Communiqué de l'IS à propos de Vaneigem (1)

Publié le par la Rédaction


Ce texte est réédité par Le Jura Libertaire alors qu’un entretien avec Raoul Vaneigem vient de paraître en ligne.

9 décembre 1970

Enfin obligé de dire sérieusement quelque chose de précis sur ce qu’est l
I.S. et ce quelle a à faire, Raoul Vaneigem la aussitôt rejetée en totalité. Jusquà cet instant, il en avait toujours tout approuvé.

Sa prise de position du 14 novembre a l
ultime et triste mérite dexprimer très bien, et en peu de mots, ce qui était au centre de la crise que lI.S. a connue en 1969-1970. Cest évidemment à lenvers que Vaneigem envisage passionnellement la vériré de cette crise, mais il la montre exactement et, affichée à ce degré, linversion ne risque pas de gêner la lecture.

Vaneigem qualifie notre position de «dernière abstraction à pouvoir se formuler dans, pour et au nom de l’I.S.» ; et comme il n’avait jamais aperçu les précédentes, il veut au moins combattre celle-ci. Nous devrons donc parler ici de concret, d
abstraction et de qui parle d’abstraction.

Le terrain concret de cette crise est également, depuis l
origine, une défense du concret de lactivité de lI.S., et des conditions réelles dans lesquelles elle saccomplit effectivement. La crise a commencé lorsque certains de nous se sont avisés, et ont commencé à faire savoir, que d’autres leur laissaient subrepticement le monopole des responsabilités à prendre, aussi bien que la plus grande part des opérations à exécuter : la critique commencée à propos de la sous-participation (quantitative et surtout qualitative) à la rédaction de nos principales publications communes sest vite étendue à la sous-participation, plus dissimulée, en matière de théorie, de stratégie, de rencontres et de luttes extérieures, et même de discussions courantes, sur les plus simples décisions qui nous incombent. Partout existait une fraction de fait composée de camarades contemplatifs, systématiquement approbateurs, et ne manifestant jamais rien dautre que le plus ferme acharnement dans l’inactivité. Ils se comportaient comme sils estimaient navoir rien à gagner, mais peut-être quelque chose à perdre, en soutenant un avis personnel, et en se chargeant dœuvrer par eux-mêmes, sur un quelconque de nos problèmes précis. Cette position, dont le silence assuré était larme principale, se couvrait aussi, dans ses jours de fête, de quelques proclamations générales, toujours très euphoriques, sur légalité parfaite réalisée dans lI.S., la cohérence radicale de son dialogue, la grandeur collective et personnelle de tous les participants. Vaneigem est resté, jusquau bout, le plus remarquable représentant de cette sorte de pratique.

Quand plusieurs mois de discussion, des textes très précis, ont porté la critique de cette carence jusqu
à un degré où aucun des individus concernés ne pouvait plus, honnêtement, ni sillusionner sur lui-même, ni croire quil pourrait encore entretenir la même illusion chez ses camarades, Vaneigem plus que tout autre sest réfugié dans le silence. Cest seulement en apprenant, le 11 novembre, que nos positions seraient désormais diffusées en dehors de lI.S., quil a estimé aussitôt ne plus pouvoir y rester.

Vaneigem, arrivé à ce point, fait allusion, contre nous, à des «tactiques manœuvrières plus ou moins habiles et toujours odieuses». Il  ne fera évidemment croire à personne qu
il serait nécessaire davoir une tactique, dêtre plus ou moins habile, ou de manœuvrer de quelque manière que ce soit, pour obliger un camarade, depuis tant dannées membre dune organisation toujours affirmée égalitaire, à participer effectivement aux décisions de cette organisation et à leur exécution ; ou bien à avouer vite quil ne peut pas et ne veut pas. Labsence et le silence de Vaneigem, ou dautres, peuvent sans doute réussir à se déguiser assez longtemps, par des manœuvres plus ou moins mesquines, mais se trouvent éliminés, bien aisément, aussitôt que nimporte qui annonce qu’il ne veut plus les supporter, tandis que la position contemplative doit de son côté convenir quelle ne voulait vraiment rien dautre au monde que continuer à être supportée parmi nous. Mais Vaneigem emploie un pluriel qui évoque un passé où de telles manœuvres — «toujours odieuses» —  ne visaient encore ni lui ni ses actuels imitateurs. Nous ne nous contenterons pas de rappeler que Vaneigem, ne sétant jamais opposé, ni par écrit, ni dans une seule réunion, ni même — à notre connaissance — dans aucun entretien personnel avec un membre de l’I.S., à aucune de ces prétendues «manœuvres», nen ayant jamais évoqué d’aucune manière l’existence ou la possibilité, en serait inexcusablement et misérablement complice. Nous irons naturellement plus loin : nous le défions formellement devant le jugement de tous les révolutionnaires qui existent déjà aujourd’hui, de désigner tout de suite une seule de ces «tactiques manœuvrières» quil aurait constatée, et laissé passer, dans lI.S., pendant les dix années où il en a été membre.

