Jean-Marc Manach : "Edvige n'est pas fait pour lutter contre l'insécurité"

Publié le par la Rédaction


Jean-Marc Manach, journaliste spécialiste des questions de protection de la vie privée, revient sur la polémique autour des fichiers de police.

PGP : Les critères d’Edvige semblent assez larges ; a-t-on une idée du nombre de Français qui pourraient se retrouver fichés dans cette base de données ?

Il y a un article ce matin dans Libération qui explique que 80% des fichiers des RG sont récupérés par Edvige. D
après la CNIL, deux millions cinq cent mille personnes étaient inscrites dans les fichiers des RG. Cela fait donc plus de deux millions de personnes.

Bastien Gaudray : Je me demande quel gain de sécurité apportent des détails aussi personnels de la vie privée des gens. L
argument qui défend EDVIGE est celui dune plus grande sécurité. Mais quelle réalité se cache derrière cet argument fourre-tout ?

Il paraît qu
on na pas de police politique, mais quand on voit lexplication du ministère de l’Intérieur, on voit que cest pour aider les autorités à mieux connaître leurs interlocuteurs.

Martin B. : N
y a-t-il pas un grand écart entre le but affiché du fichier Edvige — lutter contre la délinquance — et les personnes qui vont y figurer (dirigeants dassociation, syndicalistes…) ? Ne mélange-t-on pas la mission «classique» des RG et des missions de police plus traditionnelles ?

Il faut bien comprendre qu
Edvige nest pas fait pour lutter contre linsécurité. Cest un fichier de renseignements destiné aux autorités, et donc aux hommes politiques. Dautre part, il est destiné à lutter contre certaines formes de délinquance : certains trafics de drogue, les violences en banlieue, et contre certaines formes dextrémisme politique et religieux (surtout lislamisme). Et là-dessus ont été greffés les mineurs de 13 ans parce que, suite à lagression de la rue Petit dans le 19e arrondissement à Paris, Rachida Dati avait annoncé le fichage des mineurs qui font partie de bandes. Et ils ont ajouté ça à lancien fichier des renseignements généraux devenu Edvige.

T. Brow : On dit que les agences de détectives privés ont accès (illégalement) aux fichiers de police. Qu
en est-il ?

Beaucoup d
anciens policiers, gendarmes ou membres des services de renseignements intègrent des sociétés de sécurité privée, de détectives privés, ou dintelligence économique. Une fois passés dans le privé, un certain nombre dentre eux contactent leurs anciens collègues qui sont encore dans la «maison» pour leur demander de laide, ce quon appelle «la tricoche», ce qui est puni par la loi. On a de plus en plus daffaires impliquant de tels policiers «ripoux». Certains sont condamnés en justice.

Jonathan Hacker : Les hommes politiques ont-ils accès aux fichiers de la police ? Le chef de l
’État, le gouvernement peuvent-ils les consulter ?

Oui. Ce n
est pas forcément eux directement qui y auront accès, mais ils peuvent le demander. Ils ne vont pas voir la fiche de lindividu en question, mais ils peuvent se renseigner sur la teneur des informations quon y trouve. On ne peut rien refuser à un président de la République ou à un ministre en exercice…

«En 2006, 53% des fiches du STIC contrôlées par la CNIL étaient erronées»

Jonathan Hacker : Comment puis-je accèder aux informations me concernant dans les fichiers de la police et quels sont les recours en cas de questionnement sur son fichage ? En clair, que fait la CNIL, quel est sont véritable pouvoir ?

Pour accéder à un fichier policier, on utilise la méthode d
accès indirect, parce quil ny a pas daccès direct aux données. Il faut donc saisir la CNIL en lui écrivant un courrier précisant la liste des fichiers auxquels on veut accéder. La CNIL diligente ensuite lun de ses commissaires pour vérifier la teneur du fichier, ainsi que sa licéité. Il faut savoir quen 2001, 25% des fichiers STIC (système de traitement des infractions constatées, un «casier judiciaire bis» qui recense cinq millions de personnes mises en cause, et donc y compris de simples suspects) contrôlés par la CNIL étaient erronés ou manifestement non justifiés. En 2006, le taux derreur était passé à 53%, toujours selon la CNIL. Cest un taux derreur énorme. Normalement, la CNIL et les autorités sont tenues de répondre aux demandes daccès aux fichiers sous trois mois. Devant lafflux de demandes daccès, le délai dattente moyen est aujourdhui de plus dun an. La loi a donc été changée pour que le délai soit prolongé jusquà six mois. En tout état de cause, la CNIL et le ministère de l’Intérieur ne respectent pas la loi. Pour ceux qui veulent en savoir plus sur la procédure daccès aux fichiers, il y a un site Web à consulter.

Philippe B. : Edvige n
est-elle que la partie émergée dun iceberg qui comprendrait des fichiers comme Cristina, beaucoup plus dangereux en termes datteintes aux libertés et non controlés par la CNIL ?

