L'anarchisme leur allait comme un gant
Pour nous maintenir l’échine courbée, soumis et résignés, les dominants imposent une vision déformée du passé, garante de lendemains qui chantent… pour eux. Ainsi les anarchistes sont présentés dans l’Histoire comme de dangereuses racailles la bombe entre les dents, ou de doux rêveurs la fleur de l’Utopie entre les lèvres ! Pour exorciser ces images d’Épinal, transportons-nous un siècle en arrière à Saint-Junien, haut lieu des révoltes ouvrières.
Ville ouvrière, ville rebelle
Dès 1870 «la population ouvrière de Saint-Junien compte sur elle-même et non sur l’action politique pour obtenir une amélioration de son sort» [Alain Corbin, Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle (1845-1880), PULIM, 1999]. Fin XIXe, ce deuxième centre industriel après Limoges atteint 10.000 habitants. Le travail se concentre dans des papeteries (400 emplois), fabriques de sacs en papier (300), mégisseries [Traitement des cuirs et peaux] (750). L’usine, où les journées sont de onze heures trente, est vécue comme un bagne par un prolétariat peu qualifié et mal payé constitué de femmes, d’anciens paysans ou artisans. En ganterie (1400 emplois), réalisée à domicile ou en petits ateliers, les ouvriers (330) ont une qualification, acquise entre douze et quinze ans, et de meilleurs salaires. Ils sont assistés par des gantières (couturières, boutonnières, brodeuses). D’esprit indépendant, ils tissent des liens de sociabilité (caisse de chômage, chorale, lectures, joutes oratoires). Après la création du Syndicat des Cuirs et peaux, mi-1894, éclatent des conflits dans les mégisseries. Treich, secrétaire de la Fédération des Syndicats de Limoges, socialiste partisan de la subordination du syndicat au parti, impose sa médiation, freine le radicalisme ouvrier, conduisant la grève à la défaite. La leçon en est tirée au Congrès national des mégissiers d’août 1895 à Saint-Junien ; le principe de la grève générale est adopté et le délégué de la Bourse du travail de Paris rappelle : «Ne faites pas de politique ! C’est bon pour les bourgeois ça ! Les syndicats, voilà le salut !»
Germinal et la gymnastique révolutionnaire
La police note la présence à Saint-Junien d’anarchistes, dont un ancien Communard parisien. Après contact avec Armand Beaure, de la Jeunesse libertaire de Limoges, sept gantiers, dont Jean Bourgoin, Francis Ratinaud et Raoul Corcelle, fondent le groupe Germinal en juin 1902 qui comptera rapidement plus de 70 jeunes ouvriers, surtout gantiers. Les objectifs sont clairs : «Les libertaires veulent élargir le champ d’action des syndicats. Pour eux, l’État oppresseur est à combattre au même titre que le patron. L’armée, pilier de l’autorité, est à abattre ; il importe de développer chez les individus l’esprit de solidarité, d’initiative, de révolte.» [Jean Bourgoin, Les Antitout, Éditions Les Monédières, 2005] En 1903, ils sont à l’initiative de la Jeunesse antimilitariste, perturbant les conscriptions par des appels à la désertion, au son de l’Internationale et sous la bannière «Vive les sans-patrie». En août 1904, le syndicat des gantiers, où ils sont nombreux, crée la Jeunesse syndicaliste qui sera très active dans tous les mouvements sociaux. De nombreuses conférences, se terminant en manifestations, sont organisées avec des orateurs anarchistes (Louise Michel, Sébastien Faure, Libertad…) réunissant souvent près de mille participants. Des brochures, tracts, affiches sont diffusés, ainsi que la presse anarchiste limougeaude (Le Combat social) ou nationale (Le Libertaire) ; une bibliothèque est constituée. Ils combattent le militarisme, l’électoralisme [Voir (…) l’affiche, collée à côté des déclarations des candidats qui «promettent la lune»], le cléricalisme, souvent avec succès : la traditionnelle procession de la Fête-Dieu est annulée et l’abstention dépasse de moitié la moyenne nationale lors des législatives. Les manifestations, notamment le 1er mai, regroupent jusqu’à 2000 ouvriers et ouvrières, la Jeunesse syndicaliste en tête déployant son drapeau noir orné de «Conscience Savoir Volonté». Au syndicat des gantiers, ils font adopter des textes sur l’incompatibilité des mandats politiques et syndicaux et sur la propagande en faveur de la grève générale et de l’action directe. Les pratiques réformistes sont déconsidérées depuis la grève des mégissiers fin 1901 : Cardet de la Fédération des cuirs et peaux, futur député socialiste, avait prêché la modération et accepté, après trois mois de conflit, un «compromis» où des grévistes étaient licenciés. Aussi pour la grève des gantiers de fin 1902, Cardet est renvoyé à Paris dès son arrivée. Après deux mois de manifestations, chasse aux «renégats» non-grévistes, pierres sur les maisons des patrons, ces derniers cèdent et réintègrent tous les grévistes. De même les grèves des sachetières (août 1904) et des papetiers (novembre 1904), appuyées par la Jeunesse Syndicaliste sont victorieuses. Ainsi «l’action directe augmente régulièrement la valeur révolutionnaire du prolétariat ; elle éduque, elle forme des hommes dignes, raisonnables et forts, qui n’attendent pas leur salut du gouvernement et des politiciens mais qui le porteront en eux» [Jean Bourgoin, Les Antitout]. Après trois ans de «gymnastique révolutionnaire», le taux de syndicalisation atteint 68% dans les papeteries, 82% dans les cuirs et peaux.
