Pour une dépénalisation du délit d'outrage
Outrage à outrance
C’est au tribunal de grande instance de Paris que Jean-Jacques Reboux assure seul, ce lundi 16 juin, la promotion de son pamphlet, co-écrit avec Romain Dunand, la Lettre au garde des Sceaux pour une dépénalisation du délit d’outrage. De son sac à dos, il pioche des exemplaires et les distribue patiemment aux journalistes. Ils sont venus en nombre pour assister à la comparution de Maria Vuillet, accusée d’outrage au sous-préfet d’Île de France, Frédéric Lacave. L’affaire remonte au lundi 22 octobre 2007, lorsque des lycéens protestent contre l’ultime trouvaille du président de la République : la lecture de la lettre de Guy Môcquet. Le procès sera finalement ajourné.
Avec les membres du collectif Rose et Roseda, dont la fille de Maria, le cortège se rend du lycée Carnot à la station de métro Guy-Môcquet. Sur les lieux pour une commémoration, le sous-préfet, perturbé par les sifflets qu’il inspire à la foule, met en garde Maria. Elle doit comprendre qu’«il représente la République». L’assistante sociale acquiesce mais nuance ses propos par un «Oui, mais pas la République que voulait Guy Môcquet.» Cette mise au point aura de lourdes conséquences. Maria est désormais accusée d’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique pour avoir traité Frédéric Lacave de «facho», ce qu’elle nie depuis son arrestation musclée et sa garde à vue. À l’orée du procès, Maria n’a pas oublié cette douloureuse matinée : «Les policiers m’ont dit que pour moi, l’étrangère, ce serait l’expulsion. J’ai été menotté avec une violence extrême.»
«Nous sommes les exemples vivants d’un régime dur et autoritaire»
Dans le hall de la 28e chambre correctionnelle du Palais de justice, Jean-Jacques Reboux n’est pas présent pour la seule promotion de son ouvrage. L’écrivain et éditeur soutient Maria «car c’est moralement très dur de comparaître, même lorsqu’on est dans son droit». Jean-Jacques connaît le sujet. Il est convoqué le 27 juin prochain pour la même infraction. «Maria et moi, nous sommes les exemples vivants d’un régime dur et autoritaire dans lequel nous vivons», explique-t-il.
Le 24 juillet 2006, Jean-Jacques roule le cœur léger sur l’avenue de Clichy au volant de son «épave, il faut bien le dire». Demain, il sera loin de la capitale. Il se sent déjà en vacances. Lorsqu’il se fait arrêter par la police, il ne s’inquiète pas. Il sait que ses papiers sont en règle. Ce qui aurait dû rester un banal contrôle routier se transforme vite en altercation : «L’agent m’a collé une contravention pour obstruction à la circulation. Il soutenait que j’avais empêché le véhicule des pompiers de passer. J’ai contesté et lui ai rétorqué qu’il voulait faire du chiffre. La situation a dégénéré. Un des policiers soutient que je l’ai traité de connard mais en fait j’ai dit canard», glisse-t-il ironiquement.
Jean-Jacques a droit aux renforts policiers. Ils sont trois à le menotter serré, aux poignets et aux chevilles. Au commissariat, il avoue l’outrage pour éviter une nuit en cellule. Dès le lendemain, il commence la rédaction de sa Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, ministre des libertés policières, démarche cathartique qui lui permet d’extérioriser sa frustration. Dans ce premier opus, l’écrivain de polars raconte son arrestation, l’arbitraire des décisions policières, les privations de libertés et le combat qu’il mène. Il dépose une plainte pour abus de pouvoir et violences, classée sans suite…
Des condamnations de plus en plus fréquentes
Pour autant, Jean-Jacques ne s’écrase pas. Il persiste et re-signe avec Romain Dunand une lettre, éditée en un court ouvrage à paraître le 20 juin. Militant RESF, Romain Dunand a été condamné le 14 février dernier à 800 euros d’amende et un euro de dommages et intérêts à… Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, pour avoir comparé sa politique à celle de Vichy. Ensemble, les auteurs décortiquent en une cinquantaine de pages le caractère despotique du délit d’outrage, «devenu une source d’injustices, dont les victimes sont le plus souvent des citoyens transformés en délinquants par le seul fait d’un arbitraire policier». Statistiques à l’appui, ils dénoncent la flambée incontrôlée des condamnations, en augmentation de 42% entre 1991 et 2005. Une tendance qui se poursuit.