Le jour où le décret créant Edvige a été publié au Journal officiel, un autre décret créait Cristina. C
est le fichier de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), qui réunit les deux mille policiers de la DST et récupère également deux mille anciens RG. La DST voit ainsi ses effectifs multipliés par deux, et a récupéré 20% du fichier des RG, soit cinq cent mille fiches. Les missions de la DCRI sont : lantiterrorisme, le contre-espionnage, la protection du patrimoine économique et informationnel, ainsi que la surveillance des «mouvements subversifs» susceptibles de porter atteinte à la sûreté nationale. Une définition un peu vague qui viserait à surveiller aussi bien les islamistes, lextrême droite et lextrême gauche, ou les mouvements identitaires du type Tribu Ka. Mais on se demande bien jusquoù peut aller la notion de «subversif».

T. Brow : Que signifie l
expression «susceptible de porter atteinte à lordre public», mentionnée dans les critères de fichage dEdvige ? Est-elle définie par une loi, un réglement… ?

Non, ce n
est pas défini. Cest vague et ça permet un peu tout et nimporte quoi.

Philippe B. : Les fichiers regroupés dans la base de données d
Edvige seront-ils vraiment protégés de toute tentative de piratage ? On a vu plusieurs couacs en Grande-Bretagne, qui laissent à penser que la sécurité nest pas toujours le point privilégié…

La sécurité informatique à 100% n
existe pas. Les principales failles de sécurité, ce sont les utilisateurs. Soit parce quils conçoivent mal la sécurité du système, soit parce quils se débrouillent pour contourner les mécanismes de sécurité. Il y aura bien évidemment des fuites. Maintenant, le décret stipule quil y aura une traçabilité des consultations de ces fichiers, mais aucun élément probant na été présenté à la CNIL.

Bastien Gaudray : Il y a quelques mois, une fronde avait été lancée contre Ardoise. Notre gouvernement a reculé, et nous présente Edvige. N
est-ce pas une tentative de nous imposer le même produit avec un nom différent ?

Ce n
est pas la même chose. Ardoise est un logiciel de procédure qui permet de renseigner les fichiers type Judex ou Ariane, utilisés par la police et la gendarmerie. Edvige et Cristina sont des fichiers de services de renseignement, qui nont pas les mêmes finalités. Les décrets stipulent quil ny aura pas dinterconnexion informatique entre tous ces fichiers, mais dans le même temps, stipulent que tout policier peut demander à y accéder.

Près de 40 fichiers policiers existent aujourd’hui en France

Ptitgoron : Existe-t-il des liens entre les fichiers policiers français et ceux des autres pays européens ? Sont-ils mis en commun dans le «système d
information Schengen», par exemple ?

Normalement, non. Chaque pays de l
espace Schengen a son propre fichier Schengen national, qui est partagé dans le pot commun du système Schengen, mais ces fichiers sont déconnectés des fichiers type Judex, Edvige, Cristina… Il existe aujourd'hui près de quarante fichiers policiers en France. Les deux plus emblématiques, le STIC et Judex (léquivalent du STIC mais pour les gendarmes) vont être fusionnés dans un nouveau fichier qui sappelle Ariane, alors que le STIC a fonctionné dans lillégalité pendant six ans, et que Judex a fonctionné dans lillégalité pendant vingt et un ans. Par ailleurs, il faut savoir que la loi Informatique et libertés donne aux fichiers policiers un délai courant jusquen 2010 pour quils se conforment à la loi. Les fichiers policiers ont donc le droit dêtre hors la loi jusquen 2010.

T. Brow : Pour le moment ce sont principalement des personnalités et des associations qui ont réagi contre Edvige. Y a-t-il eu des sondages plus larges donnant l
opinion de la population ?

Je ne fais pas forcément confiance aux sondages ; tout dépend de la façon dont sont posées les questions. Mais il y a plus de cent trente mille personnes qui ont signé la pétition en plein été, et le débat fait maintenant la une des médias. Chose qui n
était pas arrivée lorsque les défenseurs des droits de lhomme avaient dénoncé les erreurs dans les fichiers STIC et Judex et leur interconnexion.

Bastien Gaudray : Compte tenu de l
existence de la Cour européenne des droits de lhomme, de la Halde, de la CNIL, nest-ce pas un risque politique pour le gouvernement de persister sur ce fichier ?

Frédéric Rolin, un professeur de droit, soulignait récemment qu
en matière de contentieux, 80% des décisions de refus daccès au fichier des RG étaient cassées par la justice. Ce serait un record en matière de contentieux. Au-delà de cette jurisprudence, qui prend de toute façon beaucoup de temps, jusquici, la gestion politique des fichiers se moquait bien des questions des droits de lhomme, voire de la légalité. À preuve, le fait que la loi Informatique et libertés autorise les fichiers policiers à rester hors la loi jusquen 2010.

Ginette : Alex Türk, le président de la CNIL, sera-t-il fiché dans Edvige ?

C
est fort possible ! Cest un homme politique, il a un poids dans la vie politique et médiatique, il participe aux débats publics sur les sujets sensibles… Quand on voit quil y a deux millions cinq cent mille personnes qui étaient fichées aux RG, on mesure bien que le profil des personnes fichées est extrêmement vaste. Cela fait des années que je mintéresse à ces questions, et selon moi lune des choses les plus importantes, cest de se renseigner sur ces fichiers, de surveiller les surveillants, mais de ne surtout pas tomber dans la paranoïa. Lobjectif est avant tout de vérifier que nous restons bien en démocratie ; la paranoïa ne profite jamais quà ceux qui cherchent à vous faire peur.

Chat modéré par Damien Leloup
Le Monde, 11 septembre 2008.

Publié dans Fichages et flicages

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