L'Achéron s'est mis en mouvement
Le joli petit plan pour une révolution allemande bien gentille, «conforme à la Constitution», qui conserve «ordre et tranquillité», et qui considère comme sa tâche première et urgente la protection de la propriété privée capitaliste, ce petit plan s’en va au diable : l’Achéron s’est mis en mouvement ! Tandis qu’en haut, dans les cercles gouvernementaux, une entente à l’amiable avec la bourgeoisie est maintenue par tous les moyens, en bas, la masse du prolétariat se soulève et brandit son poing menaçant : les grèves ont commencé ! On fait grève en Haute-Silésie, chez Daimler, etc. Ce n’est que le tout-premier commencement. Le mouvement va déferler, comme il est naturel, en vagues toujours plus hautes et plus puissantes.
Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Une révolution a eu lieu. Des ouvriers, des prolétaires, en uniforme ou en bleu de travail, l’ont faite. Au gouvernement, siègent des socialistes, des représentants des ouvriers.
Et qu’est-ce qui a changé pour la masse des travailleurs dans ses conditions quotidiennes de salaires, dans ses conditions de vie ? Rien, ou pour ainsi dire rien. À peine, ici et là, quelques concessions dérisoires ont-elles été faites, que le patronat cherche à reprendre ces miettes au prolétariat.
On console les masses en leur parlant des alouettes qui doivent leur tomber dans le bec toutes rôties quand l’Assemblée Nationale se réunira. Nous devons glisser doucement et «tranquillement» vers la Terre promise du socialisme à l’aide de longs débats, de discours et de résolutions à la majorité parlementaire.
Le sain instinct de classe du prolétariat s’insurge contre ce schéma du crétinisme parlementaire. «L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes», est-il dit dans le Manifeste Communiste. Et «les travailleurs», ce ne sont pas quelques centaines de représentants élus qui dirigent les destinées de la société avec des discours et des contre-discours, ce sont encore moins les deux ou trois douzaines de dirigeants qui occupent les fonctions gouvernementales. La classe ouvrière, ce sont les masses elles-mêmes, dans toute leur ampleur. Ce n’est que par leur collaboration active au renversement des rapports capitalistes que peut être préparée la socialisation de l’économie.
Au lieu d’attendre le bonheur des décrets du gouvernement ou des résolutions de la fameuse Assemblée Nationale, la masse recourt instinctivement au seul moyen qui mène réellement au socialisme : à la lutte contre le capital. Le gouvernement a, jusqu’à maintenant, mis tout en œuvre pour châtrer la révolution, pour instaurer l’harmonie entre les classes, en s’élevant à grands cris contre toutes les menaces qui pèsent sur «l’ordre et la tranquillité».
La masse du prolétariat jette tranquillement à bas le château de cartes de l’harmonie révolutionnaire des classes, et brandit la redoutable bannière de la lutte des classes.
Le mouvement de grèves qui commence est une preuve que la révolution politique a pénétré jusqu’au fondement social de la société. La révolution prend conscience de ses propres fondements. Elle écarte les décors en carton des changements de personnel, qui n’ont pas changé encore la moindre chose au rapport social entre capital et travail, et elle monte elle-même sur la scène des événements.
La bourgeoisie sent bien qu’on a touché à son point le plus sensible, qu’ici s’arrêtent les inoffensives plaisanteries gouvernementales, et que commence l’affaire terriblement sérieuse de l’affrontement, à visage découvert, de deux ennemis mortels. De là vient l’angoisse mortelle et la fureur déchaînée contre les grèves. De là viennent les efforts fiévreux des dirigeants syndicaux dépendants pour prendre au filet de leurs vétustes petits moyens bureaucratiques la tempête qui se déchaîne, et pour paralyser et enchaîner les masses.
Vains efforts ! Les petites chaînes de la diplomatie syndicale au service de la domination du capital ont été très efficaces dans la période de stagnation politique antérieure à la guerre mondiale. Dans la période de la révolution, elles échoueront lamentablement.
Déjà, toutes les révolutions bourgeoises des temps modernes ont été accompagnées d’un puissant mouvement de grèves : aussi bien en France, au début du XIXe siècle, pendant les révolutions de juillet et de février, qu’en Allemagne, en Autriche-Hongrie et en Italie.
Tout grand ébranlement social fait naturellement surgir, d’une société reposant sur l’exploitation et l’oppression, de violentes luttes de classes. Tant que la société bourgeoise maintient l’équilibre de son train-train parlementaire, le prolétaire, lui aussi, reste patiemment dans l’engrenage du salariat, et ses grèves n’ont alors que le caractère de faibles corrections apportées à l’esclavage du salariat, qui passe pour immuable.
Mais dès que l’équilibre entre les classes est rompu par une tempête révolutionnaire, le doux clapotis de la surface se transforme en lames menaçantes. Les profondeurs elles-mêmes se mettent en mouvement, l’esclave ne se soulève plus seulement contre la pression trop douloureuse de ses chaînes, il se rebelle contre ses chaînes elles-mêmes.
