La décroissance ? C'est l'administration du désastre et la soumission durable !
Le texte qui suit se compose des chapitres XXIV et XXV du livre de René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, avril 2008, p. 72-85.
Chapitre XXIV
Si l’on s’en tenait à la formule de Nougé («L’intelligence doit avoir un mordant. Elle attaque un problème»), on serait tenté de n’accorder qu’une intelligence fort médiocre à Latouche, principal penseur de la «décroissance», cette idéologie qui se donne pour une critique radicale du développement économique et de ses sous-produits «durables». Il fait montre en effet d’un talent bien professoral, confinant parfois au génie, pour affadir tout ce qu’il touche et faire de n’importe quelle vérité critique, en la traduisant en novlangue décroissante, une platitude insipide et bien-pensante. Il ne faudrait pas cependant lui attribuer tout le mérite d’une fadeur doucereusement édifiante qui est surtout le résultat d’une sorte de politique : celle par laquelle la gauche de l’expertise cherche à mobiliser des troupes en rassemblant tous ceux qui veulent croire qu’un pourrait «sortir du développement» (c’est-à-dire du capitalisme) tout en y restant. Ce n’est donc pas en tant qu’œuvre personnelle que nous évaluerons les écrits de Latouche (à cet égard, le génie de la langue est plus cruel que n’importe quel jugement : sa prose lui rend justice). Qu’une telle eau tiède, sur laquelle surnagent tous les clichés du citoyennisme écocompatible, puisse passer pour porteuse d’une quelconque subversion — fut-elle «cognitive» —, voilà qui donne seulement la mesure du conformisme ambiant. En revanche, pour ce qui nous intéresse ici, Latouche est parfait : il sait magistralement flatter la bonne conscience et entretenir les illusions du petit personnel qui s’affaire déjà à «tisser du lien social», et qui se voit accédant bientôt à l’encadrement dans l’administration du désastre. C’est ce qu’il appelle lui-même, en tête de son dernier bréviaire (Petit Traité de la décroissance sereine, 2007), fournir «un outil de travail utile pour tout responsable associatif ou politique engagé, en particulier dans le local ou le régional».
Le programme de la décroissance, tel que Latouche le propose donc au citoyennisme décomposé comme à l’écologisme en quête de recomposition, n’est pas sans évoquer celui tracé en 1995 par l’Américain Rifkin, dans son livre La Fin du travail. Il s’agissait déjà «d’annoncer la transition vers une société post-marchande et post-salariale» par le développement de ce que Rifkin nomme le «tiers secteur» (c’est-à-dire en gros ce qu’on appelle en France «mouvement associatif» ou «économie sociale»), et pour ce faire de lancer un «mouvement social de masse», «susceptible d’excercer une forte pression à la fois sur le secteur privé et sur les pouvoirs publics», «pour obtenir le transfert d’une partie des énormes bénéfices de la nouvelle économie de l’information dans la création de capital social et la reconstruction de la société civile». Mais chez les décroissants, on compte plutôt sur les dures nécessités de la crise écologique et énergétique, dont on se propose de faire autant de vertus, pour exercer «une forte pression» sur les industriels et les États. En attendant, les militants de la décroissance doivent prêcher par l’exemple, se montrer pédagogiquement économes, en avant-garde du rationnement baptisé «simplicité volontaire».
Précisément parce que les décroissants se présentent comme porteurs de la volonté la plus déterminée de «sortir du développement», c’est chez eux que se mesurent le mieux à la fois la profondeur du regret d’avoir à le faire (renversé en autoflagellation et en commandements vertueux) et l’enfermement durable dans les catégories de l’argumentation «scientifique». Le fatum thermodynamique soulage heureusement du choix de l’itinéraire à emprunter : c’est la «loi de l’entropie» qui impose comme seule «alternative» la voie de la décroissance. Avec cet œuf de Colomb, pondu par leur «grand économiste» Georgecu-Roegen, les décroissants sont sûrs de tenir l’argument imparable qui ne peut que convaincre industriels et décideurs de bonne foi. À défaut de quoi, les conséquences, prévisibles et calculables, sauront les contraindre à faire les choix qui s’imposent (comme dit Cochet, dont Latouche aime à citer le livre Pétrole apocalypse : «À cent dollars le baril de pétrole, on change de civilisation.»).
