Au Grand-Duc de Toscane

Publié le par la Rédaction

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti

[9 avril 1974]

Mon Cousin,

Je n’ai jamais douté de votre affection, et je vois bien clairement par votre lettre, dont la noblesse du ton et les gracieux ornements du style me touchent plus que je ne le saurais dire, que vous voulez être toujours en situation de me la marquer d’une manière telle que je puisse vous en témoigner toute ma satisfaction.

La mort subite du Mazarin [Georges Pompidou, atteint d’une grave maladie depuis 1972] a causé beaucoup de joie chez les uns et beaucoup d’épouvante chez les autres. Le drôle est mort comme il avait vécu : en hardi tricheur. Pour qui a toujours menti sur tout à tout le monde, c’est une apothéose d’avoir pu mentir sur sa mort même, et je me demande s
il navait pas un moment caressé le dessein de mentir au delà, en ayant le front de nous faire croire qu’il était encore vivant. Ce plat croquant de Marcellin lavait précédé de quelques jours dans le néant [Raymond Marcellin, ministre de lIntérieur depuis 1968, est nommé en 1974 ministre de lAgriculture] ; le voilà bien puni de sêtre avisé de déplaire à des gens de qualité.

Le gredin du Cantal [Pompidou] n
était pas encore froid que déjà Monseigneur Chaban [Jacques Chaban-Delmas] prenait de court le bonhomme Edgar [Edgar Faure, président de l’Assemblée nationale] tout occupé, du fait de sa charge de Premier Président, à haranguer ces Messieurs du Parlement ; et il se déclarait une heure avant lui pour le Ministère, mais lautre sacharne dans sa prétention, et dix autres faquins se mettent sur les rangs, chacun jurant quil serait le plus apte à ordonner et tenir le budget de lÉtat, à capter les suffrages de la canaille, et à innover encore dans la maltôte, qui est, comme vous le savez, notre art principal dans ce pays, quand nous ny faisons pas des barricades.

Ledit pays, en proie à tous les troubles et à quantité de disettes, n
était déjà plus guère gouverné dans les derniers temps du Mazarin. La dernière extrémité de la maladie, à le bien entendre, nétait pas tant dans ce coquin que partout dans lÉtat, et à la ville comme aux champs. Ainsi que lécrivait très sensément le Lord Chesterfield [Secrétaire dÉtat et homme de lettres anglais, ami de Voltaire et de Montesquieu] : «Enfîn, tous les symptômes que jai rencontrés dans lhistoire, antérieurs aux changements et aux révolutions de gouvernement, existent aujourdhui et se développent journellement en France.»

J
ai reçu lautre jour à dîner le marquis de Caracas et le baron de Bergame [Respectivement Eduardo Rothe et Paolo Salvadori], fort réconciliés après ce fameux duel qui fit tant de bruit sur la Place Royale voici quatre ans. Caracas, qui joint à son prompt esprit militaire, tout daffaires et dexécution, la délicatesse la plus vive et le goût le plus exquis, a été ravi de son séjour dans votre Palais, des fêtes et des dames étrangères qui sy trouvent et qui sy donnent, autant que de la civilisation et de la politesse de votre ville. Il dit aussi que vous êtes lhomme du monde quil aime le plus.

Tout cela m
a rappelé les délices de la Toscane. Il est véritable que cest parmi ces populations que lon a pu trouver, en différents âges, le sens le plus juste qui fut jamais pour lart et pour la banque. Et certes le présent doit montrer quen ceci, «lantico valore / Nelli fiorentini cor non è ancor morto.» [Vers détournés de Pétrarque : «L’antique valeur n’est pas encore morte dans le cœur des Florentins»]

Je vous sais gré des habiles stratagèmes que vous méditez pour délivrer Mademoiselle de Chevreuse [Maîtresse du cardinal de Retz. Ici, pour Céleste.] d
une retraite où je me désolerais de la laisser languir. Sans doute, il sera sage dattendre ma venue à Florence. Cest une affaire où il faut pouvoir suivre promprement sa pointe. Vous savez de plus que je compte surtout mener mon accommodement à son dernier terme avec laide de Madame de Changaï [Pour Alice], qui en de telles rencontres est sans contredit la plus séduisante personne qui ait paru dans son siècle.

Nous attendrons donc la visite de la princesse de Borowski [Aventurière échouée à Florence, surnommée Slava, puis Slavia]. Déjà, en voyant, dans le portrait d
elle que vous mavez fait tenir par le marquis de Caracas, ce teint de lis et de roses, le feu de son regard, la beauté du bras, la grâce de la jambe, la perfection de la gorge, je massure que vous avez entrepris de suivre le conseil que je vous donnai dans ma pénultième lettre, car on la voit digne de figurer parmi les plus belles personnes de la Cour.

Sur ce, je vous salue, Mon Cousin, et souhaite que l
Histoire elle-même vous maintienne en son infranchissable garde.

Guy

Publié dans Debordiana

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