Le déclin des abeilles produit ses premiers effets économiques
Les populations d’abeilles domestiques déclinent partout dans le monde. Pourquoi ? Les causes possibles de cette érosion sont au centre de vifs débats. Mais, alors que scientifiques et apiculteurs en discutent, les premiers effets sur la production de fruits et légumes se font d’ores et déjà sentir aux États-Unis.
Dennis van Engelsdorp, 39 ans, chercheur au département d’agronomie de l’université de Pennsylvanie, est l’un des premiers scientifiques à avoir décrit, à l’automne 2006, ce que les Américains ont baptisé le Syndrome d’effondrement des colonies (Colony Collapse Disorder, ou CCD).
Comment définir le Syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles ?
Disons qu’il s’agit d’un phénomène caractérisé par la disparition brutale — quelques jours à quelques semaines — de la quasi-totalité d’une colonie. On ne retrouve dans la ruche que la reine et les individus les plus jeunes. Quant aux cadavres des individus adultes, ils ne sont pas retrouvés dans la ruche, ni même à proximité.
L’érosion des populations d’abeilles ailleurs qu’aux États-Unis est-elle caractérisée par de tels phénomènes ?
Dans plusieurs pays européens, en tout cas, des situations similaires ont été rapportées. Mais au-delà de ce que nous nommons CCD, nous constatons une surmortalité annuelle supérieure à 30% dans tous les pays où il existe une documentation correcte de la mortalité des abeilles. Ce rythme ne pourra pas être supporté longtemps.
Quelles sont pour l’heure les répercussions économiques de cette situation ?
Aux États-Unis, la problématique est particulière, parce que nous avons de très gros apiculteurs, dont certains gèrent jusqu’à 40.000 colonies. En Europe, un apiculteur s’occupe de quelques centaines de colonies tout au plus.
Surtout, aux États-Unis, un apiculteur sur deux ne vit pas du commerce de miel, mais de la transhumance de ses ruches. C’est, à la différence de ce qui se passe en Europe, une véritable industrie, avec des apiculteurs qui chargent plusieurs centaines de colonies par camion et qui parcourent le pays pour vendre aux grandes exploitations de fruits et légumes un service de pollinisation.
Par exemple ?
Par exemple, un apiculteur de Pennsylvanie commencera la saison sur les plantations d’oranges de Floride, puis il reviendra en Pennsylvanie poser ses ruches dans les plantations de pommes, puis chez les producteurs de myrtilles du Maine, puis en Californie dans les grandes plantations d’amandes…
À chaque fois, il loue aux producteurs les services de pollinisation de ses abeilles. La question économique ne se limite donc pas à la production de miel, mais se répercute largement sur les coûts de production des fruits et légumes.
L’impact se fait-il déjà sentir ?
Jusqu'à présent, les apiculteurs ont globalement réussi à répondre à la demande de pollinisation. Mais si l’on continue encore trois ou quatre hivers avec des mortalités d’abeilles de plus de 30%, on va commencer à voir des apiculteurs mettre la clé sous la porte.
Il y a un vrai risque. La Californie, par exemple, produit 80% des amandes consommées dans le monde. Aujourd’hui, il faut la moitié des 2,4 millions de colonies d’abeilles américaines pour polliniser ces plantations d’amandiers. En 2012, si tout continue au même rythme, il n’y aura plus suffisamment d’abeilles aux États-Unis pour polliniser ces seules cultures.
Déjà, la réduction des populations d’abeilles se fait sentir : auparavant, les apiculteurs louaient la colonie d’abeilles entre 45 et 65 dollars (32 à 46 euros). Cette année, le prix payé par les producteurs d’amandes se situe autour de 170 dollars (120 euros) par colonie. Globalement, le coût de la pollinisation a augmenté pour tous les types de producteurs.
Et, pour la première fois, des producteurs de concombres de Caroline du Nord ont réduit leur production jusqu’à 50% simplement parce qu’ils n’ont pas trouvé suffisamment de colonies disponibles pour assurer la pollinisation.
Et les pollinisateurs sauvages ?
Aux États-Unis, il y avait trois principales espèces de bourdons (qui, comme les abeilles domestiques, comptent parmi les insectes pollinisateurs) : l’une est éteinte et les deux autres sont menacées. En Europe, une étude récente a montré que les insectes pollinisateurs sauvages sont aussi en déclin, ce qui provoque celui de plusieurs plantes sauvages qui en dépendent.
Y a-t-il aux États-Unis un débat sur les pesticides et leur implication dans le déclin des abeilles ?
Oui. L’une de nos priorités est d’ailleurs d’analyser les résidus de pesticides dans les ruches. Mais quand nous relevons des échantillons dans les ruches, atteintes ou non par le CCD, nous ne trouvons pas de traces conséquentes de résidus chimiques. Cependant, il n’est pas exclu que les pesticides aient des effets sublétaux plusieurs semaines après l’exposition, provoquant par exemple un affaiblissement du système immunitaire des insectes.
Et les ondes électromagnétiques émises par les antennes-relais ou encore les cultures génétiquement modifiées…
Les auteurs de la seule publication suggérant un lien éventuel avec la téléphonie mobile se sont rétractés. Quant aux endroits aux États-Unis où il y a le plus de cultures de maïs Bt, ils ne correspondent pas aux zones où les plus fortes mortalités sont relevées… Seule une étude européenne a suggéré que des abeilles exposées à des cultures génétiquement modifiées pouvaient être plus sensibles à certains pathogènes. Nous savons une chose : nous retrouvons chez beaucoup d’abeilles touchées par le CCD une sorte de virus grippal nommé Israeli Accute Paralysis Virus (IAPV). Mais toute la question est de savoir pourquoi il devient mortel dans certaines colonies et pas dans d’autres… En l’état des connaissances, on ne peut qu’attribuer le déclin des abeilles à un ensemble de causes, et non à une en particulier.
Propos recueillis par Stéphane Foucart
Le Monde, 19 septembre 2008.