Accidents du travail : terrorisme patronal !
Blagnac. Les ouvriers dénoncent l’insécurité sur les chantiers
L’accident du travail qui a coûté la vie à un intérimaire de 36 ans, mort écrasé par une dalle de béton, le 12 août dernier, permettra-t-il au personnel de la Seac, située route de Grenade à Blagnac, de travailler enfin dans une entreprise respectueuse des procédures de sécurité ? C’est ce que souhaitent 25 salariés de l’entreprise qui ont refusé, hier matin, de reprendre le travail après leurs congés d’été.
21 accidents du travail
Dans ce grand chantier où 65 employés et un volant régulier d’intérimaires fabriquent à flux tendu des poutrelles et des plaques de béton précontraintes, 21 accidents du travail ont été comptabilisés par les représentants du personnel au cours des douze derniers mois. Dernier avatar d’une trop longue liste, la mort dramatique d’Hamed Hachit ne surprend personne. «Lorsqu’il a été écrasé, Hamed coupait une dalle qui était juchée à 2 mètres sur deux étais. Or tout le monde sait que ce travail doit être réalisé à terre et non en l’air, mais ici, il n’y a rien de normal», dénonce un représentant du personnel qui a tenu à garder l’anonymat.
Stockée à quelques mètres du lieu de l’accident, une scieuse de dalle qui aurait permis de réaliser ce travail en sécurité n’a jamais été mise en service sans raison apparente. Témoin direct de l’accident, un autre ouvrier tente toujours de comprendre pourquoi «ils ont mis un intérimaire sans expérience à découper une dalle ?» Dans son tee-shirt vert floqué au sigle de l’entreprise, son collègue lui donne la réponse : «Ici il n’y a jamais de formation. C’est deux minutes d’explications et ensuite tu apprends sur le tas.»
Résistance
Au fil du chantier parsemé de vieilles palettes de sacs de ciments éventrés, de bidons de 200 litres non étiquetés, et de morceaux de ferraille abandonnés dans les coins, l’entreprise révèle ses carences. Ici ce sont des dalles de béton de plusieurs tonnes empilées de travers sur des longerons de bois et qui menacent de s’effondrer. Dans le grand atelier où sont coulées les dalles, les ponts roulants homologués pour huit tonnes de charge, en soulèvent régulièrement dix ou douze, selon des ouvriers qui dénoncent également pêle-mêle le nettoyage du tapis des agrégats effectué par un ouvrier perché à 20 mètres du sol sans le moindre harnais de sécurité, ou le nettoyage quotidien de la centrale à béton effectué le soir par un seul salarié placé en équilibre sur des barres métalliques.
Hier matin, Jacques Guiraud, un des deux P-DG de la Seac, à reçu les représentants du personnel qui demandent «des actions immédiates pour que tout soit remis aux normes». Ils devront attendre la prochaine réunion programmée vendredi pour connaître la décision de leur direction. Ce matin, les ouvriers se sont rendus dans l’entreprise. Mais ils ne devraient pas retravailler avant que la mise en sécurité du site promise par la direction soit réalisée.
Silence à la direction de la Seac
Contactée à plusieurs reprises, hier après-midi, la direction de l’entreprise refuse de s’exprimer sur ce drame. Vérifiées hier matin lors d’une visite du chantier, les accusations portées par le personnel sur les manquements chroniques à la sécurité sur le site de Blagnac n’ont donc pas pu être confrontées avec la version des responsables de la Seac Guiraud Frères. Silence également à la Direction départementale du travail et de l’emploi (DDTE) où l’on se borne à répéter qu’une enquête pour établir les causes de l’accident est en cours.
