Communiqué de l'IS à propos de Vaneigem (2)
«Comment, s’interroge-t-il aujourd’hui, ce qu’il y avait de passionnant dans la conscience d’un projet commun a-t-il pu se transformer en un malaise d’être ensemble ?» Mais il se garde bien de répondre à sa question, qui reste ainsi purement élégiaque. Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ? C’est tout simplement, dans ce cas, parce que la conscience d’un projet commun a cessé d’exister dans une pratique commune — dans ce que devenait la pratique commune de l’I.S. Certains vivaient la pratique de l’I.S., avec ses difficultés et ses inconvénients, donc le pire était certainement d’avoir à lutter contre l’alourdissement introduit dans notre activité commune par la tendance contemplative et auto-admirative de plusieurs situationnistes (cf. La Question de l’organisation pour l’I.S., texte d’avril 1968 repris dans I.S. no 12). Au contraire, Vaneigem ne maintenait que la pure «conscience» de la généralité abstraite de ce projet ; et donc, à mesure que l’action concrète s’élargissait, une conscience toujours plus démodée et mensongère, la fausse conscience sur le terrain prétendu de la conscience historique commune, la simple mauvaise foi. Dans ces conditions, il était de moins en moins passionnant de rencontrer Vaneigem (et d’autres qui, quant à eux, n’avaient même jamais pu passionner quiconque). Répéter vainement les mêmes critiques, puis s’en lasser, ne plaît à personne. Et il était sûrement encore plus ennuyeux pour Vaneigem de rencontrer pendant des années, dans un style complètement changé, des camarades dont il savait fort bien qu’ils connaissaient, presque autant qu’il les connaissait lui-même, ses carences. Cependant Vaneigem a préféré continuer à figurer, formellement, parmi nous, appuyé sur le souvenir d’une participation authentique et la promesse toujours plus lointaine et plus abstraite d’un accomplissement futur, en jouant sur les restes bien refroidis d’un dialogue amical, et en faisant la sourde oreille. Comme l’écrivait le président de Brosses à propos d’un caractère de ce genre : «On ne peut se résoudre à prendre un parti fâcheux contre un confrère, contre un homme très aimable et si doux qu’il ne répond jamais rien à tout ce qu’on lui peut dire. Le mal est que les esprits doux sont les plus opiniâtres et les plus insensibles de tous. Ils ne vous contestent jamais rien. Mais, ni on les persuade, ni on les détermine.»
Dans les années 1965-1970, l’évanouissement de Vaneigem s’est manifesté quantitativement (il n’a plus guère participé à nos publications que par les trois petits articles qu’il a signés dans les trois derniers numéros d’I.S., et il fut même souvent absent des réunions où il se taisait généralement) et surtout qualitativement. Ses très rares interventions dans nos débats étaient frappées du signe de la plus grande incapacité d’envisager des luttes historiques concrètes ; marquées des plus pauvres échappatoires à propos de toute relation à maintenir entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, et même de l’oubli souriant de la pensée dialectique.
À la VIIe Conférence de l’I.S., en 1966, il fallut argumenter pendant deux heures contre une étrange proposition de Vaneigem : il tenait pour certain que notre «cohérence» indiquerait toujours en n’importe quel débat sur une action pratique à entreprendre, et après une discussion approfondie, la seule voie juste, univoquement reconnaissable à l’avance. De sorte que si une minorité de situationnistes ne se déclarait pas, à la fin de cette discussion, totalement convaincue, elle aurait ainsi fait la preuve qu’elle ne possédait pas la cohérence de l’I.S., ou bien qu’elle avait malhonnêtement des buts cachés de sabotage, ou au moins une opposition théorico-pratique dissimulée. Si les autres camarades ont évidemment défendu les droits et les devoirs de toute minorité dans une organisation révolutionnaire — avec cent exemples concrets —, et même plus simplement les droits de la réalité, il faut reconnaître que Vaneigem ne s’est jamais risqué par la suite à se démentir sur ce point en se trouvant, ne fût-ce que pendant dix minutes, en péril de passer pour «minoritaire» sur la moindre question débattue par l’I.S. À la fin de 1968, nous avons reconnu, contre l’avis de Vaneigem, le droit de constituer éventuellement des tendances dans l’I.S. Vaneigem se rallia volontiers à cette majorité, mais en précisant qu’il ne pouvait même pas concevoir comment une tendance viendrait jamais à exister parmi nous. Au printemps de 1970, une tendance s’étant formée pour résoudre vite et clairement un conflit pratique, Vaneigem, bien sûr, s’y inscrivit immédiatement. Il est inutile de multiplier les exemples.