Qualifier la société de thermo-industrielle permet aussi de négliger tout ce qui d’ores et déjà s’y produit en matière de coercitions et d’embrigadement, sans contribuer, ou si peu, à l’épuisement des ressources énergétiques. On passe d’autant plus volontiers là-dessus qu’on y trempe soi-même, à l’Éducation nationale ou ailleurs. Attribuer tous nos maux au caractère «thermo-industriel» de cette société est donc assez confortable, en même temps qu’assez simpliste pour combler les appétits critiques des niais et des crétins arrivistes, déchets ultimes de l’écologisme et du «mouvement associatif», qui font la base de la décroissance. C’est le souci de ne pas brusquer cette base avec des vérités trop rudes, de lui faire miroiter une transition en douceur vers «l’ivresse joyeuse de l’austérité partagée» et le «paradis de la décroissance conviviale» qui amène Latouche, lequel n’est tout de même pas si bête, à de telles pauvretés volontaires, prudences de tournée électorale ou d’encyclique pontificale : «Il est de plus en plus probable qu’au-delà d’un certain seuil, la croissance du PNB se traduise par une diminution du bien-être» ; ou encore, après s’être aventuré jusqu’à imputer au «système marchand» la désolation du monde : «Tout cela confirme les doutes que nous avions émis sur l’écocompatibilité du capitalisme et d’une société de décroissance.» (Le Pari de la décroissance, 2006.)
Car, même si la plupart des décroissants ont jugé prématuré ou maladroit de créer formellement un «Parti de la décroissance», et préférable de «peser dans le débat», il y a bien là une sorte de parti qui ne dit pas son nom, avec sa hiérarchie informelle, ses militants de base, ses intellectuels et experts, ses dirigeants et fins politiques. Tout cela baigne dans les vertueuses conventions d’un citoyennisme qu’on se garde de choquer par quelque outrance critique : il faut surtout ne froisser personne au Monde diplomatique, ménager la gauche, le parlementarisme («Le rejet radical de la “démocratie” représentative a quelque chose d’excessif», ibid.), et plus généralement le progressisme en se gardant de jamais paraître passéiste, technophobe, réactionnaire. La «transition» vers la «sortie du développement» doit donc rester assez vague pour ne pas interdire les combinaisons et les arrangements de ce que l’on dénonce rituellement sous le nom de «politique politicienne» : «Les compromis possibles sur les moyens de la transition ne doivent pas faire perdre de vue les objectifs sur lesquels on ne peut transiger.» (Petit traité de la décroissance sereine, 2007.) Ces objectifs sont psalmodiés par Latouche dans un style digne de l’école des cadres du Parti : «Rappelons ces huit objectifs interdépendants susceptibles d’enclencher un cercle vertueux de décroissance, sereine, conviviale et soutenable : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler.» (Ibid.) Quant à réutiliser et recycler, Latouche donne sans attendre l’exemple en rabâchant et ressassant d’un livre à l’autre les mêmes vœux pieux, statistiques, indices, références, exemples et citations. Tournant en rond dans son «cercle vertueux», il cherche cependant à innover et a ainsi enrichi son catalogue de deux «R» (reconceptualiser et relocaliser) depuis l’époque où le fier projet de «défaire le développement, refaire le monde» s’élaborait sous l’égide de l’Unesco (cf. Survivre au développement, 2004). On comprend dès lors assez mal l’absence d’un neuvième commandement, (se) réapproprier, désormais récuré de tout relent révolutionnaire (l’antique «Exproprions les expropriateurs !») ; ainsi décontaminé, il va pourtant comme un gant fait main à l’expéditive entreprise de récupération à laquelle se livrent les décroissants pour se bricoler, vite fait, une galerie d’ancêtres présentables (où figure maintenant «une tradition anarchiste au sein du marxisme, réactualisée par l’École de Francfort, le conseillisme et le situationnisme», Petit traité…).