Il en a été ainsi, jusqu’à maintenant, dans toutes les révolutions bourgeoises. À la fin des révolutions, qui aboutissaient toujours au renforcement de la société bourgeoise, la révolte des esclaves prolétaires s’effondrait, le prolétaire rentrait dans l’engrenage en baissant la tête.
Dans la présente révolution, les grèves qui viennent d’éclater ne constituent pas un conflit «syndical» concernant les conditions de salaires. Elles sont la réponse naturelle des masses au puissant ébranlement que les rapports capitalistes ont subi par suite de l’effondrement de l’impérialisme allemand et de la brève révolution politique des ouvriers et des soldats. Elles sont le commencement d’un affrontement général entre le capital et le travail en Allemagne, elles annoncent le début du formidable combat direct entre classes, dont l’issue ne peut être que l’élimination des conditions capitalistes de salaire et l’introduction de l’économie socialiste.
Elles libèrent la force sociale vivante de la révolution actuelle : l’énergie révolutionnaire de classe des masses prolétariennes. Elles ouvrent la période d’activité immédiate de la masse dans son ensemble, de cette activité dont les décrets de socialisation et les mesures de n’importe quel organe représentatif ou gouvernemental ne peuvent constituer que le fond sonore.
Ce mouvement de grèves qui commence est en même temps la critique la plus lapidaire que les masses adressent aux chimères de leurs soi-disant «chefs» sur «l’Assemblée Nationale». Ils ont déjà la «majorité», les prolétaires en grève dans les usines et les mines ! Les rustres ! Pourquoi n’invitent-ils pas leur patron à un petit débat, pour l’emporter ensuite sur lui par une «majorité écrasante», et imposer toutes leurs exigences, sans un pli, «en respectant l’ordre» ? Ne s’agit-il pas d’abord, et formellement, de véritables bagatelles, de simples détails de conditions de salaire ?
Que M. Ebert ou Haase essaie donc d’aller proposer ce lamentable plan aux mineurs en grève de Haute-Silésie : il recevra sûrement une réponse percutante. Mais ce qui éclate comme bulles de savon, quand il s’agit de bagatelles, devrait tenir le coup quand il s’agit de renverser l’ensemble de l’édifice social !
La masse prolétarienne, par sa simple apparition dans la lutte sociale des classes, par-delà toutes les insuffisances, toutes les demi-mesures et les lâchetés antérieures de la révolution, passe à l’ordre du jour. L’Achéron s’est mis en mouvement, et les avortons qui mènent leur petit jeu à la pointe de la révolution feront la culbute, à moins qu’ils ne comprennent enfin le format colossal du drame historique mondial auquel ils sont mêlés.
Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Une révolution a eu lieu. Des ouvriers, des prolétaires, en uniforme ou en bleu de travail, l’ont faite. Au gouvernement, siègent des socialistes, des représentants des ouvriers.
Et qu’est-ce qui a changé pour la masse des travailleurs dans ses conditions quotidiennes de salaires, dans ses conditions de vie ? Rien, ou pour ainsi dire rien. À peine, ici et là, quelques concessions dérisoires ont-elles été faites, que le patronat cherche à reprendre ces miettes au prolétariat.
On console les masses en leur parlant des alouettes qui doivent leur tomber dans le bec toutes rôties quand l’Assemblée Nationale se réunira. Nous devons glisser doucement et «tranquillement» vers la Terre promise du socialisme à l’aide de longs débats, de discours et de résolutions à la majorité parlementaire.
Le sain instinct de classe du prolétariat s’insurge contre ce schéma du crétinisme parlementaire. «L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes», est-il dit dans le Manifeste Communiste. Et «les travailleurs», ce ne sont pas quelques centaines de représentants élus qui dirigent les destinées de la société avec des discours et des contre-discours, ce sont encore moins les deux ou trois douzaines de dirigeants qui occupent les fonctions gouvernementales. La classe ouvrière, ce sont les masses elles-mêmes, dans toute leur ampleur. Ce n’est que par leur collaboration active au renversement des rapports capitalistes que peut être préparée la socialisation de l’économie.
Au lieu d’attendre le bonheur des décrets du gouvernement ou des résolutions de la fameuse Assemblée Nationale, la masse recourt instinctivement au seul moyen qui mène réellement au socialisme : à la lutte contre le capital. Le gouvernement a, jusqu’à maintenant, mis tout en œuvre pour châtrer la révolution, pour instaurer l’harmonie entre les classes, en s’élevant à grands cris contre toutes les menaces qui pèsent sur «l’ordre et la tranquillité».
La masse du prolétariat jette tranquillement à bas le château de cartes de l’harmonie révolutionnaire des classes, et brandit la redoutable bannière de la lutte des classes.