Le refus permanent d’envisager un développement historique réel, produit par sa connaissance, et son acceptation, d’une relative incapacité personnelle (qui allait donc toujours en s’aggravant), s’accompagnait normalement chez Vaneigem de l’insistance enthousiaste sur toute caricature de la totalité, dans la révolution comme dans l’I.S., sur la fusion magique, un jour, de la spontanéité enfin libérée (celle des masses, et celle de Vaneigem) avec la cohérence : dans de telles noces de l’identification, les problèmes vulgaires de la société réelle et de la révolution réelle seront instantanément abolis avant même que l’on ait eu le déplaisir de les considérer, ce qui est évidemment une aimable perspective pour philosophie de l’histoire en fin de banquet. Vaneigem a manié par tonnes le concept de qualitatif en oubliant résolument ce que Hegel appelait, dans La Science de la logique, «la qualité la plus profonde et la plus essentielle», la contradiction. «Par rapport à elle, en effet, l’identité n’est que la détermination de ce qui est simple et immédiat, de l’être mort, tandis que la contradiction est la source de tout mouvement, de toute vie. Ce n’est en effet que dans la mesure où une chose renferme en elle-même une contradiction qu’elle se montre agissante et vivante.» Vaneigem, sauf pour commencer, n’a pas aimé la vie de l’I.S., mais son image morte, un alibi glorieux pour sa vie quelconque, et une espérance abstraitement totale d’avenir. Puisqu’il s’est fort bien accomodé d’un tel fantôme, on comprend qu’il le disperse totalement d’un seul souffle, justement le 14 novembre 1970, parce que le parti pris du silence satisfait n’était plus soutenable.
Certes, nous n’avons nullement insinué que Vaneigem pouvait avoir des «intentions secrètes». Notre Déclaration du 11 novembre est loin d’être consacrée au seul Vaneigem ; et il sait fort bien que les situationnistes américains nous avaient adressé peu avant, à quelques jours d’intervalle, trois lettres se contredisant complètement de l’une à l’autre, et dont aucune ne croyait devoir citer ou corriger la précédente, ce qui nous oblige à formuler dans ce cas l’hypothèse des «buts cachés» de ces camarades, car nous ne croyons pas un instant à leur débilité mentale. Mais toute la conduite de Vaneigem parmi nous a toujours été bien connue de tous, et d’une incontestable transparence malheureuse. Toute la question — s’amenuisant avec le temps — était de savoir si ce qui dans l’I.S. a valu tant de fois à Vaneigem les critiques ou les rires serait finalement surmonté, ou maintenu jusqu’à la fin. On connaît maintenant la réponse. Vaneigem (ni personne d’autre) n’a certes pas été pris à l’improviste par un débat dont plusieurs textes — sur lesquels personne n’a fait de réserves — affirmaient depuis des mois qu’il était décisif ; que sa conclusion était urgente ; que chacun devait prendre parti en sachant que notre action commune était entièrement mise en jeu. Aussi Vaneigem n’a-t-il rien à craindre de cette «bonne foi critique que l’on a vue si souvent s’étaler après coup». Ici d’ailleurs son ironie est malvenue, car nous savons bien qu’il y a eu dans l’I.S. plusieurs cas de ruptures soudaines et surprenantes, où l’explication du comportement d’un individu ne pouvait nous apparaître qu’après coup. Nous savons encore mieux que l’un des rares exercices de la radicalité de Vaneigem a toujours été d’approuver les exclusions de l’I.S. dès qu’elles se produisaient, et de piétiner sans regret des individus que, la veille encore, il n’avait jamais pris la peine de critiquer. Et que signifie, au fond, cette rage antihistorique contre le jugement «après coup» de ce qu’a apporté l’événement ? Ne devons-nous pas, par exemple, répondre aux pauvretés que Vaneigem vient d’accumuler dans son texte du 14 novembre ? Il n’en avait jamais soufflé mot auparavant. Ici, nous sommes bien obligés de critiquer après coup une manifestation précise d’inconscience qu’il eût été bien téméraire de pronostiquer dans tous ses détails avant le coup d’éclat final de Vaneigem.
