Des années de plomb dans la cervelle
«Tout individu notoirement ennemi de l’organisation sociale ou politique de son pays, et, davantage encore, tout groupe d’individus contraint de se déclarer dans cette position adverse (et comment pourrait-il garder absolument secret ce qui est la condition même du recrutement de ses membres ?) est connu de plusieurs services de renseignements concurrents.
De tels groupes sont constamment sous surveillance. Leurs communications internes et avec l’extérieur sont connues. Ils sont rapidement infiltrés par un ou plusieurs agents, parfois au plus haut niveau de décision, et dans ce cas aisément manipulable.
[…] Tout groupe d’opposition doit donc en être averti et veiller à ce que cette inévitable conjoncture ne porte pas tort à la cause qu’il sert — ce qui est tout à fait compatible avec une activité révolutionnaire, mais ne l’est pas avec une activité terroriste telle qu’on nous la représente sur les tréteaux médiatiques.
Cette sorte de surveillance implique que n’importe quel attentat terroriste, qu’il soit islamiste, indépendantiste, gauchiste ou foldingue, ait été permis par les services chargés de la surveillance du groupe qui le revendique, parfois encore facilité et aidé techniquement lorsque son exécution exige des moyens hors d’atteinte des terroristes, ou même franchement décidé et organisé par ces services eux-mêmes.
Une telle complaisance est ici tout à fait logique, eu égard aux effets politiques et aux réactions prévisibles de ces attentats criminels.»
Michel Bounan, Logique du terrorisme.
L’histoire des Brigades Rouges, telle qu’elle a été récemment relatée par un de ses membres fondateurs, à savoir Alberto Franceschini [Alberto Franchescini. Brigades Rouges : l’histoire secrète des BR racontée par leur fondateur. Entretien avec Giovanni Fasanella. Éditions du Panama 2005], ne viendra pas démentir ce qui précède, mais constitue bien un nouvel exemple de ce qu’il faut bien appeler le terrorisme d’État, c’est-à-dire la manipulation d’un groupe terroriste (ou en passe de l’être) afin de servir les intérets d’une ou de plusieurs factions, d’un ou de plusieurs États.
Issues du groupe Sinistra Proletaria (Gauche Prolétarienne), l’existence des Brigate Rosse débute en octobre 1970 autour de Renato Curcio et de Franchescini, en réaction à un attentat retentissant : celui de la Piazza Fontana (décembre 1969), qui marquera le début des «années de plomb», c’est-à-dire une guerre civile de basse intensité. Ce massacre, perpétré par des militants fascistes, sera désigné par les autorités comme étant le fait de militants anarchistes [Des deux militants anarchistes désignés par l’État comme les poseurs de la bombe de la place Fontana, le premier, Pinelli fut «suicidé» par la police du haut du commissariat de Milan (on prétexta qu’il était coupable puisqu’il avait voulu fuir en se jetant par la fenêtre…), le deuxième Valpreda fit des années de prison qui lui détruisirent la santé avant d’être reconnu parfaitement innocent. Dès l’origine de l’attentat, les services de l’État savaient quel groupe fasciste le préparait avec leur aide.].
C’est aussi le début de ce qu’on appellera la «stratégie de la tension», ce terme désignant des opérations de déstabilisation d’un pays menées par une faction par le biais d’attentats «false flag», c’est-à-dire mis sur le dos d’une faction adverse. Il faut se remémorer le climat italien de l’époque : les milieux conservateurs craignent une contagion de Mai 68. Les pays de l’Ouest [Les États se divisent alors essentiellement entre ceux qui se reconnaissent dans l’idéologie marxiste-léniniste («l’Est», dominé par les maîtres de l’URSS) et ceux qui prônent l’idéologie du marché («l’Ouest», dominé par la bourgeoisie des USA). Entre les deux, c’est alors ce qu’on appelle «la guerre froide».] craignent le spectre d’un gouvernement de gauche dans un pays abritant d’importantes bases militaires américaines. L’OTAN, aidé en cela par des ultraconservateurs de la «loge P2» (une société secrète dont Silvio Berlusconi fit un temps partie), auraient mis en place une pareille stratégie pour : 1) influencer l’opinion et l’amener à accepter un gouvernement autoritaire anticommuniste ; 2) empêcher le compromis historique entre la Démocratie chrétienne et le Parti communiste italien.