Série noire sur les chantiers
Après le drame survenu sur le chantier du Leclerc de Saint-Orens mardi, un autre accident mortel (lire ci-dessous) est venu encombrer des chiffres déjà lourds sur les chantiers de Haute-Garonne. Six personnes sont en effet décédées en moins de trois mois dont trois depuis le début de la semaine. Le 20 mai, un ouvrier s’était retrouvé piégé par l’effondrement d’une tranchée, gare Matabiau. Le 25 juin, un chef d’équipe décédait après une chute sur le chantier d’une école dans le quartier de Borderouge. Le 8 juillet, un ouvrier mourrait écrasé par une machine sur un chantier de la direction des services fiscaux, rue des Lois. Cette semaine, c’est un ouvrier, non déclaré, qui est mort asphyxié lundi dans une tranchée à Saint-Jory. La série noire s’est poursuivie mardi avec le décès de deux personnes sous des dalles de béton.
Hasard ou conséquence d’un besoin important de main-d’œuvre dans le secteur du bâtiment, les deux dernières victimes étaient des intérimaires.
Intérimaires : population à risques
«Ils représentent une population à risques dans un métier à risques», témoigne François Besson, responsable de l’agence Vedior Bis spécialisée dans les travaux publics qui emploie entre 150 et 200 intérimaires par mois. «La période est sensible. La demande est plus importante et nous avons beaucoup d’étudiants ou de novices sur nos listes. Mais notre rôle se limite à la sensibilisation. Sur les chantiers, les employeurs ont des obligations légales. Ils doivent notamment garantir l’accueil au poste du nouvel arrivant mais, dans l’urgence, ils ne le font pas toujours», raconte encore ce dernier.
Pour Pascal Parrapel, secrétaire de la CGT construction de Haute-Garonne, la sécurité sur les chantiers est devenue une affaire secondaire. «Quand on travaille dix heures par jour, on peut avoir des moments de relâche. On travaille plus pour gagner plus mais avec quelles conséquences ?», lance le syndicaliste qui «constate des choses catastrophiques» lors de ses visites de chantier. «Avec la directive Bolkestein on assiste actuellement à un phénomène de sous-traitance en cascade avec la venue de travailleurs étrangers, pas forcément formés et complètement à la botte de leur employeur», explique encore Pascal Parrapel. Pour ce dernier, le dossier est tellement sensible que certaines entreprises n’hésitent pas à camoufler les accidents du travail.
En 2007, 30.484 accidents du travail, tous secteurs et toutes origines confondues ont été enregistrés dans la région. 29 étaient mortels contre 18 en 2006.
Un ouvrier écrasé par une plaque de béton à Blagnac
«On n'y croit pas.» Hier matin, les ouvriers de la SEAC à Blagnac ont appris la terrible nouvelle. Leur collègue de 36 ans n’aura pas survécu au choc.
Mardi à 16 heures, Ahmed Hachit a été écrasé par une dalle de béton de quatre tonnes qu'il était en train de découper. L’intérimaire, habitant à Toulouse, est resté enseveli pendant plus d’une heure avant que des chariots élévateurs ne parviennent à dégager la dalle. L’homme a été transporté à l’hôpital de Rangueil vers 17 heures 30. Placé en soins intensifs, il décédera peu après, à 18 heures 40. Selon les premières constatations des policiers, «il s’agirait là d’une erreur humaine». Pour l’heure, l’inspection du Travail s’est saisie de l’affaire. Elle devra déterminer les responsabilités de chacun et s’assurer que toutes les mesures de sécurité avaient bien été respectées.
