d’autant plus besoin de s’édifier un empire indépendant dans les nuages d’une radicalité spectaculaire.
C’est la totalité qui console, hélas, et qui fait vivre, celui qui est décidé à tout supporter dans n’importe quel détail, en affectant même de trouver presque tout très bon. À part son opposition, bien affirmée une fois pour toutes, à la marchandise, l’État, la hiérarchie, l’aliénation et la survie, Vaneigem est très visiblement quelqu’un qui ne s’est jamais opposé à rien dans la vie précise qui lui était faite, son entourage et ses fréquentations — y compris finalement sa fréquentation de l’I.S. Cette étrange timidité l’a empêché d’affronter ce qui lui déplaisait ; mais évidemment pas de le ressentir vivement. Il s’en défendait en circulant, en divisant sa vie en plusieurs secteurs horaires et géographiques permanents, entre lesquels il lui restait une sorte de liberté ferroviaire. Ainsi il peut se consoler d’un certain nombre de déplaisirs partout subis, par quelques minuscules revanches de son importance radicale si souvent bafouée, par de petites insolences enfantines, d’ailleurs aimablement couvertes d’un gentil sourire : en se faisant un peu attendre, en oubliant à répétition un détail infime dont il s’est chargé, en manquant quelques rendez-vous, en se faisant, croit-il, désirer. C’est en ceci qu’il compense un petit peu la conscience malheureuse de n’être pas vraiment devenu Vaneigem, d’avoir reculé constamment devant l’aventure, ou même l’inconfort, et aussi bien la recherche de la qualité des gens et des moments ; bref, de n’avoir pas fait ce qu’il voulait, après l’avoir si bien dit.
De la désastreuse séparation entre la théorie et la pratique — que toute sa vie illustre, au point d’avoir rapidement stérilisé ses capacités de théoricien —, rien sans doute ne peut être un exemple plus frappant que l’anecdote suivante. Le 15 mai 1968, Vaneigem, arrivé à Paris la veille seulement, contresignait la circulaire Aux membres de l’I.S., aux camarades qui se sont déclarés en accord avec nos thèses, laquelle appelait à l’action immédiate sur les bases les plus radicales de ce qui allait devenir, dans les deux ou trois jours suivants, le mouvement des occupations. Cette circulaire analysait le déroulement des premières journées de mai, disait où nous en étions (notamment au Comité d’occupation de la Sorbonne), envisageait les possibilités prochaines de la répression, et même l’éventualité de la «révolution sociale». La première usine était occupée depuis la veille, et à cette date le plus imbécile membre du plus arriéré des groupuscules ne pouvait pas douter qu’une crise sociale très grave avait commencé. Cependant Vaneigem, beaucoup plus instruit, dès qu’il eut apposé sa signature à notre circulaire, s’en alla l’après-midi même prendre son train pour rejoindre le lieu de ses vacances en Méditerranée, arrêtées de longue date. Quelques jours plus tard, apprenant à l’étranger, par les mass media, ce qui continuait comme prévu en France, il se mit naturellement en devoir de revenir, traversa à grand-peine le pays en grève, et nous rejoignit une semaine après son ridicule faux pas, quand déjà les jours décisifs, où nous avions pu faire le plus pour le mouvement, étaient passés. Or, nous savons bien que Vaneigem aime vraiment la révolution, et que ce n’est d’aucune manière le couage qui lui fait défaut. On ne peut donc comprendre ceci qu’en tant que cas-limite de la séparation entre la routine rigoureuse d’une vie quotidienne inébranlablement rangée et la passion, réelle mais fort désarmée, de la révolution.
Maintenant que l’alibi de l’I.S. lui est retiré, puisque Vaneigem continue à annoncer aussi superbement l’objectif de parfaire sa cohérence à pied ou en voiture, seul et «avec le plus grand nombre», il doit s’attendre à ce que désormais tous ceux qui le fréquenteront et ne seront pas stupides — une minorité, sans doute — lui demandent de temps à autre comment, où, en faisant quoi et en luttant pour quelles perspectives précises, il met désormais en jeu cette fameuse radicalité et son remarquable «goût du plaisir». L’avenant silence qui en disait long sur les mystères de l’I.S. ne pourra certainement plus suffire ; et ses réponses seront pleines d’intérêt.
Nous avons ici répondu sérieusement à ce qui, manifestement, ne l’était plus. C’est parce que nous continuons, nous, à nous occuper des tâches théoriques et de la conduite pratique de l’I.S. et parce que, dans cette seule perspective, tout ceci a son importance. Une époque est finie. C’est ce changement réel, et non notre mauvaise humeur ou notre impatience, qui nous a obligés à trancher un état de fait, à rompre avec un certain conservatisme situationniste qui a trop longtemps montré sa force d’inertie et sa pure volonté d’autoreproduction. Nous ne voulons plus avec nous, ni Vaneigem et ce qui pourrait encore aspirer à l’imiter, ni d’autres camarades dont la participation s’est résumée presque uniquement au jeu formaliste dans l’organisation, les correspondances creuses «entre sections» sur des vétilles, les nuances et les interprétations fausses soutenues et retirées, d’un continent à l’autre, et six mois après, sur les simples décisions prises en dix minutes par tous ceux qui, étant là, avaient l’expérience directe de la question — alors que la participation des mêmes camarades à notre théorie et à l’activité réelle se ramène, en regard de cela, à quelque chose de presque imperceptible. Des révolutionnaires qui ne sont pas membres de l’I.S. ont fait beaucoup plus, pour diffuser notre théorie (et même quelques fois déjà, pour la développer), que plusieurs «situationnistes» immobilistes ; et sans se draper roidement dans la «qualité» de situationniste. Nous prouverons encore que nous ne jouons pas à être la direction du nouveau courant révolutionnaire, en cassant le plus précisément possible le dérisoire mythe de l’I.S., à l’intérieur comme au-dehors. L’activité réelle de l’I.S. nous plaît davantage, maintenant comme autrefois. Et la réalité de l’époque révolutionnaire où nous sommes entrés est encore plus notre véritable victoire.
Vaneigem affecte à présent, dans un style universitaire périmé, de vouloir laisser «les historiens» juger l’action à laquelle il a pris part. Il a donc aussi oublié que ce ne sont pas «les historiens» qui jugent, mais l’histoire, c’est-à-dire ceux qui la font. Les historiens professionnels, aussi longtemps qu’ils n’auront pas été mangés (comme le disait jadis un de nos amis), ne font que suivre. Ainsi donc, sur cette question comme sur quelques autres, les historiens ne feront que confirmer le jugement de l’I.S.
Guy Debord [communiqué contresigné par René Viénet]