Le "grand soir" des anarchistes : la nuit des barricades du 10 mai 1968

Publié le par la Rédaction



«La révolution est une fleur carnivore» ; «Vive la Commune du 10 Mai». Écrit en grandes lettres rouges sur un mur, à l’angle des rues Lhomond et dUlm, dans la nuit du 10 au 11 mai 1968.
Dédié à Germinal Clémente, Christian Lagant et quelques autres compagnons, qui nont pas supporté le retour à la «normalité» et ont choisi danticiper sur le terme de la vie. Nous ne les oublions pas.

La commémoration du quarantième anniversaire de Mai 68 donne lieu à toutes sortes d
interprétations, souvent contradictoires. Entre la volonté de la droite de le «liquider» et les rodomontades des uns et des autres se présentant comme dex-soixante-huitards, sautoglorifiant à coups de cymbales, grosses caisses et tambours médiatiques, lessentiel est passé sous silence : qui étaient à ce moment sur les barricades et affrontèrent les forces de lordre lors de la nuit du 10 mai 68 qui a servi de détonateur pour la période ? Les mêmes qui ont embrayé ensuite dans les Comités daction étudiants-ouvriers pour aller se coltiner avec les piquets de grève devant les grandes usines, tenus par les chiens de garde cégétistes-PC, afin de déclencher les grèves solidaires ? Que lon permette à ce sujet à un anonyme, témoin, observateur et acteur de ces journées, de jouer un peu de sa flûte pour fournir quelques notes discordantes dans ce concert de menteries et mythomanies.

Ceux qui étaient là et ceux qui n’y étaient pas

Tout d
abord, il faut dissiper une confusion de terminologie : à cette époque, il y avait des groupes, composés détudiants ou de jeunes pour la majorité, se réclamant soit des idées libertaires ou assimilées ; à savoir la Fédération anarchiste, laquelle tenait dailleurs ce même soir du 10 mai 1968 son gala annuel à la Mutualité avec Léo Ferré en vedette ; dautres groupes anarchistes comme Noir et Rouge transformé en groupe-non-groupe à la fac de Nanterre, et dont les membres sétaient engagés dans le Mouvement du 22-Mars (avec Dany Cohn-Bendit et Jean-Pierre Duteuil) puis lUGAC (Union des groupes anarchistes communistes), lUnion anarcho-syndicaliste (UAS), la CNT française, et un certain nombre dindividus et de groupes autonomes, dont par exemple Gaston Leval et son cercle des Cahiers de lhumanisme, tous très présent comme sils sétaient donné rendez-vous ce soir-là ; soit un nombre total de trois cents quatre cents, parmi les quelques milliers de manifestants. Il faut leur ajouter un nombre non négligeable de membres des groupes surréaliste, lettriste, situationniste et ultragauche (dits marxistes révolutionnaires), également présents en cette heure fatidique. En dehors deux, parmi ceux qui nétaient pas là et ne participèrent pas à cette fameuse nuit, il y avait ceux qui eux-mêmes se qualifiaient de «gauchistes», cest-à-dire se situant à la gauche du Parti communiste et faisant surenchère de démagogie pour séduire sa supposée clientèle ouvrière, cest-à-dire toutes les variétés possibles de trotskystes et maoïstes. Cest par abus de langage que les médias ont attribué cette appellation de «gauchistes» aux participants de Mai. En revanche, ce sont ces mêmes «gauchistes» qui sen sont attribué le mérite, alors quils nen ont été que les récupérateurs, pour ne pas dire les «charognards». En dépit des faits têtus, car ils étaient complètement à côté de la plaque, navaient rien compris à la situation ; pour eux, les étudiants nétaient que des petits-bourgeois, les jeunes en général quantité négligeable et, en conséquence, ils ny prêtaient guère attention, ne visant que les «ouvriers», lesquels dans leur majorité nen avaient que foutre. Autre différence, ces «gauchistes» mettaient en avant la lutte anti-impérialiste contre la guerre du Vietnam menée par les Américains, alors que les libertaires avaient été pour la plupart guéris du tiers-mondisme, échaudés par lévolution de lAlgérie après son indépendance, et nentretenaient aucune illusion sur les régimes dictatoriaux africains, nés de la décolonisation, ni sur le castro-guévarisme, caricature stalinienne dune révolution, ayant éliminé de la même manière ses participants libertaires qui lavaient aidée à triompher.