Au-delà des chiffres, c’est la mécanique irrationnelle du délit d’outrage qui est mise à nu. La constatation de l’infraction, réalisée par le policier devenu victime, ne garantit évidemment pas l’impartialité : «L’interprétation de la notion d’outrage est très vaste, un simple regard jugé “narquois”, une expression du visage, un geste qui “exprime le dédain ou le mépris” peuvent suffire.» L’agent peut ensuite se porter partie civile et réclamer des dommages et intérêts.
Dans leur cartographie du délit d’outrage, les auteurs citent l’étude du sociologue Fabien Jobard, Quand les policiers vont au tribunal. Il a analysé les jugements rendus dans un TGI parisien en matière d’infraction à personnes dépositaires de l’autorité publique. Les personnes interrogées s’indignent contre la spécificité de cette infraction qui «vise les leaders de la protestation, en vue de briser la dynamique de mobilisation et contrebalance d’éventuelles plaintes de la part des auteurs supposés des outrages pour violences illégitimes commises par les policiers». Le livre, envoyé en exclusivité à sa destinataire, Rachida Dati, démontre que le recours au délit d’outrage, loin d’être rare, est en passe de se généraliser. Vous serez peut-être les prochains sur le banc des accusés.
Outrage à agent : un procès et… le livre de riverains de Rue89
Mais qui est Maria Vuillet ? Dans la vie professionnelle, elle est assistante sociale. Pour le reste, cette mère de famille anonyme découvre la médiatisation à l’occasion de son procès pour «outrage». Un délit en forte augmentation ces derniers temps et qui a récemment inspiré un petit ouvrage en forme de coup de gueule issu d’une rencontre sur Rue89 : Lettre au Garde des Sceaux pour une dépénalisation du délit d’outrage.
La lettre de Guy Môquet
Maria Vuillet, elle, est donc poursuivie pour avoir insulté un sous-préfet qui affirme l’avoir entendue le traiter de «facho». Les faits remontent au lundi 22 octobre 2007. Ce jour-là, avec d’autres parents et des lycéens, dont beaucoup de membres du collectif Rose et Réséda, elle se retrouve à la station de métro Guy-Môquet, dans le nord de Paris. C'est jour de commémoration : le matin, ordre avait déjà été donné de lire la fameuse lettre de Guy Môquet dans toutes les écoles. Une initiative très décriée à l’époque.
À la station du même nom aussi, l’État décide de célébrer ce jour-là le résistant. C’est le sous-préfet Frédéric Lacave qui est mobilisé. À son arrivée, il essuie des sifflets. Il se tourne alors vers Maria Vuillet, une des manifestantes, pour lui dire, selon les témoins : «Attention, je représente la République.»
C'est à ce moment-là que les versions divergent. Maria Vuillet assure s’être contentée de rétorquer au représentant de l’État : «Oui, mais pas la République que voulait Guy Môquet.»
Le sous-préfet, lui, affirme que la mère d’élève l’aurait alors traité de «facho», ce qui, selon le Code pénal, pourrait valoir à Maria Vuillet jusqu’à six mois d’emprisonnement, 7500 euros d’amende et une interdiction d’exercer une fonction publique.
Maria Vuillet, elle, nie avoir prononcé ces mots dans l’altercation. Comme souvent dans les affaires d’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique, c’était donc ce matin, au tribunal de Paris, version contre version.