«J’étais sur ma machine au moment du drame. Je n’ai rien entendu, explique, dépité, un ouvrier. C’est terrible de perdre un collègue. Quand je pense qu’il devait être embauché d'ici peu…»
Sous le choc, les responsables du site n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
Une enquête à Saint-Orens
Au lendemain de la mort de Grégoire Dodohora, 49 ans, un ouvrier ivoirien qui vivait en famille dans le quartier Bagatelle à Toulouse, l’incompréhension régnait autour du futur parking du centre commercial de Saint-Orens. Surpris par l’effondrement de dalles de plusieurs tonnes (400 m2 de superficie), l’intérimaire n’avait aucune chance. Dès mardi soir, les enquêteurs de la brigade des recherches de la gendarmerie ont commencé à «observer». Hier un premier expert s’est rendu sur place. Si la technique de construction de ce type de parking est connue et précise, ces experts vont devoir dire si les protocoles d’installation ont été respectés. Et notamment les mesures de sécurité…
On pense à l’étayage, qui semblerait indispensable au moins jusqu’à ce que la chape de béton soit coulée et solidifie les dalles. Les responsables des différentes sociétés intervenantes ont commencé à être entendus. Les étapes de la construction vont être clarifiées et d’autres experts sont attendus pour étudier le chantier qui reste, pour l’instant, fermé.
Les gendarmes travaillent en collaboration avec les inspecteurs du Travail dans le cadre de la flagrance. Le parquet attend les analyses des experts pour décider s’il est nécessaire d’ouvrir une information judiciaire.
Pour éviter de trop pénaliser les entreprises, le chantier pourrait être rouvert plus vite que prévu.
Les professionnels sont consternés
«Je suis consterné en apprenant ces drames… Ce n’est pas faute d’essayer de faire de la prévention. À la Fédération, le mot d’ordre avec nos entreprises c’est sécurité, sécurité», témoigne Alain Carré président de la Fédération régionale du bâtiment. «Tout ça me désole d’autant plus que la prise de conscience est forte : les temps de repos sont respectés, les casques et les chaussures de sécurité sont portés par les ouvriers, on a un budget dédié à la communication et à la sécurité… Mais qu’une dalle s’écroule sur quelqu’un, ça reste incroyable ! On peut toujours demander aux personnes qui interviennent sur un chantier de porter un casque mais il faut s’assurer, qu’au-dessus, tout est conforme». Interrogé sur l’emploi de nombreux intérimaires sur les chantiers, le président rappelle : «On ne doit faire appel à eux qu’en cas de surcharge exceptionnelle de travail et ces derniers doivent toujours être épaulés. C’est vrai que les chantiers sont nombreux en ce moment. Est-ce qu’il y a pour autant relation de cause à effet ?»
«Nous sommes tous des rescapés»
Comment vous sentez-vous ?
«C’est dur, très dur. Le sentiment d’avoir échappé au pire. D’ailleurs, nous sommes tous des rescapés. Quelques minutes avant l’effondrement, des électriciens travaillaient dessous. Souvent on mangeait là, on passait par là pour les vestiaires ou l’accès à un point d’eau… L’effondrement s’est produit en fin de journée. Quinze minutes plus tôt, les conséquences auraient pu être beaucoup plus dramatiques.
Vous connaissiez la victime ?
Il venait d’arriver. Un intérimaire comme presque tous les ouvriers. Nous étions en retard. La pression était forte. C’est pour cela qu’ils ont fait appel aux intérimaires.
La sécurité était-elle respectée ?
J’ai suivi une formation sur ce thème. La théorie, c’est une chose. La pratique est bien différente… Faut avancer. Les contraintes financières et d’emploi du temps passent avant la sécurité. Sur ce chantier comme sûrement sur beaucoup d’autres.
Comment peut se produire un tel effondrement ?
Le chef de chantier et les salariés de Pailhé sont partis en vacances. Le nouveau chef, plus jeune, semblait un peu perdu. Il ne pouvait pas s’appuyer sur des chefs d’équipe expérimentés. Son prédécesseur était très prudent, nous répétait d’être attentifs, d’étayer régulièrement, étage après étage le temps que les dalles soient soudées par le béton. Lui parti, c’était différent…
Le parking était-il étayé ?
Une partie oui. Elle n’a pas bougé. L’autre, malheureusement, non.