Il y avait donc une nette séparation et même une forte hostilité entre ces deux tendances. Les premiers étaient mobilisés par les luttes antifranquiste en Espagne et anticapitaliste en France et dans le monde, y compris contre le capitalisme d
État des pays dits «socialistes» de lEst. Il faut rappeler ici comment les insurrections antitotalitaires de Berlin-Est en 1953 et des conseils ouvriers hongrois de 1956, écrasées par les chars de Moscou, avaient été déclarées comme «fascistes» et «réactionnaires» par les communistes et leurs fidèles (dont beaucoup de futurs trotskystes et maoïstes). Cela, alors que les crimes staliniens venaient dêtre dénoncés peu auparavant, lors du XXe congrès du Parti communiste soviétique de 1956, par le même Khrouchtchev qui avait fait tirer à la suite sur les insurgés de Budapest. Le masque était alors tombé et nombreux furent ceux qui avaient abandonné le «camp progressiste», devenu à leurs yeux lincarnation odieuse dune dictature totalitaire, où le mensonge était roi. Malgré cela, les «gauchistes» en étaient encore à glorifier les dinosaures marxistes-léninistes et à se pâmer devant leurs disciples vietnamiens ou castro-guévaristes.

L
agitation estudiantine depuis plusieurs semaines avait fini par cristalliser la volonté den découdre, non seulement détudiants engagés, mais des jeunes en général. Et lorsque Dany Cohn-Bendit fit circuler ce soir-là, par haut-parleur, le mot dordre (probablement le seul acte à mettre à son actif, le personnage étant par ailleurs «imbuvable» ), d«occuper le Quartier latin», puisque «la police occupait la Sorbonne», il fut bien entendu et certains manifestants se mirent immédiatement à lœuvre : se servant des poteaux des panneaux de signalisation (cassés en les oscillant de gauche à droite), comme de barres à mine, ils commencèrent à dépaver la chaussée des rues situées entre la place Edmond-Rostand (en face du jardin du Luxembourg), les rues Soufflot, Gay-Lussac, Saint-Jacques, Claude-Bernard, et celles à larrière du Panthéon, jusquà la Contrescarpe et la rue Mouffetard.

Fait remarquable : les quelques étudiants de gauche ou «gauchistes» présents tentèrent de dissuader de dépaver et de construire des barricades, traitant leurs constructeurs de «provocateurs». Ils furent promptement éconduits ; il fut ainsi vivement conseillé à certains de ces «modérateurs» de retourner sur leurs prie-dieu au centre Richelieu (situé à l
angle de la place de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel, cétait à lépoque le grand centre des étudiants catholiques, remplacé depuis par une boutique à fripes), ils se virent alors obligés davouer piteusement quils étaient de lUEC (Union des étudiants communistes) !

En peu de temps, toute cette partie du Quartier latin fut couverte de barricades. Un engin de terrassement, opportunément présent rue Gay-Lussac, fut mis à contribution par un habile technicien. Ce n
est que lorsque la police chargea vers minuit passé que des voitures stationnées là furent dressées et utilisées comme remparts ; il est même probable que leur incendie se déclara avec la pluie de grenades lancées par les policiers, mettant le feu à lessence répandue par terre.

Les affrontements furent extrêmement violents : de nombreux jeunes refusèrent de se replier et, véritables kamikazes, s
engagèrent dans des combats de corps à corps. Faisons ici une mise au point sur le mythe du lancer de pavés : il aurait fallu être un champion olympique de poids ou de javelot pour pouvoir en envoyer efficacement à plus de quatre ou cinq mètres : ils nétaient bons quà la construction des barricades et ne constituaient surtout que le symbole des traditions révolutionnaires parisiennes.