«L’agent constateur est aussi la victime»
Comme Maria Vuillet, ils sont de plus en plus nombreux à être poursuivis pour outrages, comme a pu le montrer Rue89 ces derniers mois. C’est d’ailleurs par le truchement d’un de nos articles consacrés à cette question que se sont rencontrés deux de nos internautes. D’un côté, le militant CNT jurassien Romain Dunand, condamné le 14 février dernier à 800 euros d’amende pour avoir, dans un mail, comparé la politique du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy à Vichy.
De l’autre, l’éditeur parisien Jean-Jacques Reboux, riverain régulier de Rue89. Poursuivi pour outrage à agent, son procès se tiendra le 27 juin prochain. Il conteste les faits et parle au contraire de violences policières lors de l’altercation qui l’a opposé à des policiers après avoir écopé d'un PV de circulation. Sa plainte a été classée sans suite.
De leur rencontre sur Rue89, Dunand et Reboux tirent un petit ouvrage qui sera en librairie le 20 juin et qui est sobrement intitulé «Lettre au Garde des Sceaux pour une dépénalisation du délit d’outrage». En bandeau : le titre de l’article de Rue89, «Peut-on encore parler aux policiers ?» Les dernières pages de ce brulôt de 48 pages contiennent des extraits du Code pénal… et quatre pages tirées des commentaires glanés par les auteurs sur Rue89 sous les articles consacrés à l’outrage.
Rachida Dati, la ministre de la Justice, a reçu un exemplaire la semaine dernière. Sur la première page de cette lettre ouverte, les auteurs se présentent : «Les deux signataires de cette missive sont deux citoyens français, majeurs, sains d’esprit, dépourvus de casier judiciaire, attachés aux libertés publiques, et qui ne se connaissaient pas personnellement avant de mettre en commun leurs questionnements.»
Après avoir rappelé brièvement ce qu’était l’outrage et l’augmentation de 45% des cas entre 1995 et 2001, Reboux et Dunand s’attachent à démontrer que cette incrimination est aujourd’hui «détournée» : «Un simple regard jugé “narquois”, une expression du visage, un geste qui exprime “le dédain ou le mépris” peuvent suffire… par exemple refuser de vider ses poches !»
En effet, refuser de s’astreindre à vider ses poches peut être qualifié de rébellion. Plus loin, les auteurs poursuivent leur propos, relevant cette «aberration» : «l’agent constateur est aussi la victime» dans ces affaires. Relevant eux aussi que c’est alors «la parole du prévenu contre celle du policier», ils arguent que l’outrage représente aujourd’hui un premier pas vers la bavure.
Citant le célèbre avocat blogueur, Maître Eolas, qui y voit «une rupture de l’égalité, qui est l’essence de la République», Dunand et Reboux réclament une remise à plat du délit d’outrage : «Certains esprits chagrins nous répondront sans doute que la dépénalisation du délit d’outrage entraînerait des troubles à l’ordre public, que le moment est mal choisi (…). À cela nous disons que cette pénalisation à outrance et ses dérives constituent in fine les ferments de facteurs de désordre. Ce n’est pas, comme vous le savez, Madame la Garde des Sceaux, en empilant des mesures répressives que l’on règlera les problèmes.»
Rappelant que «le Honduras, le Costa Rica, le Pérou, l’Argentine, le Paraguay et le Guatemala» ont dépénalisé l’outrage ces dernières années, les auteurs réclament l’abrogation des articles 433-5 à 433-10 du Code pénal… «et des amendes faramineuses qu’ils entraînent !»