«La cohérence de la critique et la critique de l’incohérence sont un seul et même mouvement, condamné à se détruire et à se figer en idéologie dès l’instant où la séparation s’introduit entre les différents groupes d’une fédération, entre individus d’une organisation, entre la théorie et la pratique d’un membre de cette organisation» (Vaneigem, dans I.S. no 11). On ne peut mieux dire ; et on ne peut guère dénoncer avec plus d’impudence, dans l’universalité abstraite, le défaut même dont on souffre, pour donner à croire que, puisque précisément on l’a dénoncé en général et partout, on en serait soi-même forcément exempt. Vaneigem n’ignorait pas que ses camarades ne couvriraient pas, en dernière analyse, une imposture de ce genre, même si d’estimables souvenirs, et les restes d’une amitié indulgente fondée sur eux, peuvent retarder quelque temps la conclusion que la moindre lucidité impose, d’abord dans tous les détails, et puis au centre même du problème. Nous n’avons à nous prétendre sûrs de rien, ni de personne. Seulement du mouvement de l’histoire, tant que nous saurons le reconnaître en y participant ; et sans doute chacun de nous à propos de lui-même, du moins aussi longtemps que nous sommes capables de le prouver. Il est en tout cas évident que la complicité, réelle et nécessaire, dans une entreprise comme l’I.S., ne saurait être fondée sur une communauté de tares, et sur le «projet commun» d’éblouir de loin une multitude de suiveurs, par la fade et niaise image de notre splendeur collective : nous avons toujours été tous d’accord pour repousser ces gens et dénoncer cette image, mais il n’est pas possible d’accomplir réellement ce travail à fond alors que dans l’I.S. même cette attitude d’effusion vague et douce, ce piétisme de l’I.S., existait en fait, sans même avoir l’excuse de la distance ignorante. On a laissé ainsi trop exagérément s’affirmer dans l’I.S., «sans autre preuve», la notion confortablement optimiste de la complémentarité des participants. Chacun se retrouvait et personne ne se perdait, puisque quelques spécialités avaient leur place au soleil : le Chamfort de la totalité, le loyal ivrogne, le lanceur de pavés d’excellentes intentions, etc. C’est là que l’absence devenait une politique de coexistence pacifique, et l’approbation une nécessité qui se faisait passer pour un hasard. Et c’est là que Vaneigem a déçu le plus, sinon lui-même — il en a vu d’autres — au moins ses camarades.
Comment les situationnisres contemplatifs pouvaient-ils penser — aussi vraie que soit là-dessus leur bonne volonté — lutter contre le suivisme hiérarchique qui s’est manifesté autour de l’I.S., et que nous avons tant rejeté et condamné, alors qu’ils étaient eux-mêmes dans l’I.S. bien effectivement suiveurs, ornés seulement d’une intention abstraite et proclamée de participation égalitaire ? À ce moment, mépriser les suiveurs extérieurs devient en fait une confirmation imaginaire de l’égalité interne. Mais il faut comprendre ce «suivisme» dans sa complexité réelle. Ni Vaneigem ni d’autres n’ont jamais été de serviles approbateurs d’une politique qu’ils auraient en fait désapprouvée : c’est seulement le dernier texte de Vaneigem qui donne, très injustement, cette image de lui-même. En réalité, Vaneigem et d’autres camarades ont toujours suivi les décisions prises dans la pratique de l’I.S. parce qu’ils les approuvaient véritablement et, nous oserons le dire — aussi longtemps que des révolutionnaires plus conséquents que nous, ou placés un jour dans des conditions plus favorables que nous pour comprendre la stratégie que nous avons suivie et d’autres qui auraient été possibles, n’auront pas aperçu nos véritables erreurs —, parce qu’elles étaient bonnes pour notre projet commun. Vaneigem, toujours très ferme contre nos ennemis, n’a jamais rien fait ou envisagé de faire dans ces dix années qui s’oppose en rien au radicalisme de l’action déclarée de l’I.S. Il a seulement très mal concouru à l’exercice de ce radicalisme. Vaneigem semble n’avoir jamais voulu regarder en face ce simple fait que celui qui parle si bien s’engage à être un peu là dans nombre d’analyses et de luttes pratiques, sous peine de décevoir radicalement. La violence ou les perspectives réelles de l’I.S., en tant que demi-communauté, ne pouvaient le décharger de l’obligation de manifester les siennes en diverses occasions concrètes. La distance que Vaneigem avait prise depuis longtemps vis-à-vis de notre action lui dissimulait beaucoup des rapports, en réalité hiérarchiques, qui existaient dans cette action, et que son attitude de fuite acceptait et encourageait. Mais cette distance même était précisément prise pour ne pas voir cette réalité ; au lieu d’aider à la surmonter. Après avoir fait confiance à l’I.S. pour être la garantie radicale de la vie personnelle qu’il acceptait, il en est venu à être dans l’I.S. comme il est dans sa propre vie.