Les menaces de la Cram
Jean-Loup Pulicani, ingénieur-conseil à la Caisse régionale d’assurance maladie de Midi-Pyrénées au service de la prévention des risques professionnels concède que le BTP reste un secteur à risque élevé dans le domaine des accidents du travail. «Mais on constate une baisse depuis cinq ans. Ça a beaucoup bougé, les professionnels ont mis en place des programmes d’achat de matériel et de formation», déclare ce dernier qui se souvient d’«interventions musclées sur les chantiers». «Il nous est arrivé de brandir la menace de cotisations supplémentaires dans des dizaines d’entreprises de la région dont les risques étaient élevés» ajoute encore l’ingénieur-conseil.
Dans le cadre de sa mission obligatoire de prévention, la CRAM a lancé depuis trois ans une action ciblée sur les risques d’ensevelissement. «Tout le monde, du manœuvre au chef de chantier, pense par exemple qu’une tranchée, ça tient. Il a fallu leur sortir cette idée là de la tête» explique Jean-Loup Pulicani.
Son équipe est composée de 55 personnes dont 35 œuvrent directement sur le terrain (techniciens, médecins, psychologues…).
Des chantiers de plus en plus dangereux ?
Vingt-quatre heures plus tôt, un homme d’une cinquantaine d'années avait péri à Saint-Jory dans l’écroulement d’une tranchée. Profonde de deux mètres pour une largeur de 70 centimètres, elle n’avait pas été étayée par un «blindage», indique-t-on à l’inspection du Travail. La victime posait une canalisation sans être déclarée par son employeur, un petit artisan. Les deux hommes se connaissaient, semble-t-il, de longue date. Une enquête a été ouverte et le parquet saisi.
Pour Pascal Parapel, responsable de la CGT-construction en Haute-Garonne, cette succession de faits tragiques prouve que la protection des salariés sur leurs lieux de travail est en «recul», sauf dans les entreprises ayant un Comité d’hygiène et de sécurité. Recours accru à une main-d’œuvre temporaire, présence en grand nombre de travailleurs venus d’Europe centrale et orientale, développement de la sous-traitance… Tous ces éléments concourent à un moindre respect des consignes de sécurité, selon M. Parapel.
Les organisations patronales, elles, mettent en avant les actions de formation et de sensibilisation engagées auprès de leurs adhérents. «Les employeurs sont attentifs à la réglementation, affirme Philippe Roquebernou, de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb). Ils s’en plaignent d’ailleurs, car elle représente un coût qui n’est pas toujours pris en compte dans les commandes publiques.» «Le mot d’ordre avec nos entreprises, c’est “sécurité-sécurité”», a déclaré Alain Carré, le président de la Fédération régionale du bâtiment en Midi-Pyrénées, à La Dépêche du Midi du 14 août.
Il est vrai que la profession a accompli des progrès. En 2006, le nombre de décès causés par un accident du travail s’élevait au niveau national à 158 dans le BTP contre 361 en 1990, selon les données de la Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM). Dans deux cas sur trois, ce sont des ouvriers (maçons, couvreurs, etc.) qui périssent, d’après une étude de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) diffusée en 2004.
Les accidents graves ayant entraîné une «incapacité permanente» sont aussi en forte diminution : près de 9500 en 2006 contre 17.600 en 1990. Mais cet indicateur oscille autour des mêmes ordres de grandeur depuis la fin des années 1990. Surtout, le secteur continue d’être le plus dangereux : il y a deux ans, près de 30% des accidents du travail mortels se sont produits dans le BTP, alors que celui-ci n’occupait que 8,4% des salariés.
À la suite de l’accident mortel du 12 août, les salariés de la Seac refusent de reprendre le travail après leurs congés d’été.
L’accident du travail qui a coûté la vie à un intérimaire de 36 ans, mort écrasé par une dalle de béton, le 12 août dernier, permettra-t-il au personnel de la Seac, située route de Grenade à Blagnac, de travailler enfin dans une entreprise respectueuse des procédures de sécurité ? C’est ce que souhaitent 25 salariés de l’entreprise qui ont refusé, hier matin, de reprendre le travail après leurs congés d’été.