De l’outrage à l’outrance
Les deux compères ont nourri leur réflexion d’expériences concrètes. Ainsi, Jean-Jacques Reboux a eu le grand tort de contester, un beau jour, dans une rue de la capitale, le PV de circulation qu’un policier lui délivrait de façon abusive, selon lui. Le ton est monté, et l’écrivain s’est retrouvé menotté, entravé aux chevilles, conduit au poste matraque dans les reins comme un dangereux délinquant, et retenu trois heures. Sa plainte contre les policiers pour violences et abus de pouvoir a été classée sans suite. Lui, en revanche, sera jugé pour outrage à agents, le 27 juin au tribunal correctionnel de Paris, en raison d’insultes qu’il nie avoir proférées. Reboux compare son affaire à la descente aux enfers de Gilbert Melki dans l’excellent film Très bien, merci, d’Emmanuelle Cuau. Une glissade vertigineuse vers l’absurde et l’arbitraire. Kafka près de chez vous.
Romain Dunand a fait bien pis. Ce militant libertaire (il est membre de la Confédération nationale du travail et du Réseau éducation sans frontières) avait, fin 2006, adressé un courriel à Claude Guéant, le bras droit de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur, afin de prendre la défense d’un enseignant poursuivi pour s’être opposé à une expulsion de sans-papier. En bon anar, Dunand n’avait pas précisément adopté un style diplomatique, ni cherché à se rendre populaire place Beauvau. Son courriel, qui comparait la politique du gouvernement à celle du régime de Vichy, était manifestement excessif, mais se voulait un acte syndical. Or, à sa grande surprise, ce texte lui a valu d’être poursuivi par Nicolas Sarkozy en personne. Résultat : condamné, en février 2008, à 800 euros d’amende pour outrage, Romain Dunand doit également verser un euro de dommages et intérêts à celui qui est — entretemps — devenu Président de la République. Il a fait appel. C’est que l’anar est têtu !
Avec leur petit essai — une invite au Garde des Sceaux, précédée de l’envoi d’une lettre à tous les parlementaires — les deux compères appellent gaillardement à toiletter le Code pénal en lui ôtant le délit d’outrage. Après tout, ne parle-t-on pas de dépénaliser le droit des affaires ? Le ton est un brin provocateur, la malice évidente, mais les outrageux abordent de vraies questions de fond. Ainsi, quel intérêt de verbaliser à tour de bras, au risque de braquer une partie de la population contre sa police ? Pourquoi juger autant de jeunes pour le seul délit d’outrage, passible de six mois de prison ? Parmi les questions qui fâchent, ils posent aussi celle de l’égalité des citoyens devant la loi. De fait, un policier qui estime avoir été outragé (par un mot, un geste, une attitude) est à la fois celui qui constate l’infraction mais aussi la victime de la dite infraction. Du coup, face à cet agent assermenté, la défense du simple citoyen — qu’il ait été verbalisé à tort ou à raison — devient impuissante. «Il y a une rupture de l’égalité, qui est l’essence de la République», constate très sérieusement l’avocat blogueur Maître Eolas, cité par Dunand et Reboux. De là à dire que l’outrage allégué n’en est pas forcément un…
Pourtant, chaque année, tombent environ 14.000 condamnations pour «outrage à personne dépositaire de l’autorité publique». Le 10 juillet, une assistante sociale sera jugée à Paris, sur plainte d’un sous-préfet. Il affirme avoir été outragé lors d’une manifestation de lycéens et de parents d’élèves contre la fameuse lecture de la lettre de Guy Môquet. L’assistante sociale, elle, conteste les propos reprochés.
Députés et libraires s’apprêtent à recevoir un ovni libertaire qui en appelle à la dépénalisation du délit d’outrage. Un des auteurs, Jean-Jacques Reboux, mène campagne au Palais de justice.
C’est au tribunal de grande instance de Paris que Jean-Jacques Reboux assure seul, ce lundi 16 juin, la promotion de son pamphlet, co-écrit avec Romain Dunand, la Lettre au garde des Sceaux pour une dépénalisation du délit d’outrage. De son sac à dos, il pioche des exemplaires et les distribue patiemment aux journalistes. Ils sont venus en nombre pour assister à la comparution de Maria Vuillet, accusée d’outrage au sous-préfet d’Île de France, Frédéric Lacave. L’affaire remonte au lundi 22 octobre 2007, lorsque des lycéens protestent contre l’ultime trouvaille du président de la République : la lecture de la lettre de Guy Môcquet. Le procès sera finalement ajourné.