Vaneigem, qui feint de croire que l
I.S. va disparaître parce que son absence doit sen retirer («vouloir encore sauver un groupe», «reconstituer la section française»), constate qu’il n’a su faire de ce groupe «rien de ce (quil voulait) vraiment quil fût». Nous ne doutons certes pas que Vaneigem a voulu faire de l’I.S. une organisation, non seulement révolutionnaire, mais dune excellence tout à fait sublime, et peut-être même absolue (cf. Traité de savoir-vivre, etc.). D’autres camarades ont dit, depuis des années, que la réussite historique réelle de lI.S. nallait tout de même pas aussi loin, et surtout comportait trop souvent des défauts évitables (leur existence dailleurs rendant dautant plus fâcheux le mythe de la perfection admirable de lI.S., dont se gargarisent des centaines de stupides spectateurs extérieurs — et malheureusement aussi quelques spectateurs parmi nous). Mais Vaneigem, en prenant maintenant, post festum, ce ton du dirigeant désabusé, qui na «su» faire de ce groupe «rien» de ce quil voulait en faire, oublie de se poser cette cruelle question : qua-t-il jamais, lui, essayé de dire, de faire, en argumentant ou en payant dexemple, pour que lI.S. devienne encore mieux, ou plus proche de ses meilleurs goûts personnels proclamés ? Vaneigem na rien fait pour de tels buts ; quoique cependant lI.S. nen soit pas vraiment restée à nêtre rien ! Devant lévidence de ce que lI.S. a fait, Vaneigem se discrédite aujourdhui complètement, pour tout individu qui sait penser, en lançant, si enfantinement, la contre-vérité boudeuse et burlesque dun échec complet de lI.S., et de lui-même en prime. Vaneigem na jamais voulu reconnaître une part déchec dans laction de lI.S., précisément parce quil se savait trop intimement lié à cette part déchec ; et parce que ses déficiences réelles lui ont constamment paru appeler comme remède, non leur dépassement, mais la simple affirmation péremptoire que tout allait pour le mieux. Maintenant quil ne peut plus continuer, la part déchec dont il lui faut bien admettre lexistence est brusquement présentée, au mépris de toute vraisemblance, comme léchec total, linexistence absolue de notre théorie et de notre action dans les dix dernières années. Cette mauvaise plaisanterie le juge.

Dans cette bouffonnerie fondamentale, n
apparaîssent quen tant que détails particulièrement plaisants lallusion très sociologico-journalistique de Vaneigem au «peu de pénétration de la théorie situarionniste en milieu ouvrier» ; et surtout sa foudroyante découverte, à la lumière inattendue de ce Jugement dernier de lI.S. marqué pour lui par son départ, quaucun des situationnistes ne travaille dans une usine ! Car, si Vaneigem lavait su plus tôt, puisquil paraît tant sen affecter, il aurait certainement signalé le problème et quelque solution radicale.

À ce compte, il faut rappeler que Vaneigem, quand il était sérieux, n
avait pas seulement énoncé les admirables buts quil réservait à lI.S. Celui de nous tous qui a le plus abondamment parlé de lui-même, de sa subjectivité, et de son «goût du plaisir radical», avait aussi dadmirables buts pour lui-même. Mais les a-t-il réalisés, a-t-il même lutté concrètement pour les réaliser ? Point du tout. Pour Vàneigem comme pour lI.S., le programme de Vaneigem nest formulé que pour sépargner toutes les fatigues, et tous les petits risques historiques, de la réalisation. Le but étant total, il nest envisagé que dans un pur présent : il est déjà là tout entier, tant quon croit pouvoir le faire croire, ou bien il est resté purement inaccessible ; on na rien réussi à faire pour le définir ou pour s’en approcher. Le qualitatif, comme lesprit des tables tournantes, avait fait croire quil était là, mais il faut admettre que ce n’était quune longue erreur ! Vaneigem découvre finalement que la mayonnaise dont il feignait de se délecter na pas pris corps.

