Sociologie des chantiers du BTP
Quotidien sur les chantiers : un sociologue clandestin témoigne
Pendant douze mois, Nicolas Jounin a mené une double vie : intérimaire du bâtiment le jour, sociologue la nuit. Sans qualification, il sera tour à tour manœuvre (tout en bas de l’échelle sociale), aide-coffreur et ferrailleur.
Hiérarchisation des tâches, entre classe et race
Il commence son enquête sans véritable hypothèse de départ, mais avec une piste de réflexion : «articuler les relations inter-ethniques aux relations de travail».
Au-delà de ce qu’il appelle «l’humour ethnicisant», il constate une construction ethnicisée des postes : «À chaque origine on assigne une place et on présume un comportement.»
Les Africains subsahariens sont manœuvres, les Maghrébins ferrailleurs ou coffreurs, les Portugais chefs d’équipe, les «Blancs» (nés en France, de nationalité française et parlant sans accent) sont tout en haut de la pyramide.
Illustration troublante : lors d’une pause déjeuner, des manœuvres chassent deux ouvriers qualifiés blancs venus s’attabler à leurs côtés. Pourtant, un gardien, que les convives ne connaissent pas, et qui lui aussi est noir, est accueilli à bras ouverts. Le chercheur s’interroge : «Faut-il l’interpréter comme une recherche d’un entre soi-ethnique, ou plutôt racial (le gardien n’est pas Malien) ? Non, si l’on se souvient que c’est moi qui rapporte la scène, que je suis blanc, et que, bien qu’ayant intrigué les autres manœuvres au début, ma présence dans ce vestiaire n’a jamais été remise en cause dès qu’on a su mon niveau de qualification. Il s’agit donc plutôt d’un entre-soi hiérarchique, qui ne prend forme que parce que, en amont, les logiques du bâtiment ont conduit à confondre origine et poste.»
Sous-traitance et intérim : «l’externalisation des illégalités»
Thèse centrale du livre : le recours à la sous-traitance et à l’intérim constitue le pivot de l’organisation des chantiers. Pour faire des économies, les entreprises font appel aux sous-traitants. Lesquels, pour être plus compétitifs, ont recours à l’intérim (cette «fourniture non temporaire mais durable d’une main d’œuvre précaire»).
Jusque-là, rien de très nouveau. Mais le sociologue démontre que ces employeurs intermédiaires jouent un autre rôle : ils permettent aux entreprises de transgresser les règles (sans-papiers, licenciements, sécurité) sans être responsables : c’est «l’externalisation des illégalités».
Cette grille de lecture permet au sociologue de donner un nouvel éclairage à plusieurs dossiers chauds du BTP. Notamment les sans-papiers : «Dans le ferraillage, les agences d’intérim endossent un rôle de fourniture de sans-papiers. Par conséquent, les utilisateurs n’ont pas à se soucier de qui ils utilisent. Même si elles voulaient veiller à ne pas utiliser de sans-papiers sur leurs chantiers, les entreprises de ferraillage ne le pourraient peut-être pas. En tout cas, pas dans le cadre décentralisé de gestion des intérimaires qu’elles ont institué. Ce sont les chefs de chantier qui s’occupent de commander et de renvoyer les intérimaires, au jour le jour. L’intérim n’est rentable qu’à ce prix, celui d’une gestion au plus juste et au plus court que seul un cadre présent sur le chantier peut assurer. Or ces chefs acceptent difficilement qu’on exige d’eux de contrôler les papiers de leurs ouvriers.»
Le chercheur décrit la précarité non pas seulement comme une «instabilité», mais aussi comme une «incertitude», clé de la docilité des intérimaires. Certains travaillent depuis plusieurs années pour la même boîte de sous-traitance ou la même agence d’intérim avec, en permanence, la crainte d’être viré du jour au lendemain.
Le risque corporel plutôt que celui de perdre son emploi
Autre trouvaille : si les règles de sécurité ne sont pas respectées, c’est parce que les ouvriers intérimaires sont pris entre deux exigences contradictoires (les prescriptions de sécurité et la cadence imposée). Ils en viennent à frauder les règles de sécurité dans le dos de leur chef : «Pour les intérimaires, la précarité de l’emploi incite à prendre des risques qu’ils éviteraient autrement : se trouve mis en balance un risque contre un autre, le risque corporel contre le risque de perdre son emploi.»
