Algérie policière

Publié le par la Rédaction

Le chef de la DGSN en flagrant délit

«Un agent des moukhabarat dort en chacun de nous. Il faut le tuer.»
Ahmad Ghazi.

Tout le monde sait que plus un pays est civilisé moins sa police est nombreuse. Question d’observation et de bon sens. Pourtant, il y a une dizaine de jours, le colonel Ali Tounsi, chef de la DGSN depuis mars 1995, a affirmé, dans les pages du quotidien El-Khabar, que la densité policière en Algérie était de «380 habitants par policier», une quantité «loin de l’objectif de 250 habitants par policier selon les normes internationales» [
M. Miloud, Al Khabar, 25 février 2008].

D’abord, il n’y pas de «norme» internationale. Ce concept est simplement une fable. On pourrait parler d’une moyenne mondiale en tant que valeur descriptive mais non normative. Selon les Nations Unies, le United Nations Office on Drugs and Crime, il y a en moyenne 400 habitants par policier sur le globe, cette densité policière variant significativement selon les régions [
M. Shaw et al., «Determining Trends in Global Crime and Justice : An overview of Results from the United Nations Surveys of Crime Trends and Operations of Criminal Justice Systems», Forum on Crime and Society, Vol. 3, No1 and 2 (2003) pp. 35-63 ; European Sourcebook of Crime and Criminal Justice Statistics, Third edition, WODC 2006, p. 36]. Par exemple, elle est de 800 habitants par policier en moyenne en Afrique, d’à peu près 500 habitants par policier en Asie et en Amérique centrale, et de 400 habitants par policier en Europe de l’ouest [Ibid.]. Au pays du maître des dictatures arabes, Bush, la densité policière est de 1 policier pour 435 habitants, au Canada elle est de 550 habitants par policier, en Finlande elle est de 641 habitants par policier, au Japon elle est de 559 habitants par policier, en Suisse elle est de 550 habitants par policier, alors qu’en Grande-Bretagne elle est de 1 policier pour 415 habitants [G. Barclay and C. Tavares, International comparisons of criminal justice statistics, Vol. 12, No 3, October 2003, Table 3, page 18].

La masse policière en Algérie a évolué de façon dramatique depuis le putsch militaire de 1992. Si on prend les chiffres publiés dans la presse algérienne [
Le nombre était de 111.000 en 2007, alors qu’il était seulement à 44.617 éléments en 1990 et à 98.350 policiers en 2000 (voir M. Aziza, Le Quotidien d’Oran, 23 juillet 2007). Tounsi affirme que «l’effectif des policiers passera de 140 mille à 200 mille hommes, avant la fin de cette année» selon El Khabar, du 9 février 2008.] et les statistiques démographiques de l’Office National des Statistiques, elle est passée de 563 habitants par policier en 1990, à 343 habitants par policier en 1992, à 307 habitants par policier en 2000, à 305 habitants par policier en 2007, et elle sera de 173 habitants par policier au début de 2009. Clairement, depuis le coup d’État, la densité policière est supérieure à la moyenne mondiale ; on peut parler de poussée policière de plus en plus forte sur le citoyen algérien.

Ce n’est là qu’une estimation charitable de ce ballonnement policier. En fait, ces chiffres sont calculés en présupposant que les policiers sont répandus uniformément par rapport à la population. Mais, en fait, selon les déclarations de Tounsi, 190 daïras sur les 550 existantes n’ont pas de «structure de sûreté», ce qui veut dire qu’il faut pondérer à la hausse la concentration policière réelle des zones où la police est présente. Juste pour donner une idée, on sait, selon l’ONS, qu’il y a 2.563.428 habitants à Alger et que la présence policière est de 20.000 flics [
N. Hammadi, Interview de Ali Tounsi, Liberté, 6 mars 2008], ce qui donne une densité de 128 habitants par policier. Le pauvre Algérois est surveillé par trois fois plus de flics que la moyenne mondiale, et par cinq fois plus qu’un résident d’Helsinki. Mais cela ne rassure pas le sieur Tounsi et ses chefs militaires qui promettent 40.000 policiers pour la capitale dans 2 à 3 ans [Ibid.], ce qui va carrément doubler cette surintensité policière.

