Jean-Marc Rouillan n'est pas Henri IV
En 1076-77, l’empereur d’Allemagne Henri IV, ayant fait destituer le pape Grégoire VII, se fit, en riposte, excommunier par le pontife revanchard. Les négociations entamées n’aboutissant pas, Henri IV se décida à rencontrer de visu sa Sainteté quand il apprit que le pape était en villégiature chez la comtesse Mathilde de Toscane dans la bonne ville de Canossa. Malgré l’hiver rude et la neige, Henri IV arriva à Canossa le 25 janvier 1077. L’apprenant, le pape fit fermer les portes de la ville. La légende veut qu’Henri IV, sa femme et ses enfants, en chemise de bure, durent attendre, les pieds dans la neige, que le pape change d’avis, ce qu’il fit dès le lendemain. Et en le recevant, le pape ne pouvait faire moins que de lever l’excommunication de l’empereur.
Tout le monde aujourd’hui a oublié le roi Henri IV d’Allemagne et le pape Grégoire VII. Mais l’expression «aller à Canossa», c’est-à-dire «s’humilier devant son ennemi», est restée dans le langage courant.
Ce qui arrive en ce moment à Jean-Marc Rouillan me semble relever de la même logique. Vous n’êtes pas sans ignorer que la récente interview donnée par lui au journal l’Express a conduit le Parquet à suspendre son régime de semi-liberté. Depuis, Jean-Marc Rouillan est en cellule, à l’isolement selon mes sources.
À l’éternelle question du journaliste concernant ses éventuels remords quant à l’assassinat en 1987 de Georges Besse, ancien patron de la régie Renault, Jean-Marc Rouillan a répondu ceci : «Je n’ai pas le droit de m’exprimer là-dessus… Mais le fait que je ne m’exprime pas est une réponse. Car il est évident, que si je crachais sur tout ce qu’on avait fait, je pourrais m’exprimer. Par cette obligation de silence on empêche aussi notre expérience de tirer son vrai bilan critique.»
Par ces mots, Jean-Marc Rouillan n’a fait que répéter ce qu’il n’a de cesse de dire depuis des années. Tout le monde sait que ses demandes de semi-liberté ont auparavant toutes été refusées parce qu’il a toujours refusé d’aller à Canossa.
Ceux qui doutent encore que nous sommes imbibés de culture judéo-chrétienne en sont pour leurs frais. Pourtant, depuis le temps que les médias nous abreuvent de programmes sulfureux sur les faits divers, nous devrions savoir que les familles des victimes ne se satisfont pas du repentir des coupables, que ce repentir n’est pas de nature à calmer la douleur. Elles n’en ont la plupart du temps que faire des excuses du coupable ; elles veulent savoir pourquoi un de leurs proches est mort.
Mais «savoir pourquoi» est dérangeant. En 2005, l’émission «Faites entrer l’accusé !» était consacrée à Georges Besse, assassiné un soir de janvier 1987 par un commando d’Action directe. Le journaliste demanda à l’un de ses interlocuteurs, journaliste comme lui, pourquoi diable Action directe en avait fait une cible de son combat. Et ce dernier répondit qu’il ne savait pas vraiment, que la réponse devait se trouver dans le texte de revendication, mais comme celui-ci était écrit dans un sabir incompréhensible, il était légitime de se poser encore aujourd’hui la question. Ce journaliste est soit un menteur, soit un âne ; il se peut même qu’il soit les deux. Parce que ce communiqué du commando Pierre Overney n’est en rien incompréhensible. Il nous dit que Georges Besse était «un de ces technocrates qui sut parfaitement s’intégrer à la bourgeoisie impérialiste en appliquant strictement et brutalement la stratégie anti-crise» du gouvernement, «couplé à la tentative de pacification sociale en France» ; il ajoute qu’«à travers ses diverses fonctions de concentration et de gestion industrielle, Besse, surnommé par les ouvriers “la brute”, et, admirativement, “l’empereur” par ses collègues du CNPF, a condamné en quatre ans au chômage et à la précarité plus de 43.000 ouvriers». Nul besoin d’avoir fait de longues et brillantes études pour comprendre le pourquoi d’une telle action. Mais exposer l’affaire ainsi aurait été peut-être trop risqué. Comme l’ont écrit Scalzone et Persichetti, «la dissimulation obsessionnelle du caractère subversif de l’ennemi intérieur est un des aspects majeurs des politiques contre-révolutionnaires modernes» (La révolution et l’État, Dagorno, 2000). Le révolutionnaire ne peut être qu’un terroriste ou plutôt ne doit être qu’un illuminé enfermé dans son monde. Discute-t-on avec un fou ? Non, on le soigne ou on l’enferme ; deux façons de s’en débarrasser ou de conjurer ce qu’il représente.
Cette histoire m’a remis en mémoire la célèbre confession de Michel Bakounine, enfermé dans la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg. Rongeant son frein, Bakounine se décide à implorer de façon habile le pardon du tsar Nicolas Ier, précisant qu’«on peut se permettre autant de fierté que l’on a de puissance réelle. Toute fierté plus grande que cette puissance entre dans la catégorie des maladies infantiles du mouvement révolutionnaire.»
Dans cette confession, Bakounine indique que ses «crimes méritent le plus rigoureux des châtiments». À la lecture de ses mots, Nicolas Ier écrira dans la marge ces mots : «Le glaive ne coupe pas une tête qui s’avoue coupable, que Dieu lui pardonne !»
Rouillan n’est pas Bakounine, Sarkozy n’est pas Nicolas Ier, la démocratie bourgeoise n’est pas l’autoritarisme. Mais le pouvoir reste le pouvoir. Il ne saurait être magnanime avec celles et ceux qui contestent sa légitimité en empruntant les chemins de l’illégalité.
Le monde comme il va - AlterNantes FM, 16 octobre 2008
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