Ludimus effigiem belli
Guy Debord, Correspondance
(volume 6, janvier 1979 - décembre 1987),
Fayard, 2006, 496 p.
Après l’Italie d’avant «la Brigade rouge» et du «pseudo-terrorisme», celle qu’il avait tant aimée au temps de la belle connivence avec Gianfranco Sanguinetti, c’est l’Espagne qui prend le pas, cette Espagne qui transite — sans chaos majeur, mais non sans hoquets — vers la démocratie représentative de marché. En cette terre d’Espagne où se font encore entendre, quoique faiblement, les échos d’un ancien refus, Debord entreprend de nombreux voyages d’«affaires» — conspiratrices et amoureuses. Il a, pour ce peuple et pour sa langue, un attachement qui lui vient de loin, d’une histoire alimentée au feu du mythe émancipateur et admise, dans l’«encyclopédie de [ses] révolutions», comme supérieure à toutes les autres. «Notre guerre recommence», écrit-il le 3 mai 1981, à Denise Cheype, avant d’admettre, le 24 mai de la même année, dans une lettre à Antonia Lopez-Pintor — qui en est la cause — que son «cœur s’est perdu avec une Andalouse». Éloge des passions, toujours.
Cette guerre qui «recommence» n’est, bien sûr, que son simulacre. Qui pouvait, en effet, croire un seul instant que ce peuple lobotomisé par trente-cinq ans de franquisme et soudainement aveuglé par les lumières de la movida démocratique fût capable de retrouver, de but en blanc, ses réflexes insurrectionnels ? Personne, surtout pas Debord. Il n’empêche qu’il se prend au jeu de la réactivation de la vieille cause et trouve, sur sa route, quelques «enfants perdus» décidés à passer à l’acte. Avec de piètres résultats, bien sûr : au jeu de la fausse guerre, l’État tape encore pour de vrai. Quelques «autonomes» paieront pour voir, et assez cher.
D’aucuns observateurs et biographes ont décelé, dans cette parenthèse ibérique, une étrangeté. Pourquoi Debord, dont la condamnation de «la Brigade rouge» fut sans appel, s’est-il laissé aller à cautionner une lutte armée espagnole ? C’est sans doute que le caractère ultra-libertaire des «autonomes» n’avait rien à voir avec la rigidité militariste du terrorisme italien, manipulé de surcroît, ou encore avec celle des GRAPO et de l’ETA, mais c’est aussi qu’il y percevait des réminiscences de la légende, celle de Durruti et d’Ascaso — dont il cherche, parallèlement, à faire éditer les articles et discours par Champ libre —, ou celle des «incontrôlés» d’une guerre civile qui, à l’évidence, le fascinait. L’aventure sera de courte durée et Debord s’emploiera surtout à organiser — avec efficacité — la défense des emprisonnés de Ségovie. Il en restera un texte — brillamment écrit et largement diffusé en Espagne même, A los libertarios —, quelques chansons détournées et un succès : la libération, «faute de preuve», en novembre 1980, de six inculpés.
Au-delà de cet engagement espagnol et des conflits interpersonnels qui s’ensuivirent — et qui occupent beaucoup (trop) de place dans la correspondance de cette époque —, celle-ci révèle quelques hardiesses d’analyse, notamment sur le «pronunciamiento masqué» de Tejero, en février 1981. De Séville, alors que courent les bruits d’un autre coup d’État, Debord écrit à Jean-François Martos, le 21 octobre 1982 : «Jusqu’à ce jour, je dois dire que je n’ai pas vu le plus petit signe d’une intention de contre-attaquer, ni même, dans les quartiers ou tavernes les plus populaires, la moindre apparence de préoccupation. De ce côté, c’est ici le pur contraire de 1936.» Six mois plus tôt, le 6 mars 1982, il reconnaissait, dans une lettre à Jaap Kloosterman, «qu’il n’y a[vait] rien à tenter en Espagne avec [des] forces si réduites», en ajoutant : «Le prolétariat, justement dégoûté des constitutionnalistes, et ne pouvant que vomir les militaires, ne dit encore rien par lui-même, regardant ou non cette bataille d’ombres vaines.» C’était penser qu’il finirait par le dire un jour, en oubliant qu’il n’en avait plus les moyens. La «pauvre péninsule» pouvait, désormais, marcher d’un pas tranquille vers son néant démocratiquement modernisé.