L’union sacrée
La presse locale s’émeut : «Répondez à l’appel de M. Victor Papon, cet homme courageux et énergique qui a eu l’idée d’instituer la Société des Chevaliers de la Trique et on ne fera qu’une bouchée de la couardise des anarchistes.» Mais rossés d’importance à la sortie de la messe de minuit, ces apprentis miliciens renoncent. En 1905 la peur du «grand soir» gagne la région et provoque l’union sacrée pour la défense des privilèges. Le préfet panique : «À Limoges l’agitation devient extrême. Les fauteurs de désordre sont maîtres de la rue où est arboré le drapeau noir et d’où retentissent journellement l’Internationale et l’Hymne à l’Anarchie.» Mi-avril, suite au lock-out des 8000 ouvriers porcelainiers, des barricades sont érigées, les portes de la prison sont enfoncées, la troupe tire, tuant un ouvrier de 20 ans, Camille Vardelle. À Saint-Junien, après un 1er mai où la moitié de la population est dans la rue, une assemblée d’industriels et de commerçants exige des troupes, «considérant que depuis plusieurs années Saint-Junien est dans l’anarchie la plus complète par suite de la présence de 70 à 80 propagandistes par le fait et anti-militaristes qui soulèvent par la menace des mouvements ouvriers continuels, à la faveur desquels ils entraînent à leur suite 1500 à 2000 manifestants». Enhardi par l’arrivée de militaires en nombre, le patronat veut en découdre. En juin, répondant à une grève d’ouvriers mégissiers, il déclare un lock-out dans tout le secteur. Les rues sont quadrillées, des arrestations réalisées. Après trois mois, les caisses sont vides et le travail reprend. Le groupe Germinal est durement touché : beaucoup restent sans travail, certains s’exilent. De leur côté, les socialistes profitent de la période pour reprendre l’initiative. Ils n’hésitent pas à traiter le groupe Germinal de «secte qui tend à ramener l’humanité à plusieurs siècles en arrière» ! Utilisant le découragement ouvrier, en 1908, ils regroupent un syndicat «indépendant» avec ceux des gantiers et des cuirs et peaux dans un «syndicat purement professionnel» pour éliminer les anarchistes. En 1910 est signé un engagement «à ne formuler aucune nouvelle revendication avant cinq ans» !
Increvable anarchisme
Germinal garde une influence dans les syndicats, une grève sauvage éclate dans une ganterie en 1911, des conférences anarchistes réunissent plusieurs centaines de participants. Mais la grande saignée de la guerre aide le capitalisme à se débarrasser de militants, envoyés en première ligne ou insoumis. Pourtant les femmes, surexploitées et mal payées, se rebellent et impulsent des grèves radicales en 1915 et 1917 (gantières, mégisserie). Le préfet s’inquiète : «Le mot de révolution est sur toutes les bouches», un historien [Pierre Cousteix, «Influence des doctrines anarchistes en Haute-Vienne sous la IIIe République», Actualité de l’Histoire no 13] confirme : «La guerre de 14-18 exacerba les instincts et sentiments des anarchistes. Ceux-ci, nombreux dans les syndicats de Limoges et Saint-Junien, travaillèrent à transformer ces organisations dans le sens révolutionnaire.» À la sortie de la guerre, le syndicat des Cuirs et peaux regroupe 800 adhérents, avec à sa tête Louis Gaillard qui affiche des idées libertaires et se déclare «antivotard». Journaux, brochures, conférences, défilés du 1er mai reprennent. Mais les illusions sur la réalité du «pays des Soviets», la constitution du Parti communiste en 1920 guident le mouvement ouvrier vers une impasse. Les méthodes bolcheviques importées de Russie, noyautage, mensonge, calomnie, permettent au PC de «pénétrer dans la CGT comme une pointe d’acier dans une motte de beurre». Aujourd’hui, après un siècle d’exploitation des individus par le capitalisme libéral et le capitalisme d’État, l’humanité n’a pas renoncé à s’émanciper. Les voies et les voix libertaires sont toujours là…
Élan Noir - Creuse Citron no 16, 2008.
L’essentiel des informations est extrait de Saint-Junien, un bastion anarchiste en Haute-Vienne (1893-1923), de Christian Dupuy, PULIM, 2003.
Pour un autre futur
«La destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat. Les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d’autre objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économiques absolument libres, fondées sur le travail et sur l’égalité de tous, absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et ne pouvant être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métier et des communes autonomes.»
Congrès de l’Internationale à Saint-Imier, 1872.
«Nous sommes ce que ne sont pas les politiciens, des révoltés de toutes les heures, hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris de celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même.»
Fernand Pelloutier, secrétaire
de la Fédération des Bourses du travail, 1899.