21 accidents du travail
Dans ce grand chantier où 65 employés et un volant régulier d’intérimaires fabriquent à flux tendu des poutrelles et des plaques de béton précontraintes, 21 accidents du travail ont été comptabilisés par les représentants du personnel au cours des douze derniers mois. Dernier avatar d’une trop longue liste, la mort dramatique d’Hamed Hachit ne surprend personne. «Lorsqu’il a été écrasé, Hamed coupait une dalle qui était juchée à 2 mètres sur deux étais. Or tout le monde sait que ce travail doit être réalisé à terre et non en l’air, mais ici, il n’y a rien de normal», dénonce un représentant du personnel qui a tenu à garder l’anonymat.
Stockée à quelques mètres du lieu de l’accident, une scieuse de dalle qui aurait permis de réaliser ce travail en sécurité n’a jamais été mise en service sans raison apparente. Témoin direct de l’accident, un autre ouvrier tente toujours de comprendre pourquoi «ils ont mis un intérimaire sans expérience à découper une dalle ?» Dans son tee-shirt vert floqué au sigle de l’entreprise, son collègue lui donne la réponse : «Ici il n’y a jamais de formation. C’est deux minutes d’explications et ensuite tu apprends sur le tas.»
Résistance
Au fil du chantier parsemé de vieilles palettes de sacs de ciments éventrés, de bidons de 200 litres non étiquetés, et de morceaux de ferraille abandonnés dans les coins, l’entreprise révèle ses carences. Ici ce sont des dalles de béton de plusieurs tonnes empilées de travers sur des longerons de bois et qui menacent de s’effondrer. Dans le grand atelier où sont coulées les dalles, les ponts roulants homologués pour huit tonnes de charge, en soulèvent régulièrement dix ou douze, selon des ouvriers qui dénoncent également pêle-mêle le nettoyage du tapis des agrégats effectué par un ouvrier perché à 20 mètres du sol sans le moindre harnais de sécurité, ou le nettoyage quotidien de la centrale à béton effectué le soir par un seul salarié placé en équilibre sur des barres métalliques.
Hier matin, Jacques Guiraud, un des deux P-DG de la Seac, à reçu les représentants du personnel qui demandent «des actions immédiates pour que tout soit remis aux normes». Ils devront attendre la prochaine réunion programmée vendredi pour connaître la décision de leur direction. Ce matin, les ouvriers se sont rendus dans l’entreprise. Mais ils ne devraient pas retravailler avant que la mise en sécurité du site promise par la direction soit réalisée.
Silence à la direction de la Seac
Contactée à plusieurs reprises, hier après-midi, la direction de l’entreprise refuse de s’exprimer sur ce drame. Vérifiées hier matin lors d’une visite du chantier, les accusations portées par le personnel sur les manquements chroniques à la sécurité sur le site de Blagnac n’ont donc pas pu être confrontées avec la version des responsables de la Seac Guiraud Frères. Silence également à la Direction départementale du travail et de l’emploi (DDTE) où l’on se borne à répéter qu’une enquête pour établir les causes de l’accident est en cours.
Bernard Davodeau - La Dépêche du Midi, 26 août 2008.
Série noire sur les chantiers
En deux jours, trois ouvriers ont succombé à des accidents de travail dans le département. On compte six morts depuis le mois de mai.
Après le drame survenu sur le chantier du Leclerc de Saint-Orens mardi, un autre accident mortel (lire ci-dessous) est venu encombrer des chiffres déjà lourds sur les chantiers de Haute-Garonne. Six personnes sont en effet décédées en moins de trois mois dont trois depuis le début de la semaine. Le 20 mai, un ouvrier s’était retrouvé piégé par l’effondrement d’une tranchée, gare Matabiau. Le 25 juin, un chef d’équipe décédait après une chute sur le chantier d’une école dans le quartier de Borderouge. Le 8 juillet, un ouvrier mourrait écrasé par une machine sur un chantier de la direction des services fiscaux, rue des Lois. Cette semaine, c’est un ouvrier, non déclaré, qui est mort asphyxié lundi dans une tranchée à Saint-Jory. La série noire s’est poursuivie mardi avec le décès de deux personnes sous des dalles de béton.
