Instructions pour une prise d'armes

Publié le par la Rédaction

Une insurrection parisienne, d’après les vieux errements, na plus aujourdhui aucune chance de succès.

En 1830, le seul élan populaire a pu suffire à jeter bas un pouvoir surpris et terrifié par une prise d
armes, événement inouï qui était à mille lieues de ses prévisions.

Cela était bon une fois. La leçon a profité au gouvernement, resté monarchique et contre-révolutionnaire, bien que sorti d
une révolution. Il sest mis à étudier la guerre des rues, et il y a repris bientôt la supériorité naturelle de lart et de la discipline sur linexpérience et la confusion.

Cependant, dira-t-on, le peuple en 48 a vaincu par la méthode de 1830. Soit, mais point d
illusions : la victoire de Février nest quun raccroc. Si Louis-Philippe sétait sérieusement défendu, force serait restée aux uniformes.

À preuve, les journées de juin. C
est là quon a pu voir combien est funeste la tactique, ou plutôt labsence de tactique, de linsurrection. Jamais elle navait eu la partie aussi belle : dix chances contre une.

D
un côté, le gouvernement en pleine anarchie, les troupes démoralisées ; de lautre, tous les travailleurs debout et presque certains du succès. Comment ont-ils succombé ? Par défaut dorganisation. Pour se rendre compte de leur défaite, il suffit danalyser leur stratégie.

Le soulèvement éclate. Aussitôt, dans les quartiers du travail, des barricades s
élèvent çà et là, à laventure, sur une multitude de points.

Cinq, dix, vingt, trente, cinquante hommes recrutés par hasard, la plupart sans armes, commencent à renverser des voitures, lèvent et entassent des pavés pour barrer la voie publique, tantôt au milieu des rues, plus souvent à leur intersection. Quantité de ces barrages seraient à peine un obstacle pour la cavalerie. Parfois, après une grossière ébauche de retranchement, les constructeurs la plantent là pour se mettre en quête de fusils et de munitions.

En juin, on a compté plus de six cents barricades. Une trentaine au plus ont fait à elles seules tous les frais de la bataille. Les autres, dix-neuf ou vingt, n
ont pas brûlé une amorce. De là, ces glorieux bulletins qui racontaient avec fracas lenlèvement de cinquante barricades, où il ne se trouvait pas une âme.

Tandis qu
on dépave ainsi les rues, dautres petites bandes courent çà et là, désarment les corps de garde en prenant de la poudre et des armes chez les arquebusiers. Tout cela se fait sans concert ni direction, au gré de la fantaisie individuelle.

Peu à peu, cependant, un certain nombre de barricades, plus hautes, plus fortes, mieux construites, attirent de préférence les défenseurs qui s
y concentrent. Ce nest point le calcul, mais le hasard qui détermine lemplacement de ces fortifications principales ; quelques-unes seulement, par une sorte dusurpation militaire assez concevable, occupent les grands débouchés.

Durant cette première période de l
insurrection, les troupes, de leur côté, se sont réunies. Les généraux reçoivent et étudient les rapports de police. Ils se gardent bien daventurer leurs détachements sans données certaines, au risque dun échec qui démoraliserait le soldat. Dès quils connaissent bien les positions des insurgés, ils massent les régiments sur divers points, qui constitueront désormais la base des opérations.

Les armées sont en présence. Ici va se montrer à nu le vice de la tactique populaire ; cause certaine des désastres.

Point de commandement général, partant point de direction ; pas même de concert entre les combattants. Chaque barricade a son groupe particulier, plus ou moins nombreux, mais toujours isolé. Qu
il compte dix ou cent hommes, il nentretient aucune communication avec les autres postes. Souvent, il ny a même pas un chef pour diriger la défense, et, s’il y en a un, son influence est à peu près nulle. Les soldats nen font quà leur tête : lun sen va, lautre arrive ; ils restent, ils partent, ils reviennent, suivant leur bon plaisir. Le soir, ils vont se coucher.

Par suite de ces allées et venues perpétuelles, on voit le nombre des citoyens présents varier rapidement du tiers, de la moitié, quelquefois de trois
quarts. Personne ne peut compter sur personne. De là, bientôt, défiance du succès et découragement.

De ce qui se passe ailleurs, on ne sait rien et on ne sembarrasse pas davantage. Les canards circulent, tantôt noirs, tantôt roses. On écoute paisiblement le canon et la fusillade, en buvant sur le comptoir des marchands de vins. Quant à porter secours aux positions assaillies, on nen a même pas lidée. «Que chacun défende son poste et tout ira bien», disent les plus solides. Ce singulier raisonnement tient à ce que la plupart des insurgés se battent dans leurs propres quartiers ; faute capitale, qui a des conséquences désastreuses, entre autres la dénonciation des voisins après la défaite.