À signaler que les habitants du quartier, témoins indignés des brutalités policières, prirent le parti des étudiants, lancèrent des seaux d
eau pour atténuer leffet des grenades de gaz lacrymogène et recueillirent des manifestants chez eux, ce qui nempêcha pas les policiers de pénétrer dans les immeubles et dy poursuivre les manifestants jusquà lintérieur des appartements.

Dans la soirée, au gala du Monde libertaire, lorsqu
on apprit les événements, Léo Ferré fit une annonce invitant les volontaires à aller se joindre aux combattants de la rue. Ce renfort fut très précieux et aida à repousser à plusieurs reprises les charges policières dans les petites rues à larrière de la Contrescarpe, les habitants envoyant de leurs fenêtres de leau contre les gaz lacrymogènes. Toutes ces dernières barricades furent tenues principalement par des anarchistes : celles de lEstrapade, de Thoin, Blain, Tournefort (quelques-uns y établirent une barrière de voitures en feu, ce qui empêcha la barricade de la rue du Pot-de-Fer — la bien nommée ! — dêtre prise à revers : elle fut la dernière à tomber après 5 heures du matin).

Réfugié de justesse au laboratoire de l
École normale supérieure de la rue Lhomond, un manifestant entendit de derrière la grille linterrogatoire dune femme (peut-être même une «femme du monde», sortie dune séance de cinéma ou dun théâtre du quartier, prise par lambiance festive et ludique du moment, comment on en avait vu certaines manier les pavés pour construire des barricades ce soir-là), par un policier lui demandant de montrer ses mains. Comme elles devaient être sales — preuve du maniement de pavés aux yeux du pandore, elle eut droit à sa ration de matraque ! (Comme avec Gallifet pendant la Commune de 1871 qui demandait aux communards prisonniers de montrer leurs mains afin de reconnaître les ouvriers et de les envoyer à labattoir.) Monté sur le toit de limmeuble vers 6 heures, alors quil commençait à faire jour, le même manifestant vit des corps étendus dans les rues avoisinantes et des secouristes qui saffairaient autour deux. Vu lâpreté des combats, il y eut indubitablement beaucoup de victimes parmi les manifestants : blessés, mutilés, gazés ou peut-être même décédés, car il y eut curieusement à cette époque des victimes daccidents de la circulation à quelques dizaines de kilomètres de Paris, présentant la particularité de ne posséder ni voiture ni même le permis de conduire ! Parmi les amis et connaissances qui se fréquentaient au resto universitaire Jean-Calvin et dans les bistrots du quartier, situés alentour de la rue Mouffetard, ayant participé à cette mémorable soirée, il y en a qui nont jamais été revus. Comme on ne se connaissait que de vue ou par des prénoms, il fut difficile délucider leur absence ou disparition. Le Mouvement du 22-Mars et le SNESUP organisèrent bien des commissions denquête à ce sujet. Ils se heurtèrent souvent au silence des familles, probablement intimidées et dont le domicile était gardé par la police.

Toutes ces circonstances expliquent le choc provoqué dans l
opinion : les syndicats, organisations et partis de gauche se virent obligés de réagir en appelant à manifester le 13 mai. Ce nest quà reculons, les jours suivants, quils suivirent les grèves spontanées de solidarité déclenchées dans le pays. Cest à ce moment que les «gauchistes», complètement largués jusque-là, commencèrent à tenter de récupérer le mouvement, à étaler leur camelote dans la cour de la Sorbonne et à monter des comités bidon, mais ceci est une autre page de la période.

Le Flûtiste
Le Monde libertaire no 1517, 22 mai 2008 / L’En dehors.


Dossier Mai 68

Publié dans Histoire

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