Le mouvement de grèves qui commence est une preuve que la révolution politique a pénétré jusqu’au fondement social de la société. La révolution prend conscience de ses propres fondements. Elle écarte les décors en carton des changements de personnel, qui n’ont pas changé encore la moindre chose au rapport social entre capital et travail, et elle monte elle-même sur la scène des événements.
La bourgeoisie sent bien qu’on a touché à son point le plus sensible, qu’ici s’arrêtent les inoffensives plaisanteries gouvernementales, et que commence l’affaire terriblement sérieuse de l’affrontement, à visage découvert, de deux ennemis mortels. De là vient l’angoisse mortelle et la fureur déchaînée contre les grèves. De là viennent les efforts fiévreux des dirigeants syndicaux dépendants pour prendre au filet de leurs vétustes petits moyens bureaucratiques la tempête qui se déchaîne, et pour paralyser et enchaîner les masses.
Vains efforts ! Les petites chaînes de la diplomatie syndicale au service de la domination du capital ont été très efficaces dans la période de stagnation politique antérieure à la guerre mondiale. Dans la période de la révolution, elles échoueront lamentablement.
Déjà, toutes les révolutions bourgeoises des temps modernes ont été accompagnées d’un puissant mouvement de grèves : aussi bien en France, au début du XIXe siècle, pendant les révolutions de juillet et de février, qu’en Allemagne, en Autriche-Hongrie et en Italie.
Tout grand ébranlement social fait naturellement surgir, d’une société reposant sur l’exploitation et l’oppression, de violentes luttes de classes. Tant que la société bourgeoise maintient l’équilibre de son train-train parlementaire, le prolétaire, lui aussi, reste patiemment dans l’engrenage du salariat, et ses grèves n’ont alors que le caractère de faibles corrections apportées à l’esclavage du salariat, qui passe pour immuable.
Mais dès que l’équilibre entre les classes est rompu par une tempête révolutionnaire, le doux clapotis de la surface se transforme en lames menaçantes. Les profondeurs elles-mêmes se mettent en mouvement, l’esclave ne se soulève plus seulement contre la pression trop douloureuse de ses chaînes, il se rebelle contre ses chaînes elles-mêmes.
Il en a été ainsi, jusqu’à maintenant, dans toutes les révolutions bourgeoises. À la fin des révolutions, qui aboutissaient toujours au renforcement de la société bourgeoise, la révolte des esclaves prolétaires s’effondrait, le prolétaire rentrait dans l’engrenage en baissant la tête.
Dans la présente révolution, les grèves qui viennent d’éclater ne constituent pas un conflit «syndical» concernant les conditions de salaires. Elles sont la réponse naturelle des masses au puissant ébranlement que les rapports capitalistes ont subi par suite de l’effondrement de l’impérialisme allemand et de la brève révolution politique des ouvriers et des soldats. Elles sont le commencement d’un affrontement général entre le capital et le travail en Allemagne, elles annoncent le début du formidable combat direct entre classes, dont l’issue ne peut être que l’élimination des conditions capitalistes de salaire et l’introduction de l’économie socialiste.
Elles libèrent la force sociale vivante de la révolution actuelle : l’énergie révolutionnaire de classe des masses prolétariennes. Elles ouvrent la période d’activité immédiate de la masse dans son ensemble, de cette activité dont les décrets de socialisation et les mesures de n’importe quel organe représentatif ou gouvernemental ne peuvent constituer que le fond sonore.
Ce mouvement de grèves qui commence est en même temps la critique la plus lapidaire que les masses adressent aux chimères de leurs soi-disant «chefs» sur «l’Assemblée Nationale». Ils ont déjà la «majorité», les prolétaires en grève dans les usines et les mines ! Les rustres ! Pourquoi n’invitent-ils pas leur patron à un petit débat, pour l’emporter ensuite sur lui par une «majorité écrasante», et imposer toutes leurs exigences, sans un pli, «en respectant l’ordre» ? Ne s’agit-il pas d’abord, et formellement, de véritables bagatelles, de simples détails de conditions de salaire ?
Que M. Ebert ou Haase essaie donc d’aller proposer ce lamentable plan aux mineurs en grève de Haute-Silésie : il recevra sûrement une réponse percutante. Mais ce qui éclate comme bulles de savon, quand il s’agit de bagatelles, devrait tenir le coup quand il s’agit de renverser l’ensemble de l’édifice social !
La masse prolétarienne, par sa simple apparition dans la lutte sociale des classes, par-delà toutes les insuffisances, toutes les demi-mesures et les lâchetés antérieures de la révolution, passe à l’ordre du jour. L’Achéron s’est mis en mouvement, et les avortons qui mènent leur petit jeu à la pointe de la révolution feront la culbute, à moins qu’ils ne comprennent enfin le format colossal du drame historique mondial auquel ils sont mêlés.
Rosa Luxembourg - Die Rote Fahne, 27 novembre 1918.
Reproduit d’après la brochure Supplément à «La Vérité», 1er février 1959.