Car, avec un pareil système, la défaite ne peut manquer. Elle arrive à la fin sous la forme de deux ou trois régiments qui tombent sur la barricade, et en écrasent quelques défenseurs. Toute la bataille n
est que la répétition monotone de cette manœuvre invariable. Tandis que les insurgés fument leur pipe derrière leur tas de pavés, lennemi porte successivement toutes ses forces sur un point, puis sur un second, un troisième, un quatrième, etc., et il extermine ainsi en détail linsurrection.

La population n
a garde de contrarier cette agréable besogne. Chaque groupe attend philosophiquement son tour et ne saviserait pas de courir à laide du voisin. Non ! «Il défend son poste, il ne faut pas abandonner son poste.»

Et voilà comme on périt par l
absurde.

Lorsque, grâce à une si lourde faute, la grande révolte parisienne de 48 a été brisée comme verre par le plus pitoyable des gouvernements, quelle catastrophe n
aurait-on pas à redouter, si on recommence la même sottise devant un militarisme farouche qui a maintenant à son service les formidables conquêtes de la science et de lart, les chemins de fer, le télégraphe électrique, les canons rayés, le fusil Chassepot ?

Par exemple, ce qu
il faut rayer du nombre des nouveaux avantages de lennemi, ce sont les voies stratégiques qui sillonnent maintenant la ville dans tous les sens. On les craint, on a tort. Il ny a pas à sen inquiéter. Loin davoir créé un danger de plus à linsurrection, comme on se limagine, elles offrent au contraire un mélange dinconvénients et davantages pour les deux parties. Si la troupe y circule avec plus daisance, par contre, elle y est exposée fort à découvert.

De telles rues sont impraticables sous la fusillade. En outre, les balcons, bastions en miniature, fournissent des feux de flanc que ne comportent point les fenêtres ordinaires. Enfin, ces longues avenues en ligne droite méritent parfaitement le nom de boulevards dont on les a baptisées. Ce sont en effet de
véritables boulevards qui constituent des fronts naturels de défense dune très grande force.

Larme par excellence, dans la guerre des rues, cest le fusil. Le canon fait plus de bruit que de besogne. Lartillerie ne pourrait agir sérieusement que par lincendie. Mais une telle atrocité, employée en grand et comme système, tournerait bientôt contre ses auteurs et ferait leur perte.

La grenade, qu
on a pris la mauvaise habitude dappeler bombe, est un moyen secondaire, sujet dailleurs à une foule d’inconvénients. Elle consomme beaucoup de poudre pour peu deffet, est dun maniement très dangereux, na aucune portée et ne peut agir que des fenêtres. Les pavés font presque autant de mal et ne coûtent pas si cher. Les ouvriers nont pas dargent à perdre.

Pour l
intérieur des maisons, cest le revolver, puis larme blanche, baïonnette, épée, sabre et poignard. Dans un abordage, la pique ou la pertuisane de huit pieds triompherait de la baïonnette.

L
armée na sur le peuple que deux grands avantages, le fusil Chassepot et lorganisation. Ce dernier surtout est immense, irrésistible. Heureusement, on peut le lui ôter et, dans ce cas, lascendant passe du côté de linsurrection.

Dans les luttes civiles, les soldats, sauf de rares exceptions, ne marchent qu
avec répugnance, par contrainte et par eau-de-vie. Ils voudraient bien être ailleurs et regardent plus volontiers derrière que devant eux. Mais une main de fer les retient. Esclaves et victimes dune discipline impitoyable, sans affection pour le pouvoir, ils nobéissent quà la crainte et sont incapables de la moindre initiative. Un détachement coupé est un détachement perdu. Les chefs, qui ne lignorent pas, sinquiètent avant tout de maintenir les communications entre tous leurs corps. Cette nécessité annule une partie de leur effectif.

Dans les rangs populaires, rien de semblable. Là, on se bat pour une idée. Supérieurs à l
adversaire par le dévouement, ils le sont bien plus encore par lintelligence. Ils lemportent sur lui, dans lordre moral et même physique, par la conviction, la vigueur, la fertilité des ressources, la vitalité du corps et de lesprit. Ils ont la tête et le cœur. Nulle troupe au monde négale ces hommes délite.