Ces calculs sous-estiment, cependant, de loin la réalité, parce qu’en fait les indicateurs estimés ci-dessus pour l’Algérie ne prennent pas en compte les effectifs de la gendarmerie, corps de surveillance civil-militaire de la société, un instrument policier napoléonien particulier aux ex-colonies françaises. Si on additionne police et gendarmerie, en utilisant les chiffres publiés par la presse algérienne sur ces deux corps et les statistiques démographiques de l’ONS [
35.000 gendarmes en 1990, 100.000 gendarmes en fin 2007, et 120.000 gendarmes prévus pour 2010. Voir R. N., Le Quotidien d’Oran, 23 juillet 2006 ; H. Labdelaoui, La Gestion des Frontières en Algérie, CARIM Rapports de recherche 2008/02, Institut Universitaire Européen, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, 2008, p. 16.], on trouve une évolution de 315 habitants par policier ou gendarme en 1990, à 223 habitants par policier/gendarme en 1992, à 176 habitants par policier/gendarme en 2000, à 160 habitants par policier/gendarme en fin 2007. Il est prévu que ce poids policier atteigne un policier/gendarme pour 108 habitants à la fin de l’année 2008. L’Algérien serait alors surveillé par trois fois plus d’agents que la moyenne mondiale.

Mais même cette estimation reste une minoration de la densité policière autour du citoyen algérien. Le fait est que les indicateurs que nous avons passés en revue sont calculés en présupposant des armées démocratiques qui ne sont pas impliquées dans le contrôle interne de la population. Or l’armée algérienne n’est pas l’armée finlandaise, japonaise ou canadienne. C’est une armée prétorienne [
C’est-à-dire que c’est une armée dont les compétences professionnelles sont faibles, dont la loyauté est envers l’institution militaire avant la nation, qui a une disposition permanente à intervenir par la force dans le système politique, qui règne sur un système politique désintégré sans frontières civil-militaires claires et, enfin, un corps qui n’est pas très soudé (présence de groupes amorphes d’officiers autour de clans). Voir M. Janowitz, Military Institutions and Coercion in the Developing Nations, University of Chicago Press, Chicago 1997 ; A. Perlmutter, The Military and Politics in Modern Times, Yale University Press, Yale 1977 ; A. Perlmutter and V. Bennett (eds.), The Political Influence of the Military, Yale University Press, New Haven 1980.] dont la hiérarchie reproduit la doctrine militaire coloniale qui priorise le contrôle interne sur la défense externe. Depuis le putsch militaire de 1992, l’Algérie est sous un état d’urgence que l’armée a utilisé pour appliquer une stratégie contre-insurrectionnelle dont l’exercice de la terreur et de pouvoirs de police sur la population est la composante fondamentale [R. Thompson, «Les principes fondamentaux de la contre-insurrection», and R. Trinquier, «Les erreurs de la contre-insurrection», in G. Chaliand (ed.), Stratégies de la guerrilla, Payot et Rivages, Paris 1994 ; J. McCuen, The Art of Counter-Revolutionary Warfare, Faber and Faber, London 1966].

Si on comptabilise alors tous ceux qui exercent des pouvoirs de contrôle sur la population (armée, police, gendarmerie et milices paramilitaires), on trouve en ce début 2008 une densité de 1 membre des forces de sécurité pour 46 habitants, qui équivaut à 21,7 pour 1000 habitants. En 2009 cette densité progressera à 1 pour 40 habitants, soit 24,7 membres des forces de sécurité pour 1000 habitants. Ces estimations sont conservatrices car basées sur seulement 250.000 miliciens alors que des sources crédibles estiment ce nombre à entre 0,5 et 1 million [
On a pris le chiffre conservateur de 250.000 miliciens et 80.000 gardes communaux (voir M. Ait-Chaalal, «Les gardes communaux et les GLD cibles privilégiés», Le Jeune Indépendant, 11 octobre 2001 ; José Garçon, «Présidentielles à couteaux tirés en Algérie», Libération, 29 janvier 2004). Plusieurs sources avancent le chiffre de 500.000 miliciens : Le Jeune Indépendant, 17 décembre 2000 et Salahedine Sidhoum et Algeria-Watch, Les Milices dans la nouvelle guerre d’Algérie, décembre 2003. Le MAOL quant à lui estime, dans son communiqué du 29 mars 2001, le nombre de miliciens à 1 million.] ; si l’index était calculé avec 500.000 forces auxiliaires cela donnerait, pour 2008, une densité de 1 membre des forces de sécurité pour 34 habitants, soit 29,4 membres de ces forces pour 1000 habitants.