«Nous sommes partis pour une guerre longue», écrit Debord à Paolo Salvadori, le 11 décembre 1984. De fait, cette nouvelle guerre est entamée depuis six mois déjà. Elle a commencé au lendemain de l’assassinat de Gérard Lebovici, le 5 mars de cette année-là.
À propos de l’éditeur disparu, il poursuit, dans la même lettre : «Ses qualités étaient si grandes que j’estime très probable que, si nous nous étions rencontrés cinq ou dix ans plus tôt, il aurait pu devenir situ, et assurément il aurait été l’un des meilleurs.» L’aveu, qui vaut déjà fraternelle reconnaissance, se prolonge par ces mots : «Nous étions devenus, lui et moi, de plus en plus amis. Nous avons longuement parlé d’à peu près tout, avec sincérité et plaisir.»
Pour le journaliste normalement constitué d’une époque anormalement policière, les liens qui unissaient Debord à Lebovici ne pouvaient être que de sournoise manipulation et d’admirative dépendance. C’est sur ce thème, et sans jamais prouver aucune de ses assertions, que la presse broda de multiples variations faisant toutes de Debord, sinon l’assassin de Lebovici, du moins le responsable indirect de sa mort.
Dans une lettre écrite le 9 mai 1984 à Christian Sébastiani et Jaime Semprun, Debord explique pourquoi il a décidé de poursuivre : «Les journaux ont toujours pu impunément tout dire à mon propos, et ils avaient là comme une sorte de rente. Mais on ne m’avait encore jamais accusé de faire abattre mes amis dans des guet-apens. À temps nouveaux, nouveaux moyens, même légaux ! La simple annonce des poursuites les a tous fait taire.» Il gagnera ses procès contre Le Journal du dimanche, Minute et Paris-Match et publiera, coup sur coup, Tout sur le personnage, en novembre 1984, et Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, en février 1985.
Outre cette bataille menée contre les falsificateurs et pour la mémoire de son ami, Debord s’emploie également, en ces temps difficiles, à soutenir, par ses conseils, Floriana Lebovici, sa veuve, dans la difficile tâche de poursuivre le travail des Éditions Champ libre, devenues Éditions Gérard Lebovici, en novembre 1984. C’est sans doute un des aspects les plus intéressants de ce sixième volume de la correspondance de Debord que de montrer avec quelle détermination le personnage s’impliqua, par son travail, dans le devenir d’une maison qui honora, en cette basse époque, l’édition française. «Pas plus qu’avant le crime, écrit-il à Floriana Lebovici, le 4 juin 1986, je ne dois laisser croire à qui que ce soit que j’aurais dans les Éditions Lebovici un pouvoir de décision.» Il s’agit, pour lui, d’en être, dans l’ombre, le serviteur critique et la cheville ouvrière, position qu’il tiendra jusqu’au bout et sans faillir, jusqu’à la mort de Floriana Lebovici.
D’autres aspects de ce sixième volume mériteraient, si la place le permettait, d’être développés ici. On en retiendra deux. Le premier, déjà évoqué, a trait au sérieux que met Debord dans toutes ses entreprises, sérieux qui transparaît particulièrement dans ses commentaires critiques sur ses lectures et ses travaux de relecture et de traduction. L’autre aspect tient au déplacement progressif de perspective qui s’opère pendant ces années 1979-1987, s’ouvrant sur la publication de Préface à la quatrième édition italienne de «La Société du spectacle» (Champ libre, 1979) et préludant à celle des Commentaires sur la société du spectacle (Champ libre, 1988). «Il y a des époques, écrit-il en septembre 1985, où mentir est presque sans danger parce que la vérité n’a plus d’amis.» Mais celle-ci est certainement la pire de toutes parce qu’elle a fait du faux sans réplique et du mensonge sans limite les données de base d’un monde où «toute distance critique se trouve éliminée par le spectacle présent» (lettre à Jaime Semprun du 13 février 1986).
Désormais, l’ennemi s’avance masqué, tout occupé à sa tâche : faire en sorte que, de négation en imposture, l’idée même de révolution quitte la scène de l’histoire.
(volume 6, janvier 1979 - décembre 1987),
Fayard, 2006, 496 p.