Hasard ou conséquence d’un besoin important de main-d’œuvre dans le secteur du bâtiment, les deux dernières victimes étaient des intérimaires.
Intérimaires : population à risques
«Ils représentent une population à risques dans un métier à risques», témoigne François Besson, responsable de l’agence Vedior Bis spécialisée dans les travaux publics qui emploie entre 150 et 200 intérimaires par mois. «La période est sensible. La demande est plus importante et nous avons beaucoup d’étudiants ou de novices sur nos listes. Mais notre rôle se limite à la sensibilisation. Sur les chantiers, les employeurs ont des obligations légales. Ils doivent notamment garantir l’accueil au poste du nouvel arrivant mais, dans l’urgence, ils ne le font pas toujours», raconte encore ce dernier.
Pour Pascal Parrapel, secrétaire de la CGT construction de Haute-Garonne, la sécurité sur les chantiers est devenue une affaire secondaire. «Quand on travaille dix heures par jour, on peut avoir des moments de relâche. On travaille plus pour gagner plus mais avec quelles conséquences ?», lance le syndicaliste qui «constate des choses catastrophiques» lors de ses visites de chantier. «Avec la directive Bolkestein on assiste actuellement à un phénomène de sous-traitance en cascade avec la venue de travailleurs étrangers, pas forcément formés et complètement à la botte de leur employeur», explique encore Pascal Parrapel. Pour ce dernier, le dossier est tellement sensible que certaines entreprises n’hésitent pas à camoufler les accidents du travail.
En 2007, 30.484 accidents du travail, tous secteurs et toutes origines confondues ont été enregistrés dans la région. 29 étaient mortels contre 18 en 2006.
Un ouvrier écrasé par une plaque de béton à Blagnac
«On n'y croit pas.» Hier matin, les ouvriers de la SEAC à Blagnac ont appris la terrible nouvelle. Leur collègue de 36 ans n’aura pas survécu au choc.
Mardi à 16 heures, Ahmed Hachit a été écrasé par une dalle de béton de quatre tonnes qu'il était en train de découper. L’intérimaire, habitant à Toulouse, est resté enseveli pendant plus d’une heure avant que des chariots élévateurs ne parviennent à dégager la dalle. L’homme a été transporté à l’hôpital de Rangueil vers 17 heures 30. Placé en soins intensifs, il décédera peu après, à 18 heures 40. Selon les premières constatations des policiers, «il s’agirait là d’une erreur humaine». Pour l’heure, l’inspection du Travail s’est saisie de l’affaire. Elle devra déterminer les responsabilités de chacun et s’assurer que toutes les mesures de sécurité avaient bien été respectées.
«J’étais sur ma machine au moment du drame. Je n’ai rien entendu, explique, dépité, un ouvrier. C’est terrible de perdre un collègue. Quand je pense qu’il devait être embauché d'ici peu…»
Sous le choc, les responsables du site n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
Une enquête à Saint-Orens
Au lendemain de la mort de Grégoire Dodohora, 49 ans, un ouvrier ivoirien qui vivait en famille dans le quartier Bagatelle à Toulouse, l’incompréhension régnait autour du futur parking du centre commercial de Saint-Orens. Surpris par l’effondrement de dalles de plusieurs tonnes (400 m2 de superficie), l’intérimaire n’avait aucune chance. Dès mardi soir, les enquêteurs de la brigade des recherches de la gendarmerie ont commencé à «observer». Hier un premier expert s’est rendu sur place. Si la technique de construction de ce type de parking est connue et précise, ces experts vont devoir dire si les protocoles d’installation ont été respectés. Et notamment les mesures de sécurité…
On pense à l’étayage, qui semblerait indispensable au moins jusqu’à ce que la chape de béton soit coulée et solidifie les dalles. Les responsables des différentes sociétés intervenantes ont commencé à être entendus. Les étapes de la construction vont être clarifiées et d’autres experts sont attendus pour étudier le chantier qui reste, pour l’instant, fermé.