Avec les membres du collectif Rose et Roseda, dont la fille de Maria, le cortège se rend du lycée Carnot à la station de métro Guy-Môcquet. Sur les lieux pour une commémoration, le sous-préfet, perturbé par les sifflets qu’il inspire à la foule, met en garde Maria. Elle doit comprendre qu’«il représente la République». L’assistante sociale acquiesce mais nuance ses propos par un «Oui, mais pas la République que voulait Guy Môcquet.» Cette mise au point aura de lourdes conséquences. Maria est désormais accusée d’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique pour avoir traité Frédéric Lacave de «facho», ce qu’elle nie depuis son arrestation musclée et sa garde à vue. À l’orée du procès, Maria n’a pas oublié cette douloureuse matinée : «Les policiers m’ont dit que pour moi, l’étrangère, ce serait l’expulsion. J’ai été menotté avec une violence extrême.»
«Nous sommes les exemples vivants d’un régime dur et autoritaire»
Dans le hall de la 28e chambre correctionnelle du Palais de justice, Jean-Jacques Reboux n’est pas présent pour la seule promotion de son ouvrage. L’écrivain et éditeur soutient Maria «car c’est moralement très dur de comparaître, même lorsqu’on est dans son droit». Jean-Jacques connaît le sujet. Il est convoqué le 27 juin prochain pour la même infraction. «Maria et moi, nous sommes les exemples vivants d’un régime dur et autoritaire dans lequel nous vivons», explique-t-il.
Le 24 juillet 2006, Jean-Jacques roule le cœur léger sur l’avenue de Clichy au volant de son «épave, il faut bien le dire». Demain, il sera loin de la capitale. Il se sent déjà en vacances. Lorsqu’il se fait arrêter par la police, il ne s’inquiète pas. Il sait que ses papiers sont en règle. Ce qui aurait dû rester un banal contrôle routier se transforme vite en altercation : «L’agent m’a collé une contravention pour obstruction à la circulation. Il soutenait que j’avais empêché le véhicule des pompiers de passer. J’ai contesté et lui ai rétorqué qu’il voulait faire du chiffre. La situation a dégénéré. Un des policiers soutient que je l’ai traité de connard mais en fait j’ai dit canard», glisse-t-il ironiquement.
Jean-Jacques a droit aux renforts policiers. Ils sont trois à le menotter serré, aux poignets et aux chevilles. Au commissariat, il avoue l’outrage pour éviter une nuit en cellule. Dès le lendemain, il commence la rédaction de sa Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, ministre des libertés policières, démarche cathartique qui lui permet d’extérioriser sa frustration. Dans ce premier opus, l’écrivain de polars raconte son arrestation, l’arbitraire des décisions policières, les privations de libertés et le combat qu’il mène. Il dépose une plainte pour abus de pouvoir et violences, classée sans suite…
Des condamnations de plus en plus fréquentes
Pour autant, Jean-Jacques ne s’écrase pas. Il persiste et re-signe avec Romain Dunand une lettre, éditée en un court ouvrage à paraître le 20 juin. Militant RESF, Romain Dunand a été condamné le 14 février dernier à 800 euros d’amende et un euro de dommages et intérêts à… Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, pour avoir comparé sa politique à celle de Vichy. Ensemble, les auteurs décortiquent en une cinquantaine de pages le caractère despotique du délit d’outrage, «devenu une source d’injustices, dont les victimes sont le plus souvent des citoyens transformés en délinquants par le seul fait d’un arbitraire policier». Statistiques à l’appui, ils dénoncent la flambée incontrôlée des condamnations, en augmentation de 42% entre 1991 et 2005. Une tendance qui se poursuit.