Le sixième volume de la correspondance de Guy Debord couvre neuf années d’un état de guerre prolongée, où furent livrées deux batailles essentielles à ses yeux : l’une en faveur des «autonomes» emprisonnés à Ségovie (Espagne) et l’autre contre une presse particulièrement haineuse à son égard au lendemain du mystérieux assassinat de Gérard Lebovici, son éditeur et ami. «De ces années pleines de bruit et de fureur en tout genre, écrit Alice Debord en présentant sobrement ces lettres, beaucoup de choses vont être retenues et analysées qui alimenteront les prochains Commentaires sur la société du spectacle.» La guerre, donc, comme jeu réel et comme réalité jouée, avec, cela va sans dire, ses périodes de trêve — les «jours tranquilles» — où, de notes de lecture en traductions, de conseils en publications, de lettre en lettre, Debord prend le pouls d’une détestable époque, dont nous vivons, aujourd’hui, les sinistres prolongements.
Après l’Italie d’avant «la Brigade rouge» et du «pseudo-terrorisme», celle qu’il avait tant aimée au temps de la belle connivence avec Gianfranco Sanguinetti, c’est l’Espagne qui prend le pas, cette Espagne qui transite — sans chaos majeur, mais non sans hoquets — vers la démocratie représentative de marché. En cette terre d’Espagne où se font encore entendre, quoique faiblement, les échos d’un ancien refus, Debord entreprend de nombreux voyages d’«affaires» — conspiratrices et amoureuses. Il a, pour ce peuple et pour sa langue, un attachement qui lui vient de loin, d’une histoire alimentée au feu du mythe émancipateur et admise, dans l’«encyclopédie de [ses] révolutions», comme supérieure à toutes les autres. «Notre guerre recommence», écrit-il le 3 mai 1981, à Denise Cheype, avant d’admettre, le 24 mai de la même année, dans une lettre à Antonia Lopez-Pintor — qui en est la cause — que son «cœur s’est perdu avec une Andalouse». Éloge des passions, toujours.
Cette guerre qui «recommence» n’est, bien sûr, que son simulacre. Qui pouvait, en effet, croire un seul instant que ce peuple lobotomisé par trente-cinq ans de franquisme et soudainement aveuglé par les lumières de la movida démocratique fût capable de retrouver, de but en blanc, ses réflexes insurrectionnels ? Personne, surtout pas Debord. Il n’empêche qu’il se prend au jeu de la réactivation de la vieille cause et trouve, sur sa route, quelques «enfants perdus» décidés à passer à l’acte. Avec de piètres résultats, bien sûr : au jeu de la fausse guerre, l’État tape encore pour de vrai. Quelques «autonomes» paieront pour voir, et assez cher.
D’aucuns observateurs et biographes ont décelé, dans cette parenthèse ibérique, une étrangeté. Pourquoi Debord, dont la condamnation de «la Brigade rouge» fut sans appel, s’est-il laissé aller à cautionner une lutte armée espagnole ? C’est sans doute que le caractère ultra-libertaire des «autonomes» n’avait rien à voir avec la rigidité militariste du terrorisme italien, manipulé de surcroît, ou encore avec celle des GRAPO et de l’ETA, mais c’est aussi qu’il y percevait des réminiscences de la légende, celle de Durruti et d’Ascaso — dont il cherche, parallèlement, à faire éditer les articles et discours par Champ libre —, ou celle des «incontrôlés» d’une guerre civile qui, à l’évidence, le fascinait. L’aventure sera de courte durée et Debord s’emploiera surtout à organiser — avec efficacité — la défense des emprisonnés de Ségovie. Il en restera un texte — brillamment écrit et largement diffusé en Espagne même, A los libertarios —, quelques chansons détournées et un succès : la libération, «faute de preuve», en novembre 1980, de six inculpés.
Au-delà de cet engagement espagnol et des conflits interpersonnels qui s’ensuivirent — et qui occupent beaucoup (trop) de place dans la correspondance de cette époque —, celle-ci révèle quelques hardiesses d’analyse, notamment sur le «pronunciamiento masqué» de Tejero, en février 1981. De Séville, alors que courent les bruits d’un autre coup d’État, Debord écrit à Jean-François Martos, le 21 octobre 1982 : «Jusqu’à ce jour, je dois dire que je n’ai pas vu le plus petit signe d’une intention de contre-attaquer, ni même, dans les quartiers ou tavernes les plus populaires, la moindre apparence de préoccupation. De ce côté, c’est ici le pur contraire de 1936.» Six mois plus tôt, le 6 mars 1982, il reconnaissait, dans une lettre à Jaap Kloosterman, «qu’il n’y a[vait] rien à tenter en Espagne avec [des] forces si réduites», en ajoutant : «Le prolétariat, justement dégoûté des constitutionnalistes, et ne pouvant que vomir les militaires, ne dit encore rien par lui-même, regardant ou non cette bataille d’ombres vaines.» C’était penser qu’il finirait par le dire un jour, en oubliant qu’il n’en avait plus les moyens. La «pauvre péninsule» pouvait, désormais, marcher d’un pas tranquille vers son néant démocratiquement modernisé.