Comme le reconnaîtra Franchescini, «nous sommes partis à la conquête d’un monde nouveau, sans nous rendre compte qu’en réalité nous contribuions à consolider le vieux». En effet, dès l’origine, les BR dévoilent une faille dans leur stratégie, que leurs adversaires ne manqueront pas d’exploiter : si dans un premier temps elles tendaient à conserver un ancrage solide dans le milieu ouvrier, la révolution reste pour elles un «processus politique dirigé par une avant-garde qui allait changer d’abord les conditions sociales puis les individus».
Fascinés par la résistance (et l’antifascisme), les futurs brigadistes rouges sont des enfants déçus du Parti communiste italien (PCI), et de son excès d’idéologisme. La gauche marxiste mettait l’accent sur la politique et la propagande, il fallait déplacer l’accent vers les luttes sociales. Face à l’urgence de la situation, un axe de lutte est retenu : la lutte armée clandestine. Celle-ci n’a de sens selon eux que si elle sert à atteindre des objectifs immédiats et concrets, «lisibles» par les gens comme des actes de justice. L’enfer est pavé de bonnes intentions.
Mais, afin de bien définir la faille tactique, il faut décrire les origines de l’organisation : au départ, une centaine de jeunes gravitent autour d’un «appartement» loué au centre de la ville de Reggio, où sont installés les militants les plus actifs. Ce milieu, extrêmement ouvert, et donc aisément infiltrable (et vraissemblablement déjà sous surveillance policière), nécessite la mise sur pied d’une sorte de deuxième niveau, un niveau clandestin, où agirait un groupe restreint de personnes, vingt à trente camarades qui allaient former le noyau le plus aguerri des premières BR.
Très vite, le CPM, Collectivo Politico Metropolitano, un groupe proche idéologiquement, formé par Renato Curcio et Corrado Simioni, prend contact avec «l’appartement». Si Curcio est le personnage public, Simioni est l’homme de l’ombre. Il prépare le passage à la lutte armée, organise le réseau logistique et les structures clandestines ; si bien que le CPM est en mesure de déployer une véritable organisation militaire lors des défilés. La fonction de celle-ci : pousser à des affrontements plus violents.
Ce groupe à l’intérieur du CPM entretient par le biais de Simioni des rapports internationaux. La façon d’agencer cette structure recourt aux procédés typique du sectarisme : manipulation psychologique sous la forme de rites initiatiques, mise à l’épeuve par Simioni des militants (cherchant à créer un rapport de dépendance à son égard), contrôle de la vie sexuelle des individus.
Sur un axe idéologique commun, les deux groupes fusionnent. Mais la divergence dans l’intensité à donner à la lutte armée va scinder le groupe : alors que Curcio et Franchescini étaient pour des petites actions de «justice prolétarienne», ancrées dans la réalité des usines et des luttes ouvrières, pour Simioni l’objectif se situe dans la lutte anti-impérialiste, qu’il faut mener par des actions d’éclat, et donc sur une échelle internationale. Comme le dit Franschescini, «on cherchait à nous faire brûler des étapes» : infilter les groupes de gauche pour les pousser à «élever le niveau de l’affrontement» par des actions militaires d’envergure.
Ainsi «les groupes de gauche se démantèleront, les révolutionnaires sincères rejoindront notre réseau et nous, à ce monent-là, nous déclencherons la guerre civile». Dix des militants de Reggio rejoignent Simioni et ce qu’on appelera son Superclan. On ne reverra plus Simioni. Ceux qui restent formeront la première mouture des BR. Ce groupe-là préfère se situer sur un plan de parité avec les autres groupes de gauche, et privilégie des actions peu coûteuses en terme de logistique, et reproductibles.