Au-delà des chiffres, c’est la mécanique irrationnelle du délit d’outrage qui est mise à nu. La constatation de l’infraction, réalisée par le policier devenu victime, ne garantit évidemment pas l’impartialité : «L’interprétation de la notion d’outrage est très vaste, un simple regard jugé “narquois”, une expression du visage, un geste qui “exprime le dédain ou le mépris” peuvent suffire.» L’agent peut ensuite se porter partie civile et réclamer des dommages et intérêts.
Dans leur cartographie du délit d’outrage, les auteurs citent l’étude du sociologue Fabien Jobard, Quand les policiers vont au tribunal. Il a analysé les jugements rendus dans un TGI parisien en matière d’infraction à personnes dépositaires de l’autorité publique. Les personnes interrogées s’indignent contre la spécificité de cette infraction qui «vise les leaders de la protestation, en vue de briser la dynamique de mobilisation et contrebalance d’éventuelles plaintes de la part des auteurs supposés des outrages pour violences illégitimes commises par les policiers». Le livre, envoyé en exclusivité à sa destinataire, Rachida Dati, démontre que le recours au délit d’outrage, loin d’être rare, est en passe de se généraliser. Vous serez peut-être les prochains sur le banc des accusés.
Julie Azémar
Politis, 18 juin 2008.
Outrage à agent : un procès et… le livre de riverains de Rue89
Rendez-vous était déjà donné sur le Net depuis quelques jours : ce lundi matin, Maria Vuillet passait au tribunal. L’audience était fixée à 9 heures au Palais de justice de Paris et, sur plusieurs blogs, des militants se donnaient rendez-vous «un peu en avance du fait des files d’attente».
Mais qui est Maria Vuillet ? Dans la vie professionnelle, elle est assistante sociale. Pour le reste, cette mère de famille anonyme découvre la médiatisation à l’occasion de son procès pour «outrage». Un délit en forte augmentation ces derniers temps et qui a récemment inspiré un petit ouvrage en forme de coup de gueule issu d’une rencontre sur Rue89 : Lettre au Garde des Sceaux pour une dépénalisation du délit d’outrage.
La lettre de Guy Môquet
Maria Vuillet, elle, est donc poursuivie pour avoir insulté un sous-préfet qui affirme l’avoir entendue le traiter de «facho». Les faits remontent au lundi 22 octobre 2007. Ce jour-là, avec d’autres parents et des lycéens, dont beaucoup de membres du collectif Rose et Réséda, elle se retrouve à la station de métro Guy-Môquet, dans le nord de Paris. C'est jour de commémoration : le matin, ordre avait déjà été donné de lire la fameuse lettre de Guy Môquet dans toutes les écoles. Une initiative très décriée à l’époque.
À la station du même nom aussi, l’État décide de célébrer ce jour-là le résistant. C’est le sous-préfet Frédéric Lacave qui est mobilisé. À son arrivée, il essuie des sifflets. Il se tourne alors vers Maria Vuillet, une des manifestantes, pour lui dire, selon les témoins : «Attention, je représente la République.»
C'est à ce moment-là que les versions divergent. Maria Vuillet assure s’être contentée de rétorquer au représentant de l’État : «Oui, mais pas la République que voulait Guy Môquet.»
Le sous-préfet, lui, affirme que la mère d’élève l’aurait alors traité de «facho», ce qui, selon le Code pénal, pourrait valoir à Maria Vuillet jusqu’à six mois d’emprisonnement, 7500 euros d’amende et une interdiction d’exercer une fonction publique.
Maria Vuillet, elle, nie avoir prononcé ces mots dans l’altercation. Comme souvent dans les affaires d’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique, c’était donc ce matin, au tribunal de Paris, version contre version.