Plus troublant encore : ne pas suivre les règles de sécurité devient une forme de résistance. Bemba, ouvrier intérimaire : «Tu vois, s’il y a un inspecteur qui vient, ils donnent des masques à tout le monde. Moi, l’autre jour, j’ai refusé de prendre le masque. J’ai dit : “Moi non, je prends pas. Parce que l’autre jour, j’en ai demandé et vous m’avez dit qu’il y avait plus de masques.”»
Conclusion du chercheur : «Illégalement et par le biais des agences d’intérim, les entreprises du bâtiment ont déjà fait en sorte de pouvoir se séparer à tout moment de leurs salariés, du moins de certains d’entre eux. (…) Laboratoire semi-clandestin des nouvelles relations de travail, le bâtiment révèle certaines de ses implications. (…) Les agences d’intérim du bâtiment [ont] anticipé sur le CPE et le CPE, en ne faisant signer de contrat qu’en fin de mission afin de pouvoir renvoyer leurs salariés du jour au lendemain.»
Français sur un chantier, «on est pris soit pour un chef soit pour un con»
Pour sa thèse, le jeune chercheur aurait pu se contenter de mener des entretiens avec les différents acteurs du BTP. Il a préféré s’impliquer, découvrir la pénibilité et les dangers des métiers du bâtiment, pour en comprendre les mécanismes. Un moyen pour lui d’être au plus près de la réalité : «Une fois sur le chantier, l’on en vient à comprendre et éprouver des choses inimaginables auparavant. Cependant, on ne peut pas avoir la prétention de ressentir et décrire les émotions, le vécu subjectif “du” travailleur en bâtiment (qui lui-même n’existe pas).»
Outre la contradiction entre la posture du sociologue et celle de l’ouvrier, le chercheur est confronté à une difficulté supplémentaire : il est «blanc» et de nationalité française.
«Le livre est lu sur les chantiers»
Étonnamment, depuis la sortie du livre, Nicolas Jounin n’a eu que peu de retours de la profession, mais tous plutôt positifs. «Parce que les gens s’y retrouvent», dit-il. Sans doute aussi parce que «ceux à qui le livre a déplu ne le [lui] disent pas».
Ethnicisation des tâches, précarité, transgression des règles : la réalité crue du BTP racontée par un chercheur «infiltré».
Pendant douze mois, Nicolas Jounin a mené une double vie : intérimaire du bâtiment le jour, sociologue la nuit. Sans qualification, il sera tour à tour manœuvre (tout en bas de l’échelle sociale), aide-coffreur et ferrailleur.
Hiérarchisation des tâches, entre classe et race
Il commence son enquête sans véritable hypothèse de départ, mais avec une piste de réflexion : «articuler les relations inter-ethniques aux relations de travail».
Au-delà de ce qu’il appelle «l’humour ethnicisant», il constate une construction ethnicisée des postes : «À chaque origine on assigne une place et on présume un comportement.»
Les Africains subsahariens sont manœuvres, les Maghrébins ferrailleurs ou coffreurs, les Portugais chefs d’équipe, les «Blancs» (nés en France, de nationalité française et parlant sans accent) sont tout en haut de la pyramide.
Illustration troublante : lors d’une pause déjeuner, des manœuvres chassent deux ouvriers qualifiés blancs venus s’attabler à leurs côtés. Pourtant, un gardien, que les convives ne connaissent pas, et qui lui aussi est noir, est accueilli à bras ouverts. Le chercheur s’interroge : «Faut-il l’interpréter comme une recherche d’un entre soi-ethnique, ou plutôt racial (le gardien n’est pas Malien) ? Non, si l’on se souvient que c’est moi qui rapporte la scène, que je suis blanc, et que, bien qu’ayant intrigué les autres manœuvres au début, ma présence dans ce vestiaire n’a jamais été remise en cause dès qu’on a su mon niveau de qualification. Il s’agit donc plutôt d’un entre-soi hiérarchique, qui ne prend forme que parce que, en amont, les logiques du bâtiment ont conduit à confondre origine et poste.»
Sous-traitance et intérim : «l’externalisation des illégalités»
Thèse centrale du livre : le recours à la sous-traitance et à l’intérim constitue le pivot de l’organisation des chantiers. Pour faire des économies, les entreprises font appel aux sous-traitants. Lesquels, pour être plus compétitifs, ont recours à l’intérim (cette «fourniture non temporaire mais durable d’une main d’œuvre précaire»).