Dans les années 1965-1970, l’évanouissement de Vaneigem s’est manifesté quantitativement (il n’a plus guère participé à nos publications que par les trois petits articles qu’il a signés dans les trois derniers numéros d’I.S., et il fut même souvent absent des réunions où il se taisait généralement) et surtout qualitativement. Ses très rares interventions dans nos débats étaient frappées du signe de la plus grande incapacité d’envisager des luttes historiques concrètes ; marquées des plus pauvres échappatoires à propos de toute relation à maintenir entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, et même de l’oubli souriant de la pensée dialectique.
À la VIIe Conférence de l’I.S., en 1966, il fallut argumenter pendant deux heures contre une étrange proposition de Vaneigem : il tenait pour certain que notre «cohérence» indiquerait toujours en n’importe quel débat sur une action pratique à entreprendre, et après une discussion approfondie, la seule voie juste, univoquement reconnaissable à l’avance. De sorte que si une minorité de situationnistes ne se déclarait pas, à la fin de cette discussion, totalement convaincue, elle aurait ainsi fait la preuve qu’elle ne possédait pas la cohérence de l’I.S., ou bien qu’elle avait malhonnêtement des buts cachés de sabotage, ou au moins une opposition théorico-pratique dissimulée. Si les autres camarades ont évidemment défendu les droits et les devoirs de toute minorité dans une organisation révolutionnaire — avec cent exemples concrets —, et même plus simplement les droits de la réalité, il faut reconnaître que Vaneigem ne s’est jamais risqué par la suite à se démentir sur ce point en se trouvant, ne fût-ce que pendant dix minutes, en péril de passer pour «minoritaire» sur la moindre question débattue par l’I.S. À la fin de 1968, nous avons reconnu, contre l’avis de Vaneigem, le droit de constituer éventuellement des tendances dans l’I.S. Vaneigem se rallia volontiers à cette majorité, mais en précisant qu’il ne pouvait même pas concevoir comment une tendance viendrait jamais à exister parmi nous. Au printemps de 1970, une tendance s’étant formée pour résoudre vite et clairement un conflit pratique, Vaneigem, bien sûr, s’y inscrivit immédiatement. Il est inutile de multiplier les exemples.