Selon Latouche, le «pari de la décroissance (…) consiste à penser que l’attrait de l’utopie conviviale combiné au poids des contraintes au changement est susceptible de favoriser une “décolonisation de l’imaginaire” et de susciter suffisamment de “comportement vertueux” en faveur d’une solution raisonnable : la démocratie écologique» (Le Pari de la décroissance). Si, en fait de «contraintes au changement», on voit bien à quoi peuvent servir les décroissants — à relayer par leurs appels à l’autodiscipline la propagande pour le rationnement, afin que, par exemple, l’agriculture industrielle ne manque pas d’eau pour l’irrigation —, on discerne en revanche assez mal quel attrait pourrait exercer une «utopie» dont le «programme quasi électoral» fait une place au bonheur et au plaisir en proposant d’«impulser la “production” de biens relationnels». Certes on se méfierait de trop lyriques envolées sur les lendemains qui décroissent. On n’y est guère exposé lorsque ces besogneux, coiffés de leur bonnet de nuit, exposent avec un entrain d’animateur socioculturel leurs promesses de «joie de vivre» et de sérénité conviviale. Leurs pitoyables tentatives de mettre un peu de fantaisie dans leur austérité sont aussi inspirées que celles de Besset chantant les beautés du surréalisme à la manière d’un sous-préfet inaugurant une médiathèque René-Char à Lamotte-Beuvron. Le bonheur semble une idée si neuve pour ces gens, l’idée qu’ils s’en font paraît tellement conforme aux joies promises par un festin macrobiotique, qu’on ne peut que supposer qu’ils se font eux-mêmes mourir d’ennui ou que quelque casseur de pub leur en a fait la remarque. Ils s’emploient désormais, notamment dans leur revue «théorique» Entropia, à montrer qu’ils raffolent de l’art et de la poésie. On voit déjà l’affichette et les flyers («Dimanche après-midi à la Maison des associations de Moulins-sur-Allier, de 15h30 à 17 heures, le club des poètes locaux et l’association des sculpteurs bretons se livreront à une amusante performance, suivie d’un goûter bio»).
L’idéologie de la décroissance est née dans le milieu des experts, parmi ceux qui, au nom du réalisme, voulaient inclure dans une comptabilité «bioéconomique» ces «coûts réels pour la société» qu’entraîne la destruction de la nature. Elle conserve de cette origine la marque ineffaçable : en dépit de tous les verbiages convenus sur le «réenchantement du monde», l’ambition reste, à la façon de n’importe quel technocrate à la Lester Brown, «d’internatiser les coûts pour parvenir à une meilleure gestion de la biosphère». Le rationnement volontaire est prôné à la base, pour l’exemplarité, mais on en appelle au sommet à des mesures étatiques : redéploiement de la fiscalité («taxes environnementales»), des subventions, des normes. Si l’on se risque parfois à faire profession d’anticapitalisme — dans la plus parfaite incohérence avec des propositions comme celle d’un «revenu minimum garanti», par exemple — on ne s’aventure jamais à se déclarer anti-étatiste. La vague teinte libertaire n’est là que pour ménager une partie du public, donner une touche de gauchisme très consensuel et «antitotalitaire». Ainsi l’alternative irréelle entre «écofascisme» et «écodémocratie» sert surtout à ne rien dire de la réorganisation bureaucratique en cours, à laquelle on participe sereinement en militant déjà pour l’embrigadement consenti, la sursocialisation, la mise aux normes, la pacification des conflits. Car la peur qu’exprime ce rêve puéril d’une «transition» sans combat est, bien plus que celle de la catastrophe dont on agite la menace pour amener les décideurs à résipiscence, celle des désordres où liberté et vérité pourraient prendre corps, cesser d’être des questions académiques. Et c’est donc très logiquement que cette décroissance de la conscience finit par trouver son bonheur dans le monde virtuel, où l’on peut sans se sentir coupable voyager «avec un impact très limité sur l’environnement» (Entropia, no 3, automne 2007) ; à condition toutefois d’oublier qu’en 2007, selon une étude récente, «le secteur des technologies de l’information, au niveau mondial, a autant contribué au changement climatique que le transport aérien» (Le Monde, 13-14 avril 2008).
Chapitre XXV
Aussi éloigné de toute outrance Latouche sache-t-il se montrer dans l’accomplissement de son «devoir d’iconoclastie», la décroissance n’en a pas moins ses révisionnistes, qui l’invitent à oser paraître ce qu’elle est et à remiser une fois pour toutes un accoutrement subversif qui lui va si mal : «Une première proposition pour consolider l’idée d’une décroissance pacifique serait un renoncement clair et sans équivoque à l’objectif révolutionnaire. Casser, détruire ou renverser le monde industriel me semble non seulement une lubie dangereuse, mais un appel caché à la violence, tout comme l’était la volonté de supprimer les classes sociales dans la théorie marxiste.» (Alexandre Genko, «La décroissance, une utopie sans danger ?», Entropia no 4, printemps 2008.) Même un Besset, pourtant porte-plume de Hulot et défenseur du «Grenelle de l’environnement» comme «premier pas dans une démarche de transition vers la mutation écologique, sociale et culturelle de la société», a du mal après cela à surenchérir de modération : «Face à l’ampleur et à la complexité de la tâche, ce ne sont certainement pas les projections verbeuses ou les catéchismes révolutionnaires qui s’avèreront d’un grand secours. (…) On a beau habiller la décroissance d’adjectifs sympathiques — conviviale, équitable, heureuse —, l’affaire ne se présente pas avec le sourire (…) les transitions vont être redoutables, les arrachements douloureux.» (Ibid.) Ces vertes remontrances disent à leur façon assez bien en quoi les recommandations décroissantes ne constituent d’aucune façon un programme dont il y aurait lieu de discuter le contenu, et quelle est la partition imposée sur laquelle elles essaient de jouer leur petite musique (decrescendo cantabile), en guise d’accompagnement de fin de vie pour une époque de la société industrielle : un «nouvel art de consommer» dans les ruines de l’abondance marchande [«C’est donc au moment où la fuite en avant de la société industrielle la mène irréversiblement à l’effondrement qu’on a choisi de privilégier l’échange d’arguties sur le contrôle — scientifique ou, peut-être, citoyen — sur les mérites de l’expertise publique de cet effondrement ou sur les précautions à prendre pour le rendre supportable. Comment y voir autre chose qu’une controverse sur les usages ou les manières de table qu’on aurait décidé de mener sur le radeau de la Méduse ?» (René Riesel, «Communiqué» du 9 février 2001 à Montpellier, Aveux complets des véritables mobiles…, 2001.)].
