Correspondance entre Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti (2)

Publié le par la Rédaction




Lettre de Gianfranco Sanguinetti à Guy Debord


Le 15 août 1978

Cavalcanti disait qu’il n’y avait jamais encore eu d’affaire Dreyfus ici. Mais, si la chose a toujours des déplaisantes conséquences, elle n’est pourtant pas sans remède : un cas Dreyfus international sur ce pauvre pays, on peut le faire. Voici, en gros, un projet à préciser, Niccolò ayant recueilli un matériel remarquable, concernant plusieurs exemples historiques de provocations, matériel peu accessible et trop peu connu, pourrait imprimer sans problèmes — grâce à des mauvais ouvriers très sûrs — une sorte de petit manuel ainsi conçu :

Titre : Soluzioni tecniche di questioni politiche e sociali ; auteur : Stato Maggiore dell’Esercito ; sous-titre : Manuale pratico ad uso interno, con riferimenti storici, esempi utili, dove sono esaminati i risultati recenti dellesperienza italiana. Graphique identique à celui des publications de l’É.M. ; colophon : «De ce manuel ont été imprimés 75 exemplaires, en collaboration avec l’Institut Supérieur d’Études Stratégiques de Londres» (par ex.) ; remerciements pour la collaboration très utile de certains personnages, le célèbre amiral, etc. Date : juste avant la dernière affaire italienne.

Puisque, comme a dit Cavalcanti, c’est ici qu’on expérimente les stratégies contre-révolutionnaires, il me paraît que c’est à partir d’ici même qu’il faut contre-attaquer, en reprenant la bonne habitude de Messer Niccolò de «dire l’indicible de l’État».

R. à T. est finalement achevé. Il reste à corriger et taper. Ci-joint l’index définitif (environ 200 pages d’imprimerie, je crois). La chose me paraît bien conçue et, je veux croire, exécutée au mieux.

Je peux annoncer à Cavalcanti que la première Strasbourg des usines vient davoir lieu, avec le plus grand succès imaginable, à Milan, grâce à un groupe d’ouvriers situs. Deux usines, Motta et Alemagna, réunies sous le nom UNIDAL, puisqu’elles avaient été achetées par l’État, sont donc tombées en faillite. Elles produisaient des aliments et des gâteaux, autrefois renommés, en employant plus de 5000 ouvriers, ce qui n’est pas peu.

Il a fallu deux ans, mais le résultat a été obtenu. Je viens d’en être renseigné par l’un de ces ouvriers qui est venu me trouver : dans le chapitre XIII (Du sabotage considéré comme l’un des beaux-arts) je rendrai public ce scandale : en effet l’histoire de cette faillite a fait scandale, mais tous les termes en ont été faussés, car il a été conduit par le Corriere à coups d’éditoriaux factices, qui taisaient le principal, c’est-à-dire que cette faillite a été l’œuvre déterminée et préméditée d’ouvriers situationnistes conscients, qui citaient la S. du S., etc. Il me faudrait trente pages pour te raconter les côtés vraiment scandaleux de l’histoire ; je me limite ici à un très court résumé. À part les grèves sauvages, ces ouvriers ont fait faillir l’usine principalement en déclarant au pays entier ce que ses produits contenaient effectivement ; ayant volé aussi, dans la direction, la liste de tous les distributeurs italiens de ces aliments, ils les ont d’abord mis en garde, et puis défiés, à vendre des choses empoisonnées ; la chose, naturellement, a fait un grand scandale, mais cela n’a pas été suffisant ni à convaincre la direction à changer la production, ni à faire faillir l’usine, dont les déficits étaient payés par l’État, pendant deux ans. Alors ces ouvriers ont déclaré, de différentes façons, mais toutes très efficaces, au public qu’ils commenceraient à partir d’un tel jour à cracher et pisser dans les aliments empoisonnés, et dangereux pas seulement aux consommateurs, mais aussi aux producteurs : cela, joint à certaines pratiques encore assez neuves de sabotage, a suffi.

Dans ces deux ans, ces ouvriers se sont amusés, à ce qu’ils disent, comme des fous ; au début, les situs étaient un groupe assez petit, mais la maladie a vite contagié les autres : trois mois après l’arrivée de mon ami, lui et d’autres ont été licenciés, mais, appuyés par leurs camarades, ont fait recours au tribunal, où ils ont démontré avec la dernière facilité qu’ils n’agissaient que dans l’intérêt du bon nom de l’usine, et de la santé des consommateurs : le tribunal a alors condamné l’entreprise à les reprendre et à leur payer dommages et intérêts ; cet exemple s’est alors répandu et plusieurs ouvriers, forts de ce premier succès, ont dénoncé la direction de l’usine, alléguant des troubles nerveux, dus au bruit, et mille autres choses, en gagnant toujours leur cause, et donc de l’argent : une jeune ouvrière a donc continué à être payée tous les mois, mais à condition qu’elle ne se fasse plus voir à l’usine, etc.

Le plus drôle de l’histoire est que plusieurs ouvriers, dont mon ami, se sont fait licencier juste avant la faillite, avec des extravagantes indemnités de départ, qu’ils calculaient eux-mêmes avec la direction, d’après le compte précis des dégâts qu’ils auraient pu faire dans les trois mois suivants, s’ils restaient : et puisqu’ils étaient toujours gagnants sur le terrain du détournement de la justice, la direction accordait ce qu’ils demandaient, ou presque. Mon ami, par exemple, qui m’a juré n’avoir travaillé véritablement que deux semaines en deux ans (quoiqu’il se rendait presque tous les jours au travail, mais, hélas ! pour faire autre chose) a reçu une indemnité de six millions et quelques de lires ; mais le meneur de jeu, celui qui avait lu le premier le Spectacle, et avait le premier commencé à en faire bon usage, a eu treize millions de lires. Si tout cela n’est pas scandaleux, je ne sais ce qui peut l’être !

Maintenant quelques-uns de ces ouvriers sont dans l’Amérique du Sud, ou font le tour du monde qu’ils veulent changer de base, en prenant à la lettre cette fameuse publicité de cette compagnie aérienne américaine qui dit, sur une photo d’un cocktail explosé : «Comment prétends-tu changer ce monde, si tu ne le connais pas encore ?»

Mon ami se trouve en Grèce, avec sa femme. Je ne m’illusionne guère quand je dis que l’Italie, avec de tels ouvriers, et de tels politiciens, managers, tribunaux, ne va pas durer longtemps !

Amitiés,

Guicciardini

As-tu reçu les livres que j’avais expédiés au Château-Boujoum ?




Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti

Le 29 août 1978

Cher ami,

J’approuve tout à fait les projets de ta lettre du 15 août.

Je remarque cependant qu’ils sont en parfaite contradiction, sans le moindre essai d’explication, avec les thèses que tu soutenais malencontreusement dans ta lettre du 1er juin.

J’aimerais donc savoir la raison qui motivait ces analyses, si étranges, d’un moment :
a) Une pression directe des autorités ?
b) Une pression indirecte, de même origine, mais politiquement présentée par les insinuations du si suspect Doge ?
c) Le pur plaisir de contredire Cavalcanti, activité à laquelle tu ne t’es que trop souvent adonné, au détriment d’activités meilleures ?
Dans l’attente de lire une réponse sur ce remarquable problème,

Cavalcanti

P.-S. J’ai bien reçu les livres. Merci. J’aimerais avoir l’
édition-pirate de 1977 du Spectacle.

Publié dans Debordiana

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