Jusque-là, rien de très nouveau. Mais le sociologue démontre que ces employeurs intermédiaires jouent un autre rôle : ils permettent aux entreprises de transgresser les règles (sans-papiers, licenciements, sécurité) sans être responsables : c’est «l’externalisation des illégalités».
Cette grille de lecture permet au sociologue de donner un nouvel éclairage à plusieurs dossiers chauds du BTP. Notamment les sans-papiers : «Dans le ferraillage, les agences d’intérim endossent un rôle de fourniture de sans-papiers. Par conséquent, les utilisateurs n’ont pas à se soucier de qui ils utilisent. Même si elles voulaient veiller à ne pas utiliser de sans-papiers sur leurs chantiers, les entreprises de ferraillage ne le pourraient peut-être pas. En tout cas, pas dans le cadre décentralisé de gestion des intérimaires qu’elles ont institué. Ce sont les chefs de chantier qui s’occupent de commander et de renvoyer les intérimaires, au jour le jour. L’intérim n’est rentable qu’à ce prix, celui d’une gestion au plus juste et au plus court que seul un cadre présent sur le chantier peut assurer. Or ces chefs acceptent difficilement qu’on exige d’eux de contrôler les papiers de leurs ouvriers.»
Le chercheur décrit la précarité non pas seulement comme une «instabilité», mais aussi comme une «incertitude», clé de la docilité des intérimaires. Certains travaillent depuis plusieurs années pour la même boîte de sous-traitance ou la même agence d’intérim avec, en permanence, la crainte d’être viré du jour au lendemain.
Le risque corporel plutôt que celui de perdre son emploi
Autre trouvaille : si les règles de sécurité ne sont pas respectées, c’est parce que les ouvriers intérimaires sont pris entre deux exigences contradictoires (les prescriptions de sécurité et la cadence imposée). Ils en viennent à frauder les règles de sécurité dans le dos de leur chef : «Pour les intérimaires, la précarité de l’emploi incite à prendre des risques qu’ils éviteraient autrement : se trouve mis en balance un risque contre un autre, le risque corporel contre le risque de perdre son emploi.»
Plus troublant encore : ne pas suivre les règles de sécurité devient une forme de résistance. Bemba, ouvrier intérimaire : «Tu vois, s’il y a un inspecteur qui vient, ils donnent des masques à tout le monde. Moi, l’autre jour, j’ai refusé de prendre le masque. J’ai dit : “Moi non, je prends pas. Parce que l’autre jour, j’en ai demandé et vous m’avez dit qu’il y avait plus de masques.”»
Conclusion du chercheur : «Illégalement et par le biais des agences d’intérim, les entreprises du bâtiment ont déjà fait en sorte de pouvoir se séparer à tout moment de leurs salariés, du moins de certains d’entre eux. (…) Laboratoire semi-clandestin des nouvelles relations de travail, le bâtiment révèle certaines de ses implications. (…) Les agences d’intérim du bâtiment [ont] anticipé sur le CPE et le CPE, en ne faisant signer de contrat qu’en fin de mission afin de pouvoir renvoyer leurs salariés du jour au lendemain.»
Français sur un chantier, «on est pris soit pour un chef soit pour un con»
Pour sa thèse, le jeune chercheur aurait pu se contenter de mener des entretiens avec les différents acteurs du BTP. Il a préféré s’impliquer, découvrir la pénibilité et les dangers des métiers du bâtiment, pour en comprendre les mécanismes. Un moyen pour lui d’être au plus près de la réalité : «Une fois sur le chantier, l’on en vient à comprendre et éprouver des choses inimaginables auparavant. Cependant, on ne peut pas avoir la prétention de ressentir et décrire les émotions, le vécu subjectif “du” travailleur en bâtiment (qui lui-même n’existe pas).»
Outre la contradiction entre la posture du sociologue et celle de l’ouvrier, le chercheur est confronté à une difficulté supplémentaire : il est «blanc» et de nationalité française.
«Le livre est lu sur les chantiers»
Étonnamment, depuis la sortie du livre, Nicolas Jounin n’a eu que peu de retours de la profession, mais tous plutôt positifs. «Parce que les gens s’y retrouvent», dit-il. Sans doute aussi parce que «ceux à qui le livre a déplu ne le [lui] disent pas».
Lise Barcellini - Rue 89, 26 juillet 2008.
► Chantier interdit au public : enquête parmi les travailleurs du bâtiment par Nicolas Jounin, Éditions La Découverte, 2008.