En mars-avril 1971, Mario Moretti, un militant qui avait rejoint le CPM et la structure clandestine de Simioni, revient. S’ensuit alors toute une série de bizarreries, d’incohérences : une tentative d’enlèvement manqué, la cible (un représentant de la démocratie chrétienne) disparaissant une semaine avant l’opération, et tout de suite après, l’arrestation par la police d’une vingtaine de brigadistes, ainsi que la découverte de trois caches. Seul le noyau dur (cinq personnes au total dont Franchescini) est en liberté. La plupart des militants emprisonnés constituaient un second cercle, semi-clandestin. En prison, Pisetta, un homme de Moretti, collabore tout de suite avec la police.
Ensuite Moretti laisse négligemment la voiture de sa femme devant une des caches le jour-même où celle-ci fût découverte par les policiers. De plus, c’est lui et le même Pisetta qui ont équipé cette cache, et si l’on ajoute à cela le fait que Moretti et sa femme habitent juste en face de l’immeuble du chef de la Brigade politique du commissariat de police, on peut en conclure que plusieurs règles de la vie en clandestinité ont été enfreintes délibérément. Mais c’est une conclusion à laquelle n’aboutissent pas les autres brigadistes.
Moretti, arguant du fait que la police est remontée jusqu’à sa femme, se déclare en danger et les met devant le fait accompli : entrer dans la clandestinité avec eux. Bilan de l’opération : plusieurs camarades arrêtés ou identifiés, et Moretti qui fait maintenant partie de l’exécutif des BR.
Ensuite, tandis que les groupes de la gauche extra-parlementaire se délitent, les BR, se renforcent, grossissent leur rang, se livrent à des hold-up, des braquages dans toute l’Italie, dérobent des carnets d’adresses de riches industriels, tout cela sans être jamais inquiétés. «Nous avions le sentiment que quelqu’un nous protégeait», dira Franchescini.
En effet, l’histoire des BR n’est pas seulement l’histoire de l’organisation et de ses militants pris séparément, c’est aussi l’action de l’État à leur égard : on les a combattus quand c’était utile de les combattre, on les a laissé faire quand c’était utile de les laisser se développer.
Le 8 septembre de cette année là, où les carabiniers arrêtent Curcio et Franchescini, marque un tournant dans l’histoire des BR. Les militants du noyau historique étant évincés, on assiste à l’émergence des secondes BR dirigées par Moretti, un miraculé qui imprimera un nouveau tournant à l’organisation : une escalade de violence qui culminera dans l’enlèvement d’Aldo Moro (président de la Démocratie chrétienne, le parti au pouvoir) le 16 mars 1978, le jour même où Giulio Andreotti (Président du conseil des ministres et membre de la Démocratie chrétienne) présentait aux chambres un gouvernement de «compromis historique» avec le PCI.
Franchescini, qui connaissait tous les brigadistes ayant participé à l’enlèvement, ainsi que leur niveau militaire, ne comprend toujours pas comment ils ont pu réussir un coup pareil. De plus, il précise qu’aucun des anciens du noyau historique n’avait jamais pensé à Moro comme à une cible possible : pour eux, l’ennemi était le projet «néo-gaulliste» incarné par la droite démocrate-chrétienne.
Mais surtout, la gestion politique de la séquestration lui semble inacceptable : Moro était en train de révéler des secrets militaires sensibles, ainsi que la corruption de l’ensemble de la classe politique italienne (révélée plus tard par l’affaire «mains propres») à ses geoliers de façon à obliger l’État à négocier sa libération. Le 9 mai 1978, de manière inexplicable, Moro est assassiné par Moretti et ses secrets sauvegardés, alors que leur révélation aurait provoqué un séisme politique, et peut-être une situation pré-révolutionnaire. Son assassinat a protégé l’État. Moretti tout comme Simioni, sont considérés aujourd’hui par Curcio et Franchescini comme des espions.
Les analyses que l’on peut tirer de cette série d’évènements sont duplicables à l’infini, dès lors qu’il s’agit d’une avant-garde armée, ou qui se rêve comme telle : la RAF, Action Directe, etc. Toute logique avant-gardiste séparé des luttes politiques réelles, est tôt ou tard victime de son isolement : elle est ainsi facilement manipulé par toutes sortes de factions, détournée de ses objectifs initiaux. Elle finit par servir et renforcer l’État qu’elle se promettait d’abattre.
Florent
Anarchosyndicalisme ! no 106, mai-juin 2008.
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