«Nous sommes partis pour une guerre longue», écrit Debord à Paolo Salvadori, le 11 décembre 1984. De fait, cette nouvelle guerre est entamée depuis six mois déjà. Elle a commencé au lendemain de l’assassinat de Gérard Lebovici, le 5 mars de cette année-là.
À propos de l’éditeur disparu, il poursuit, dans la même lettre : «Ses qualités étaient si grandes que j’estime très probable que, si nous nous étions rencontrés cinq ou dix ans plus tôt, il aurait pu devenir situ, et assurément il aurait été l’un des meilleurs.» L’aveu, qui vaut déjà fraternelle reconnaissance, se prolonge par ces mots : «Nous étions devenus, lui et moi, de plus en plus amis. Nous avons longuement parlé d’à peu près tout, avec sincérité et plaisir.»
Pour le journaliste normalement constitué d’une époque anormalement policière, les liens qui unissaient Debord à Lebovici ne pouvaient être que de sournoise manipulation et d’admirative dépendance. C’est sur ce thème, et sans jamais prouver aucune de ses assertions, que la presse broda de multiples variations faisant toutes de Debord, sinon l’assassin de Lebovici, du moins le responsable indirect de sa mort.
Dans une lettre écrite le 9 mai 1984 à Christian Sébastiani et Jaime Semprun, Debord explique pourquoi il a décidé de poursuivre : «Les journaux ont toujours pu impunément tout dire à mon propos, et ils avaient là comme une sorte de rente. Mais on ne m’avait encore jamais accusé de faire abattre mes amis dans des guet-apens. À temps nouveaux, nouveaux moyens, même légaux ! La simple annonce des poursuites les a tous fait taire.» Il gagnera ses procès contre Le Journal du dimanche, Minute et Paris-Match et publiera, coup sur coup, Tout sur le personnage, en novembre 1984, et Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, en février 1985.
Outre cette bataille menée contre les falsificateurs et pour la mémoire de son ami, Debord s’emploie également, en ces temps difficiles, à soutenir, par ses conseils, Floriana Lebovici, sa veuve, dans la difficile tâche de poursuivre le travail des Éditions Champ libre, devenues Éditions Gérard Lebovici, en novembre 1984. C’est sans doute un des aspects les plus intéressants de ce sixième volume de la correspondance de Debord que de montrer avec quelle détermination le personnage s’impliqua, par son travail, dans le devenir d’une maison qui honora, en cette basse époque, l’édition française. «Pas plus qu’avant le crime, écrit-il à Floriana Lebovici, le 4 juin 1986, je ne dois laisser croire à qui que ce soit que j’aurais dans les Éditions Lebovici un pouvoir de décision.» Il s’agit, pour lui, d’en être, dans l’ombre, le serviteur critique et la cheville ouvrière, position qu’il tiendra jusqu’au bout et sans faillir, jusqu’à la mort de Floriana Lebovici.
D’autres aspects de ce sixième volume mériteraient, si la place le permettait, d’être développés ici. On en retiendra deux. Le premier, déjà évoqué, a trait au sérieux que met Debord dans toutes ses entreprises, sérieux qui transparaît particulièrement dans ses commentaires critiques sur ses lectures et ses travaux de relecture et de traduction. L’autre aspect tient au déplacement progressif de perspective qui s’opère pendant ces années 1979-1987, s’ouvrant sur la publication de Préface à la quatrième édition italienne de «La Société du spectacle» (Champ libre, 1979) et préludant à celle des Commentaires sur la société du spectacle (Champ libre, 1988). «Il y a des époques, écrit-il en septembre 1985, où mentir est presque sans danger parce que la vérité n’a plus d’amis.» Mais celle-ci est certainement la pire de toutes parce qu’elle a fait du faux sans réplique et du mensonge sans limite les données de base d’un monde où «toute distance critique se trouve éliminée par le spectacle présent» (lettre à Jaime Semprun du 13 février 1986).
Désormais, l’ennemi s’avance masqué, tout occupé à sa tâche : faire en sorte que, de négation en imposture, l’idée même de révolution quitte la scène de l’histoire.
Freddy Gomez - À contretemps no 26, janvier 2008
Bulletin de critique bibliographique.