Le refus permanent d’envisager un développement historique réel, produit par sa connaissance, et son acceptation, d’une relative incapacité personnelle (qui allait donc toujours en s’aggravant), s’accompagnait normalement chez Vaneigem de l’insistance enthousiaste sur toute caricature de la totalité, dans la révolution comme dans l’I.S., sur la fusion magique, un jour, de la spontanéité enfin libérée (celle des masses, et celle de Vaneigem) avec la cohérence : dans de telles noces de l’identification, les problèmes vulgaires de la société réelle et de la révolution réelle seront instantanément abolis avant même que l’on ait eu le déplaisir de les considérer, ce qui est évidemment une aimable perspective pour philosophie de l’histoire en fin de banquet. Vaneigem a manié par tonnes le concept de qualitatif en oubliant résolument ce que Hegel appelait, dans La Science de la logique, «la qualité la plus profonde et la plus essentielle», la contradiction. «Par rapport à elle, en effet, l’identité n’est que la détermination de ce qui est simple et immédiat, de l’être mort, tandis que la contradiction est la source de tout mouvement, de toute vie. Ce n’est en effet que dans la mesure où une chose renferme en elle-même une contradiction qu’elle se montre agissante et vivante.» Vaneigem, sauf pour commencer, n’a pas aimé la vie de l’I.S., mais son image morte, un alibi glorieux pour sa vie quelconque, et une espérance abstraitement totale d’avenir. Puisqu’il s’est fort bien accomodé d’un tel fantôme, on comprend qu’il le disperse totalement d’un seul souffle, justement le 14 novembre 1970, parce que le parti pris du silence satisfait n’était plus soutenable.
Certes, nous n’avons nullement insinué que Vaneigem pouvait avoir des «intentions secrètes». Notre Déclaration du 11 novembre est loin d’être consacrée au seul Vaneigem ; et il sait fort bien que les situationnistes américains nous avaient adressé peu avant, à quelques jours d’intervalle, trois lettres se contredisant complètement de l’une à l’autre, et dont aucune ne croyait devoir citer ou corriger la précédente, ce qui nous oblige à formuler dans ce cas l’hypothèse des «buts cachés» de ces camarades, car nous ne croyons pas un instant à leur débilité mentale. Mais toute la conduite de Vaneigem parmi nous a toujours été bien connue de tous, et d’une incontestable transparence malheureuse. Toute la question — s’amenuisant avec le temps — était de savoir si ce qui dans l’I.S. a valu tant de fois à Vaneigem les critiques ou les rires serait finalement surmonté, ou maintenu jusqu’à la fin. On connaît maintenant la réponse. Vaneigem (ni personne d’autre) n’a certes pas été pris à l’improviste par un débat dont plusieurs textes — sur lesquels personne n’a fait de réserves — affirmaient depuis des mois qu’il était décisif ; que sa conclusion était urgente ; que chacun devait prendre parti en sachant que notre action commune était entièrement mise en jeu. Aussi Vaneigem n’a-t-il rien à craindre de cette «bonne foi critique que l’on a vue si souvent s’étaler après coup». Ici d’ailleurs son ironie est malvenue, car nous savons bien qu’il y a eu dans l’I.S. plusieurs cas de ruptures soudaines et surprenantes, où l’explication du comportement d’un individu ne pouvait nous apparaître qu’après coup. Nous savons encore mieux que l’un des rares exercices de la radicalité de Vaneigem a toujours été d’approuver les exclusions de l’I.S. dès qu’elles se produisaient, et de piétiner sans regret des individus que, la veille encore, il n’avait jamais pris la peine de critiquer. Et que signifie, au fond, cette rage antihistorique contre le jugement «après coup» de ce qu’a apporté l’événement ? Ne devons-nous pas, par exemple, répondre aux pauvretés que Vaneigem vient d’accumuler dans son texte du 14 novembre ? Il n’en avait jamais soufflé mot auparavant. Ici, nous sommes bien obligés de critiquer après coup une manifestation précise d’inconscience qu’il eût été bien téméraire de pronostiquer dans tous ses détails avant le coup d’éclat final de Vaneigem.