Que leur manque-t-il donc pour vaincre ? Il leur manque l
unité et lensemble qui fécondent, en les faisant concourir au même but, toutes ces qualités que lisolement frappe dimpuissance. Il leur manque lorganisation. Sans elle, aucune chance. Lorganisation, cest la victoire ; léparpillement, cest la mort.

Juin 48 a mis cette vérité hors de conteste. Que serait-ce donc aujourd
hui ? Avec les vieux procédés, le peuple tout entier succomberait si la troupe voulait tenir, et elle tiendra tant quelle ne verra devant elle que des forces irrégulières, sans direction. Au contraire, laspect dune armée parisienne en bon ordre, manœuvrant selon les règles de la tactique, frappera les soldats de stupeur et fera tomber leur résistance.

Une organisation militaire, surtout quand il faut limproviser sur le champ de bataille, nest pas une petite affaire pour notre parti. Elle suppose un commandement en chef et, jusquà un certain point, la série habituelle des officiers de tout grade. Où prendre ce personnel ? Les bourgeois révolutionnaires et socialistes sont rares, et le peu quil y en a ne fait que la guerre de plume. Ces messieurs bouleversent le monde avec leurs livres et leurs journaux, et depuis seize ans ils barbouillent du papier à perte de vue, sans se fatiguer de leurs déboires. Ils souffrent avec une patience chevaline le mors, la selle, la cravache et ne lâcheraient pas une ruade. Fi donc ! Rendre les coups ? Cest bon pour les goujats.

Ces héros de l
écritoire professent pour lépée le même dédain que lépauletier pour leurs tartines. Ils ne semblent pas se douter que la force est la seule garantie de la liberté, quun pays est esclave où les citoyens ignorent le métier des armes et en abandonnent le privilège à une caste ou à une corporation.

Dans les républiques de l
antiquité, chez les Grecs et les Romains, tout le monde savait et pratiquait lart de la guerre. Le militaire de profession était une espèce inconnue. Cicéron était général, César avocat. En quittant la toge pour luniforme, le premier venu se trouvait colonel ou capitaine et ferré à glace — sur larticle. Tant quil nen sera pas de même en France nous resterons les Pékins taillés à merci par les traîneurs de sabre.

Des milliers de jeunes gens instruits, ouvriers et bourgeois, frémissent sous un joug abhorré. Pour le briser, songent-ils à prendre l
épée ? Non ! la plume, toujours la plume, rien que la plume. Pourquoi donc pas lune et lautre, comme cest le devoir dun républicain ? En temps de tyrannie, écrire est bien, mais combattre est mieux quand la plume esclave demeure impuissante. Eh bien, point ! On fait un journal, on va en prison, et nul ne songe à ouvrir un livre de manœuvres, pour y apprendre en vingt-quatre heures le métier qui fait toute la force de nos oppresseurs et qui nous mettrait dans la main notre revanche et leur châtiment.

Mais à quoi bon ces plaintes ! C
est la sotte habitude de notre temps de se lamenter au lieu de réagir. La mode est aux jérémiades. Jérémie pose dans toutes les attitudes. Il pleure, il flagelle, il dogmatise, il régente, il tonne, fléau lui-même entre tous les fléaux. Laissons ces bobèches de lélégie, fossoyeurs de la liberté. Le devoir dun révolutionnaire, cest la lutte toujours, la lutte quand même, la lutte jusquà extinction.

Les cadres manquent pour former une armée ? Eh bien ! il faut en improviser sur le terrain même pendant l
action. Le peuple de Paris fournira les éléments, anciens soldats, ex-gardes nationaux. Leur rareté obligera de réduire au minimum le chiffre des officiers et sous-officiers ; il nimporte, le zèle, lardeur, lintelligence des volontaires compenseront ce déficit.

Lessentiel, cest de sorganiser à quelque prix que ce soit. Plus de ces soulèvements tumultueux à dix mille têtes isolées, agissant au hasard, en désordre, sans nulle pensée densemble, chacun dans son coin, et selon sa fantaisie ! Plus de ces barricades à tort et à travers, qui gaspillent le temps, encombrent les rues et entravent la circulation nécessaire à un parti comme à lautre, Le républicain doit avoir la liberté de ses mouvements aussi bien que les troupes. Point de courses inutiles, de tohu-bohu, de clameurs ! Les minutes et les pas sont également précieux. Surtout ne pas se claquemurer dans son quartier ainsi que les insurgés nont jamais manqué de le faire, à leur grand dommage. Cette manie, après avoir causé la défaite, a facilité les proscriptions. Il faut sen guérir, sous peine de catastrophes.

Auguste Blanqui [1868].

Publié dans Histoire

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