«L’agent constateur est aussi la victime»
Comme Maria Vuillet, ils sont de plus en plus nombreux à être poursuivis pour outrages, comme a pu le montrer Rue89 ces derniers mois. C’est d’ailleurs par le truchement d’un de nos articles consacrés à cette question que se sont rencontrés deux de nos internautes. D’un côté, le militant CNT jurassien Romain Dunand, condamné le 14 février dernier à 800 euros d’amende pour avoir, dans un mail, comparé la politique du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy à Vichy.
De l’autre, l’éditeur parisien Jean-Jacques Reboux, riverain régulier de Rue89. Poursuivi pour outrage à agent, son procès se tiendra le 27 juin prochain. Il conteste les faits et parle au contraire de violences policières lors de l’altercation qui l’a opposé à des policiers après avoir écopé d'un PV de circulation. Sa plainte a été classée sans suite.
De leur rencontre sur Rue89, Dunand et Reboux tirent un petit ouvrage qui sera en librairie le 20 juin et qui est sobrement intitulé «Lettre au Garde des Sceaux pour une dépénalisation du délit d’outrage». En bandeau : le titre de l’article de Rue89, «Peut-on encore parler aux policiers ?» Les dernières pages de ce brulôt de 48 pages contiennent des extraits du Code pénal… et quatre pages tirées des commentaires glanés par les auteurs sur Rue89 sous les articles consacrés à l’outrage.
Rachida Dati, la ministre de la Justice, a reçu un exemplaire la semaine dernière. Sur la première page de cette lettre ouverte, les auteurs se présentent : «Les deux signataires de cette missive sont deux citoyens français, majeurs, sains d’esprit, dépourvus de casier judiciaire, attachés aux libertés publiques, et qui ne se connaissaient pas personnellement avant de mettre en commun leurs questionnements.»
Après avoir rappelé brièvement ce qu’était l’outrage et l’augmentation de 45% des cas entre 1995 et 2001, Reboux et Dunand s’attachent à démontrer que cette incrimination est aujourd’hui «détournée» : «Un simple regard jugé “narquois”, une expression du visage, un geste qui exprime “le dédain ou le mépris” peuvent suffire… par exemple refuser de vider ses poches !»
En effet, refuser de s’astreindre à vider ses poches peut être qualifié de rébellion. Plus loin, les auteurs poursuivent leur propos, relevant cette «aberration» : «l’agent constateur est aussi la victime» dans ces affaires. Relevant eux aussi que c’est alors «la parole du prévenu contre celle du policier», ils arguent que l’outrage représente aujourd’hui un premier pas vers la bavure.
Citant le célèbre avocat blogueur, Maître Eolas, qui y voit «une rupture de l’égalité, qui est l’essence de la République», Dunand et Reboux réclament une remise à plat du délit d’outrage : «Certains esprits chagrins nous répondront sans doute que la dépénalisation du délit d’outrage entraînerait des troubles à l’ordre public, que le moment est mal choisi (…). À cela nous disons que cette pénalisation à outrance et ses dérives constituent in fine les ferments de facteurs de désordre. Ce n’est pas, comme vous le savez, Madame la Garde des Sceaux, en empilant des mesures répressives que l’on règlera les problèmes.»
Rappelant que «le Honduras, le Costa Rica, le Pérou, l’Argentine, le Paraguay et le Guatemala» ont dépénalisé l’outrage ces dernières années, les auteurs réclament l’abrogation des articles 433-5 à 433-10 du Code pénal… «et des amendes faramineuses qu’ils entraînent !»
Chloé Leprince
Rue89, 16 juin 2008.
De l’outrage à l’outrance
De doux rêveurs. En ces temps d’incertitude économique, de troubles sociaux et de crispation sécuritaire, ils ont imaginé un monde où les rapports entre policiers et citoyens échapperaient à la logique antagoniste du western. Où des notions comme la courtoisie et la tranquillité l’emporteraient sur l’obligation de résultat qui est faite aux forces de l’ordre, ce culte de la statistique aux effets pervers. Romain Dunand et Jean-Jacques Reboux — après quelques démêlés judiciaires, il est vrai — ont fait de cette modeste utopie un petit essai revigorant et bien troussé, qui sera en librairie le 20 juin.