L’image que se faisait de lui-même ce que l’on appelait naguère le «monde libre» n’avait en fait guère varié depuis Yalta : ce conformisme démocratique, bardé de ses certitudes, de ses marchandises et de ses technologies désirables, avait certes été brièvement ébranlé par des troubles révolutionnaires autour de 1968, mais la «chute du mur» avait semblé lui assurer une sorte d’éternité (on avait expéditivement parlé de «fin de l’histoire»), et l’on croyait pouvoir se féliciter de ce que les cousins pauvres veuillent accéder à leur tour et au plus vite à semblables délices. Il a cependant fallu par la suite commencer à s’inquiéter du nombre des cousins, surtout des plus lointains, et à se demander s’ils faisaient vraiment partie de la famille, quand ils se sont mis à accroître inconsidérablement leur «empreinte carbone». Ce dont tout le monde s’alarme désormais, ce n’est plus seulement du scénario classique de surpopulation, où, en dépit des gains de productivité, les ressources alimentaires s’avèreraient insuffisantes à pourvoir aux besoins des surnuméraires, mais d’une configuration inédite dans laquelle, à population constante, la menace provient d’un trop-plein de modernes vivant de façon moderne : «Si les Chinois ou les Indiens doivent vivre comme nous…» Face à ce «réel catastrophique», les panacées technologiques que l’on fait encore miroiter (fusion nucléaire, transgénèse humaine, colonisation des océans, exode spatial vers d’autres planètes) n’ont guère l’allure d’utopies radieuses, sauf pour quelques illuminés, mais plutôt de palliatifs qui viendraient de toute façon beaucoup trop tard. Il reste donc à prêcher «âpres renoncements» et «arrachements douloureux» à des populations qui vont devoir «descendre de plusieurs degrés dans l’échelle de l’alimentation, des déplacements, des productions, des modes de vie» (Besset) ; et, vis-à-vis des nouvelles puissances industrielles, à revenir au protectionnisme au nom de la lutte contre le «dumping écologique», en attendant qu’émerge là aussi une relève plus consciente des «coûts environnementaux» et des mesures à prendre (réorientation qu’incarne en Chine le désormais ministre Pan Yue).
Les «contraintes du présent» que se plaît à seriner le réalisme des experts sont exclusivement celles qu’imposent le maintien et la généralisation planétaire d’un mode de vie industriel condamné. Qu’elles ne s’exercent qu’à l’intérieur d’un système des besoins dont le démantèlement permettrait de retrouver, sous les complications démentes de la société administrée et de son appareillage technologique, les problèmes vitaux que la liberté peut seule poser et résoudre, et que ces retrouvailles avec des contraintes matérielles affrontées sans intermédiaires puissent être, en elles-mêmes, tout de suite, une émancipation, voilà des idées que personne ne se risque à défendre franchement et nettement, parmi tous ceux qui nous entretiennent des immenses périls créés par notre entrée dans l’anthropocène. Quand quelqu’un se hasarde à évoquer timidement quelque chose dans ce sens, que peut-être ce ne serait par un renoncement bien douloureux que de se priver des commodités de la vie industrielle, mais au contraire un immense soulagement et une sensation de revivre enfin, il s’empresse en général de faire machine arrière, conscient qu’il sera taxé de terrorisme anti-démocratique, voire de totalitarisme ou d’écofascisme, s’il mène ses raisonnements à leur terme ; de là cette profusion d’ouvrages où quelques remarques pertinentes sont noyées dans un océan de considérations lénifiantes. Il n’y a presque plus personne pour concevoir la défense de ses idées, non comme une banale stratégie de conquête de l’opinion sur le modèle du lobbying, mais comme un engagement dans un conflit historique où l’on se bat sans chercher d’autre appui qu’un «pacte offensif et défensif avec la vérité», selon le mot d’un intellectuel hongrois en 1956. Ainsi on ne peut qu’être atterré par l’unification des points de vue, l’absence de toute pensée indépendante et de toute voix réellement discordante. Si l’on considère l’histoire moderne, ne serait-ce que celle du siècle dernier, on est pris de vertige à constater d’une part la variété et l’audace de tant de positions, d’hypothèses et d’avis contradictoires, quels qu’ils aient été, et d’autre part ce à quoi tout cela est maintenant réduit. Au lavage de cerveau auquel se sont livrés sur eux-mêmes tant de protagonistes toujours vivants répondent au mieux des travaux historiques parfois judicieux, mais qui semblent relever plutôt de la paléontologie ou des sciences naturelles, tant ceux qui les mènent paraissent loin d’imaginer que les éléments qu’ils mettent au jour pourraient avoir quelque usage critique aujourd’hui.