Les gendarmes travaillent en collaboration avec les inspecteurs du Travail dans le cadre de la flagrance. Le parquet attend les analyses des experts pour décider s’il est nécessaire d’ouvrir une information judiciaire.
Pour éviter de trop pénaliser les entreprises, le chantier pourrait être rouvert plus vite que prévu.
Les professionnels sont consternés
«Je suis consterné en apprenant ces drames… Ce n’est pas faute d’essayer de faire de la prévention. À la Fédération, le mot d’ordre avec nos entreprises c’est sécurité, sécurité», témoigne Alain Carré président de la Fédération régionale du bâtiment. «Tout ça me désole d’autant plus que la prise de conscience est forte : les temps de repos sont respectés, les casques et les chaussures de sécurité sont portés par les ouvriers, on a un budget dédié à la communication et à la sécurité… Mais qu’une dalle s’écroule sur quelqu’un, ça reste incroyable ! On peut toujours demander aux personnes qui interviennent sur un chantier de porter un casque mais il faut s’assurer, qu’au-dessus, tout est conforme». Interrogé sur l’emploi de nombreux intérimaires sur les chantiers, le président rappelle : «On ne doit faire appel à eux qu’en cas de surcharge exceptionnelle de travail et ces derniers doivent toujours être épaulés. C’est vrai que les chantiers sont nombreux en ce moment. Est-ce qu’il y a pour autant relation de cause à effet ?»
«Nous sommes tous des rescapés»
Traits tirés, mine défaite, le manœuvre a mal dormi. Mardi quand les étages du futur parking du centre commercial de Saint-Orens, se sont effondrés, il se trouvait à proximité.
Comment vous sentez-vous ?
«C’est dur, très dur. Le sentiment d’avoir échappé au pire. D’ailleurs, nous sommes tous des rescapés. Quelques minutes avant l’effondrement, des électriciens travaillaient dessous. Souvent on mangeait là, on passait par là pour les vestiaires ou l’accès à un point d’eau… L’effondrement s’est produit en fin de journée. Quinze minutes plus tôt, les conséquences auraient pu être beaucoup plus dramatiques.
Vous connaissiez la victime ?
Il venait d’arriver. Un intérimaire comme presque tous les ouvriers. Nous étions en retard. La pression était forte. C’est pour cela qu’ils ont fait appel aux intérimaires.
La sécurité était-elle respectée ?
J’ai suivi une formation sur ce thème. La théorie, c’est une chose. La pratique est bien différente… Faut avancer. Les contraintes financières et d’emploi du temps passent avant la sécurité. Sur ce chantier comme sûrement sur beaucoup d’autres.
Comment peut se produire un tel effondrement ?
Le chef de chantier et les salariés de Pailhé sont partis en vacances. Le nouveau chef, plus jeune, semblait un peu perdu. Il ne pouvait pas s’appuyer sur des chefs d’équipe expérimentés. Son prédécesseur était très prudent, nous répétait d’être attentifs, d’étayer régulièrement, étage après étage le temps que les dalles soient soudées par le béton. Lui parti, c’était différent…
Le parking était-il étayé ?
Une partie oui. Elle n’a pas bougé. L’autre, malheureusement, non.
Les menaces de la Cram
Jean-Loup Pulicani, ingénieur-conseil à la Caisse régionale d’assurance maladie de Midi-Pyrénées au service de la prévention des risques professionnels concède que le BTP reste un secteur à risque élevé dans le domaine des accidents du travail. «Mais on constate une baisse depuis cinq ans. Ça a beaucoup bougé, les professionnels ont mis en place des programmes d’achat de matériel et de formation», déclare ce dernier qui se souvient d’«interventions musclées sur les chantiers». «Il nous est arrivé de brandir la menace de cotisations supplémentaires dans des dizaines d’entreprises de la région dont les risques étaient élevés» ajoute encore l’ingénieur-conseil.