Dans une telle lumière métaphysique, on peut certes attendre le moment pur de la Révolution et, dans cette attente reposante, lui laisser aimablement «le soin de reconnaître les siens» (mais il faudra pourtant que les siens sachent aussi la reconnaître, cette révolution, et par exemple annulent les réservations de leurs vacances, si par malheur les deux phénomènes coïncident). Cependant, quand il s
agit de questions plus immédiatement proches de notre conscience et de notre action directe, comme l’I.S. et Vaneigem en personne, si lon prétend que tout ce qui est voulu est déjà réalisé en totalité, la mystique se dégrade en bluff. Ce que lon a affirmé parfait, on devra donc un jour l’affirmer totalement inexistant. Joyeuse découverte, qui naffecte en rien la radicalité tout à fait extra-historique de Vaneigem. Ainsi donc, en reconnaissant aujourdhui son erreur totale sur lI.S., Vaneigem ne savise pas quil a déjà implicitement reconnu une erreur totale sur lui-même. Il croit être encore en 1961, dix années ayant passé comme un simple rêve, ce négligeable cauchemar de lhistoire, après lequel Vaneigem retrouve, simplement et purement «différé», son projet, toujours égal à lui-même, de «refaire absolument (sa) propre cohérence». Pourtant, si lI.S. na pas encore existé, Vaneigem non plus na pas encore existé. Mais un jour, bientôt peut-être ? Demain, on rasera la cohérence gratis ! Mais comme la justice historique, tout autant que laction réelle dans lhistoire, est étrangère aux préoccupations de Vaneigem, il ne se rend pas justice à lui-même.

Vaneigem a occupé dans l
histoire de lI.S. une place importante et inoubliable. Ayant rejoint en 1961 la plate-forme théorico-pratique constituée dans les premières années de lI.S., il en a immédiatement partagé et développé les positions les plus extrêmes, celles qui étaient alors les plus nouvelles, et qui allaient vers la cohérence révolutionnaire de noue temps. Si à ce moment lapport de lI.S. à Vaneigem na certainement pas été négligeable, lui donnant loccasion, le dialogue, quelques thèses de base et le terrain dactivité pour devenir ce quil voulait et pouvait être dauthentique, et de profondément radical, il est aussi vrai que Vaneigem a apporté à lI.S. une très remarquable contribution : il avait beaucoup dintelligence et de culture, une grande hardiesse dans les idées, et tout cela était dominé par la plus vraie colère à lencontre des conditions existantes. Vaneigem avait alors du génie, parce quil savait parfaitement aller à lextrême en tout ce qu’vil savait faire. Et tout ce quil ne savait pas faire, il  navait  simplement pas  encore  eu  loccasion  de  laffronter personnellement. Il brûlait de commencer. LI.S. des années 1961-1964, et cest une période importante pour lI.S. comme pour les idées de la révolution moderne, a été fortement marquée par Vaneigem, plus peut-être que par tout autre. Cest dans cette période quil a, non seulement écrit le Traité et dautres textes quil a signés dans la revue I.S. («Banalités de base», etc.), mais aussi participé grandement aux textes collectifs anonymes des numéros 6 à 9 de cette revue, et très créativement à toutes les discussions de cette époque. Si lui loublie maintenant, nous ne loublions pas. Sil veut aujourdhui cracher dans son propre plat, tant pis, la génération révolutionnaire qui sest formée dans les années suivantes sy est déjà servie.


J.V. Martin, Raoul Vaneigem, Guy Debord
VIe conférence de l’Internationale situationniste
à Anvers en novembre 1962


Cette période du début des années 60 devait être celle de la formulation générale du programme révolutionnaire le plus total. La révolution, dont nous annoncions le retour et les nouvelles exigences, était alors totalement absente, aussi bien en tant que théorie vraiment moderne quen tant quindividus et groupes luttant concrètement dans le prolétariat, par des actions radicales nouvelles et pour des objectifs nouveaux. Une certaine généralité, une certaine abstraction, lusage même parfois du ton de loutrance lyrique, étaient les inévitables produits de ces conditions précises et se trouvaient même, en ceci, nécessaires, justifiés, excellents. Nous nétions pas beaucoup dans ce moment, et Vaneigem en était, à savoir et à oser dire ce que nous disions. Nous avons bien fait.

Fort heureusement la marche de la société moderne n
a pas manqué de suivre, de plus en plus visiblement, le chemin où nous lavions vue sengager ; et en même temps le nouveau courant révolutionnaire, qui na pas non plus manqué de se manifester corollairement, a repris beaucoup de notre critique, sest armé partiellement de notre théorie (qui continuait évidemment de se développer et de se préciser), ou même a pu sinspirer de certains exemples de nos luttes pratiques. Il nous a fallu faire des analyses plus précises, et aussi expérimenter diverses formes daction devenues possibles. Les situationnistes sont entrés, avec leur époque, dans ces luttes de plus en plus concrètes qui se sont approfondies jusquen 1968, et encore davantage depuis. Vaneigem nétait déjà plus là.

Publié dans Debordiana

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