Les deux compères ont nourri leur réflexion d’expériences concrètes. Ainsi, Jean-Jacques Reboux a eu le grand tort de contester, un beau jour, dans une rue de la capitale, le PV de circulation qu’un policier lui délivrait de façon abusive, selon lui. Le ton est monté, et l’écrivain s’est retrouvé menotté, entravé aux chevilles, conduit au poste matraque dans les reins comme un dangereux délinquant, et retenu trois heures. Sa plainte contre les policiers pour violences et abus de pouvoir a été classée sans suite. Lui, en revanche, sera jugé pour outrage à agents, le 27 juin au tribunal correctionnel de Paris, en raison d’insultes qu’il nie avoir proférées. Reboux compare son affaire à la descente aux enfers de Gilbert Melki dans l’excellent film Très bien, merci, d’Emmanuelle Cuau. Une glissade vertigineuse vers l’absurde et l’arbitraire. Kafka près de chez vous.
Romain Dunand a fait bien pis. Ce militant libertaire (il est membre de la Confédération nationale du travail et du Réseau éducation sans frontières) avait, fin 2006, adressé un courriel à Claude Guéant, le bras droit de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur, afin de prendre la défense d’un enseignant poursuivi pour s’être opposé à une expulsion de sans-papier. En bon anar, Dunand n’avait pas précisément adopté un style diplomatique, ni cherché à se rendre populaire place Beauvau. Son courriel, qui comparait la politique du gouvernement à celle du régime de Vichy, était manifestement excessif, mais se voulait un acte syndical. Or, à sa grande surprise, ce texte lui a valu d’être poursuivi par Nicolas Sarkozy en personne. Résultat : condamné, en février 2008, à 800 euros d’amende pour outrage, Romain Dunand doit également verser un euro de dommages et intérêts à celui qui est — entretemps — devenu Président de la République. Il a fait appel. C’est que l’anar est têtu !
Avec leur petit essai — une invite au Garde des Sceaux, précédée de l’envoi d’une lettre à tous les parlementaires — les deux compères appellent gaillardement à toiletter le Code pénal en lui ôtant le délit d’outrage. Après tout, ne parle-t-on pas de dépénaliser le droit des affaires ? Le ton est un brin provocateur, la malice évidente, mais les outrageux abordent de vraies questions de fond. Ainsi, quel intérêt de verbaliser à tour de bras, au risque de braquer une partie de la population contre sa police ? Pourquoi juger autant de jeunes pour le seul délit d’outrage, passible de six mois de prison ? Parmi les questions qui fâchent, ils posent aussi celle de l’égalité des citoyens devant la loi. De fait, un policier qui estime avoir été outragé (par un mot, un geste, une attitude) est à la fois celui qui constate l’infraction mais aussi la victime de la dite infraction. Du coup, face à cet agent assermenté, la défense du simple citoyen — qu’il ait été verbalisé à tort ou à raison — devient impuissante. «Il y a une rupture de l’égalité, qui est l’essence de la République», constate très sérieusement l’avocat blogueur Maître Eolas, cité par Dunand et Reboux. De là à dire que l’outrage allégué n’en est pas forcément un…
Pourtant, chaque année, tombent environ 14.000 condamnations pour «outrage à personne dépositaire de l’autorité publique». Le 10 juillet, une assistante sociale sera jugée à Paris, sur plainte d’un sous-préfet. Il affirme avoir été outragé lors d’une manifestation de lycéens et de parents d’élèves contre la fameuse lecture de la lettre de Guy Môquet. L’assistante sociale, elle, conteste les propos reprochés.
Michel Delean
JDD, 14 juin 2008.
Lettre au Garde des Sceaux
pour une dépénalisation du délit d’outrage
de Romain Dunand et Jean-Jacques Reboux
aux éditions Après la lune (46 pages, 5 euros).