Sur l'analphabétisme
Lettre de Guy Debord à Ricardo Paseyro
Cher Monsieur,
J’espère que vous me passerez l’apparence commercialement alphabétique et machiniste que revêt ma réponse à votre trop généreuse lettre : souvent mon écriture manuscrite est spontanément peu lisible, et le temps ne l’a pas améliorée.
J’ai beaucoup admiré votre Éloge de l’analphabétisme, qui va tant choquer ta canaille instruite du jour. Et j’y ai beaucoup appris. Je n’avais pas encore pensé à reconnaître, dans l’alphabétisation forcée, cette même tendance à la totale dépossession de chaque communauté et de l’ensemble des peuples, que l’économie et l’État modernes ont fait triompher universellement. En somme, un cadeau aussi captieux que l’obligation de la voiture pour tous, ou la représentation politique. Et pourtant, timeo Danaos et dona ferentes.
Là-dessus, et comme dans la pure prévision d’Armand Robin, le nouvel analphabétisme a surgi en tant que malheur supplémentaire. J’ai encore connu un bon nombre d’analphabètes intelligents. Mais ils avaient appris à parler dans une compagnie de Gitans, un village de Kabylie, une ville d’Espagne. Cela ne pourra plus s’apprendre sur une autoroute, ou devant un récepteur de télévision. Désormais le complet ou demi-analphabète sera seul ; et perdu dans une impénétrable forêt de mensonges.
Ne doit-on pas voir une correspondance du même genre entre le mouvement de disparition sociale des domestiques et le rapide affaiblissement de l’idée que n’importe quel livre publié ne pourra avoir un intérêt éventuel que si l’auteur l’a écrit lui-même, à partir d’observations qu’il a lui-même rassemblées et jugées ? Mais simultanément chacun serait censé devoir être à présent personnellement capable de conduire un véhicule, ou de passer au four à micro-ondes les savoureux produits de l’usine agro-alimentaire.
C’est avec grand plaisir que je vous rencontrerai. Nous ne manquerons pas de mal à dire de tout le monde. Je vous proposerai une sorte de bar, qu’on peut espérer discret, dans le quartier de nos éditeurs. Dites-moi l’après-midi et l’heure qui vous conviendront sous peu de jours.
Bien cordialement à vous,
Paris, le 31 octobre 1989
Cher Monsieur,
J’espère que vous me passerez l’apparence commercialement alphabétique et machiniste que revêt ma réponse à votre trop généreuse lettre : souvent mon écriture manuscrite est spontanément peu lisible, et le temps ne l’a pas améliorée.
J’ai beaucoup admiré votre Éloge de l’analphabétisme, qui va tant choquer ta canaille instruite du jour. Et j’y ai beaucoup appris. Je n’avais pas encore pensé à reconnaître, dans l’alphabétisation forcée, cette même tendance à la totale dépossession de chaque communauté et de l’ensemble des peuples, que l’économie et l’État modernes ont fait triompher universellement. En somme, un cadeau aussi captieux que l’obligation de la voiture pour tous, ou la représentation politique. Et pourtant, timeo Danaos et dona ferentes.
Là-dessus, et comme dans la pure prévision d’Armand Robin, le nouvel analphabétisme a surgi en tant que malheur supplémentaire. J’ai encore connu un bon nombre d’analphabètes intelligents. Mais ils avaient appris à parler dans une compagnie de Gitans, un village de Kabylie, une ville d’Espagne. Cela ne pourra plus s’apprendre sur une autoroute, ou devant un récepteur de télévision. Désormais le complet ou demi-analphabète sera seul ; et perdu dans une impénétrable forêt de mensonges.
Ne doit-on pas voir une correspondance du même genre entre le mouvement de disparition sociale des domestiques et le rapide affaiblissement de l’idée que n’importe quel livre publié ne pourra avoir un intérêt éventuel que si l’auteur l’a écrit lui-même, à partir d’observations qu’il a lui-même rassemblées et jugées ? Mais simultanément chacun serait censé devoir être à présent personnellement capable de conduire un véhicule, ou de passer au four à micro-ondes les savoureux produits de l’usine agro-alimentaire.
C’est avec grand plaisir que je vous rencontrerai. Nous ne manquerons pas de mal à dire de tout le monde. Je vous proposerai une sorte de bar, qu’on peut espérer discret, dans le quartier de nos éditeurs. Dites-moi l’après-midi et l’heure qui vous conviendront sous peu de jours.
Bien cordialement à vous,
Guy