Dans le cadre de sa mission obligatoire de prévention, la CRAM a lancé depuis trois ans une action ciblée sur les risques d’ensevelissement. «Tout le monde, du manœuvre au chef de chantier, pense par exemple qu’une tranchée, ça tient. Il a fallu leur sortir cette idée là de la tête» explique Jean-Loup Pulicani.
Son équipe est composée de 55 personnes dont 35 œuvrent directement sur le terrain (techniciens, médecins, psychologues…).
La Dépêche du Midi, 14 août 2008.
Des chantiers de plus en plus dangereux ?
Les conditions de sécurité se dégradent dans les métiers du bâtiment et des travaux publics (BTP). La CGT en est convaincue après la série d’accidents du travail mortels survenus récemment en Haute-Garonne. En trois mois, six salariés se sont tués sur un chantier. Dernier épisode en date : l’effondrement, le 12 août, d’un parking en construction à Saint-Orens-de-Gameville, qui a causé le décès d’un intérimaire. Le même jour, à Blagnac, un ouvrier, employé lui aussi en intérim, a été écrasé par une dalle de béton de plusieurs tonnes.
Vingt-quatre heures plus tôt, un homme d’une cinquantaine d'années avait péri à Saint-Jory dans l’écroulement d’une tranchée. Profonde de deux mètres pour une largeur de 70 centimètres, elle n’avait pas été étayée par un «blindage», indique-t-on à l’inspection du Travail. La victime posait une canalisation sans être déclarée par son employeur, un petit artisan. Les deux hommes se connaissaient, semble-t-il, de longue date. Une enquête a été ouverte et le parquet saisi.
Pour Pascal Parapel, responsable de la CGT-construction en Haute-Garonne, cette succession de faits tragiques prouve que la protection des salariés sur leurs lieux de travail est en «recul», sauf dans les entreprises ayant un Comité d’hygiène et de sécurité. Recours accru à une main-d’œuvre temporaire, présence en grand nombre de travailleurs venus d’Europe centrale et orientale, développement de la sous-traitance… Tous ces éléments concourent à un moindre respect des consignes de sécurité, selon M. Parapel.
Les organisations patronales, elles, mettent en avant les actions de formation et de sensibilisation engagées auprès de leurs adhérents. «Les employeurs sont attentifs à la réglementation, affirme Philippe Roquebernou, de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb). Ils s’en plaignent d’ailleurs, car elle représente un coût qui n’est pas toujours pris en compte dans les commandes publiques.» «Le mot d’ordre avec nos entreprises, c’est “sécurité-sécurité”», a déclaré Alain Carré, le président de la Fédération régionale du bâtiment en Midi-Pyrénées, à La Dépêche du Midi du 14 août.
Il est vrai que la profession a accompli des progrès. En 2006, le nombre de décès causés par un accident du travail s’élevait au niveau national à 158 dans le BTP contre 361 en 1990, selon les données de la Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM). Dans deux cas sur trois, ce sont des ouvriers (maçons, couvreurs, etc.) qui périssent, d’après une étude de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) diffusée en 2004.
Les accidents graves ayant entraîné une «incapacité permanente» sont aussi en forte diminution : près de 9500 en 2006 contre 17.600 en 1990. Mais cet indicateur oscille autour des mêmes ordres de grandeur depuis la fin des années 1990. Surtout, le secteur continue d’être le plus dangereux : il y a deux ans, près de 30% des accidents du travail mortels se sont produits dans le BTP, alors que celui-ci n’occupait que 8,4% des salariés.
Bertrand Bissuel - Le Monde, 18 août 2008.