Le goût de la conformité vertueuse, la haine et la peur panique de l’histoire, sinon comme caricature univoque et fléchée, ont atteint un point tel qu’à côté de ce qu’est aujourd’hui un citoyenniste, avec ses indignations calibrées et labellisées, son hypocrisie de curé, sa lâcheté devant tout conflit direct, n’importe quel intellectuel de gauche des années cinquante ou soixante passerait presque pour un farouche libertaire débordant de combativité, de fantaisie et d’humour. À observer une telle normalisation des esprits, on en arriverait à l’action d’une police de la pensée. En fait l’adhésion au consensus est le produit spontané du sentiment d’impuissance, de l’anxiété qu’il entraîne, et du besoin de rechercher la protection de la collectivité organisée par un surcroît d’abandon à la société totale. La mise en doute de n’importe laquelle des certitudes démocratiquement validées par l’assentiment général — les bienfaits de la culture par Internet ou ceux de la médecine de pointe — pourrait laisser soupçonner une déviation par rapport à la ligne de l’orthodoxie admise, peut-être même une pensée indépendante, voire un jugement portant sur la totalité de la vie aliénée. Et qui est-on pour se le permettre ? Tout cela n’est pas sans rappeler d’assez près la maxime de la soumission militante, perinde ac cadaver, ainsi que l’avait formulée Trotski : «Le Parti a toujours raison.» Mais alors que dans les sociétés bureaucratiques totalitaires la contrainte était ressentie comme telle par les masses, et que c’était un redoutable privilège des militants et des apparatchiks de devoir croire à la fiction d’un choix possible — pour ou contre la patrie socialiste, la classe ouvrière, le Parti —, c’est-à-dire d’avoir à mettre constamment à l’épreuve une orthodoxie jamais assurée, ce privilège est maintenant démocratisé, quoique avec moins d’intensité dramatique : pas question de s’opposer au bien de la société, ou à ce qu’elle y déclare nécessaire. C’est un devoir civique que d’être en bonne santé, culturellement à jour, connecté, etc. Les impératifs écologiques sont l’ultime argument sans réplique. Qui ne s’opposerait à la pédophilie, certes, mais surtout qui s’opposerait au maintien de l’organisation sociale qui permettra de sauver l’humanité, la planète et la biosphère ? Il y a là comme une aubaine pour un caractère «citoyen» déjà bien trempé et répandu.
En France, il est notable que la que la soumission apeurée prend une forme particulièrement pesante, quasi pathologique ; mais il n’est pas besoin pour l’expliquer de recourir à la psychologie des peuples : c’est tout simplement qu’ici le conformisme doit en quelque sorte travailler double pour s’affermir dans ses certitudes. Car il lui faut censurer le démenti que leur a infligé par avance, il y a déjà quarante ans, la critique de la société moderne et de son «système d’illusions» que portait la tentative révolutionnaire de Mai 1968, et qu’elle a fait fugitivement accéder à la conscience collective, en l’inscrivant dans l’éphémère espace public qu’avait créé son existence sauvage. Un rival décroissant de Latouche, qui s’affirme plus nettement «républicain» et «démocrate», c’est-à-dire étatiste et électoraliste, redoute ainsi que des «thèses et des pratiques extrémistes, maximalistes» viennent renforcer dans la jeunesse des travers qui lui seraient propres, «comme la haine de l’institution ou le rejet en bloc de la société». (Vincent Cheynet, Le Choc de la décroissance, 2008.)