«La cohérence de la critique et la critique de l’incohérence sont un seul et même mouvement, condamné à se détruire et à se figer en idéologie dès l’instant où la séparation s’introduit entre les différents groupes d’une fédération, entre individus d’une organisation, entre la théorie et la pratique d’un membre de cette organisation» (Vaneigem, dans I.S. no 11). On ne peut mieux dire ; et on ne peut guère dénoncer avec plus d’impudence, dans l’universalité abstraite, le défaut même dont on souffre, pour donner à croire que, puisque précisément on l’a dénoncé en général et partout, on en serait soi-même forcément exempt. Vaneigem n’ignorait pas que ses camarades ne couvriraient pas, en dernière analyse, une imposture de ce genre, même si d’estimables souvenirs, et les restes d’une amitié indulgente fondée sur eux, peuvent retarder quelque temps la conclusion que la moindre lucidité impose, d’abord dans tous les détails, et puis au centre même du problème. Nous n’avons à nous prétendre sûrs de rien, ni de personne. Seulement du mouvement de l’histoire, tant que nous saurons le reconnaître en y participant ; et sans doute chacun de nous à propos de lui-même, du moins aussi longtemps que nous sommes capables de le prouver. Il est en tout cas évident que la complicité, réelle et nécessaire, dans une entreprise comme l’I.S., ne saurait être fondée sur une communauté de tares, et sur le «projet commun» d’éblouir de loin une multitude de suiveurs, par la fade et niaise image de notre splendeur collective : nous avons toujours été tous d’accord pour repousser ces gens et dénoncer cette image, mais il n’est pas possible d’accomplir réellement ce travail à fond alors que dans l’I.S. même cette attitude d’effusion vague et douce, ce piétisme de l’I.S., existait en fait, sans même avoir l’excuse de la distance ignorante. On a laissé ainsi trop exagérément s’affirmer dans l’I.S., «sans autre preuve», la notion confortablement optimiste de la complémentarité des participants. Chacun se retrouvait et personne ne se perdait, puisque quelques spécialités avaient leur place au soleil : le Chamfort de la totalité, le loyal ivrogne, le lanceur de pavés d’excellentes intentions, etc. C’est là que l’absence devenait une politique de coexistence pacifique, et l’approbation une nécessité qui se faisait passer pour un hasard. Et c’est là que Vaneigem a déçu le plus, sinon lui-même — il en a vu d’autres — au moins ses camarades.
Comment les situationnisres contemplatifs pouvaient-ils penser — aussi vraie que soit là-dessus leur bonne volonté — lutter contre le suivisme hiérarchique qui s’est manifesté autour de l’I.S., et que nous avons tant rejeté et condamné, alors qu’ils étaient eux-mêmes dans l’I.S. bien effectivement suiveurs, ornés seulement d’une intention abstraite et proclamée de participation égalitaire ? À ce moment, mépriser les suiveurs extérieurs devient en fait une confirmation imaginaire de l’égalité interne. Mais il faut comprendre ce «suivisme» dans sa complexité réelle. Ni Vaneigem ni d’autres n’ont jamais été de serviles approbateurs d’une politique qu’ils auraient en fait désapprouvée : c’est seulement le dernier texte de Vaneigem qui donne, très injustement, cette image de lui-même. En réalité, Vaneigem et d’autres camarades ont toujours suivi les décisions prises dans la pratique de l’I.S. parce qu’ils les approuvaient véritablement et, nous oserons le dire — aussi longtemps que des révolutionnaires plus conséquents que nous, ou placés un jour dans des conditions plus favorables que nous pour comprendre la stratégie que nous avons suivie et d’autres qui auraient été possibles, n’auront pas aperçu nos véritables erreurs —, parce qu’elles étaient bonnes pour notre projet commun. Vaneigem, toujours très ferme contre nos ennemis, n’a jamais rien fait ou envisagé de faire dans ces dix années qui s’oppose en rien au radicalisme de l’action déclarée de l’I.S. Il a seulement très mal concouru à l’exercice de ce radicalisme. Vaneigem semble n’avoir jamais voulu regarder en face ce simple fait que celui qui parle si bien s’engage à être un peu là dans nombre d’analyses et de luttes pratiques, sous peine de décevoir radicalement. La violence ou les perspectives réelles de l’I.S., en tant que demi-communauté, ne pouvaient le décharger de l’obligation de manifester les siennes en diverses occasions concrètes. La distance que Vaneigem avait prise depuis longtemps vis-à-vis de notre action lui dissimulait beaucoup des rapports, en réalité hiérarchiques, qui existaient dans cette action, et que son attitude de fuite acceptait et encourageait. Mais cette distance même était précisément prise pour ne pas voir cette réalité ; au lieu d’aider à la surmonter. Après avoir fait confiance à l’I.S. pour être la garantie radicale de la vie personnelle qu’il acceptait, il en est venu à être dans l’I.S. comme il est dans sa propre vie.