Mais prenons la valeur modérée de 21,7 membres des forces de sécurité pour 1000 habitants. Cette densité sécuritaire est environ 9 fois plus grande que la moyenne mondiale de 2,5 pour 1000 habitants. Elle est aussi 10 fois supérieure à la concentration de forces dans l’Allemagne sous occupation alliée, en 1945, qui, elle, était de 2,2 pour 1000 habitants [E. F. Ziemke, The United States Army in the Occupation of Germany, 1944-1946, GPO, Washington 1975, p. 341]. La concentration sécuritaire en Algérie est de l’ordre de grandeur de la force utilisée dans des opérations de stabilisation dans de graves crises ou bien dans des campagnes contre-insurrectionnelles dans des pays sous occupation, comme l’indique les données du graphe ci-dessous [James T. Quinlivan, «Burden of Victory : The Painful Arithmetic of Stability Operations», Rand Review, Summer 2003]. Elle est supérieure à la valeur indicative de 20 pour 1000 habitants qui est le rapport de force que la Grande-Bretagne a utilisé pour maintenir violemment son occupation de la Malaisie et de l’Irlande du nord [James T. Quinlivan, «Force Requirements in Stability Operations», Parameters, Winter 1995, pp. 59-69].


Depuis plus de cinq années on entend Tounsi répéter que le «nombre des terroristes encore en activité [est] entre 300 et 500» [
N. Hammadi, La Tribune, 18 décembre 2004 ; F. Oukaci, «Cartographie des maquis», L’Expression, 17 août 2005], le ministre de l’Intérieur, Yazid Zerhouni, réitérer qu’il est «entre 700 et 800» [Le Soir d’Algérie, 7 septembre 2007 ; A. Benchabane, «Quel est le véritable nombre de terroristes ?», El-Watan, 20 mars 2006 ; A. Fayçal, «Il n’y a plus de terroristes à Alger», El Annabi, 23 juillet 2006 ; Kamel Aït Bessaî, «Le paradoxe des chiffres», L’Expression, 12 Novembre 2002] alors que d’autres sources l’estiment à 1000 [Oxford Analytica, janvier 2008]. Si l’on suppose que la population est contrôlée avec une densité égale à la moyenne mondiale (2,5 pour 1000 habitants) et que le reste des forces de sécurité est dédié à la lutte contre les «800 terroristes» restant, on en déduit que le pouvoir algérien déploie 557 membres des forces de sécurité par «terroriste», soit environ 56 fois que ce qui a été préconisé (10 pour 1) dans des campagnes contre-insurrectionnelles [Richard L. Clutterbuck, The Long, Long War: Counterinsurgency in Malaya and Vietnam, Praeger, New York, 1966, pp. 42-43 ; Larry E. Cable, Conflict of Myths: The Development of American Counterinsurgency Doctrine and the Vietnam War, New York Univ. Press, New York 1986, pp. 81-83]. Ce petit calcul comparatif montre que, contrairement aux déclarations de Tounsi, la taille de l’instrument sécuritaire déployé par le pouvoir en place n’obéit ni à une moyenne ni à une norme internationales.

Manifestement on est en présence d’une inflation militaire et sécuritaire — voir également le profil de la croissance exponentielle des dépenses militaires dans la figure ci-dessous — qui n’est motivée ni par des considérations de «lutte anti-terroriste», ni par une course d’armement régionale, la moyenne régionale étant, selon le SIPRI, plus ou moins constante depuis plus de 5 ans.


M. Belkhadem attribuait récemment cette politique de croissance sécuritaire à la volonté de l’Algérie de se mettre «au diapason des pays développés» [
N. Hammadi, Liberté, 15 décembre 2007]. En fait cette politique met l’Algérie au diapason des «États manqués» (failed states). Selon Fund for Peace — qui mesure le degré d’échec des États avec un index d’échec (failed state index) qui prend en compte, en autres, la criminalisation et/ou délégitimation de l’État, le fonctionnement de l’appareil sécuritaire comme un État dans un État, la détérioration des services publiques, l’application ou la suspension arbitraire de la loi, la violation des droits de l’Homme, la fragmentation des élites, la distribution inéquitable des richesses, les déplacements internes de population et la migration externe — l’Algérie est passée de la position 72 en 2006 à 89 en 2007. On pourrait citer des dizaines d’autres classements internationaux où l’Algérie est régulièrement mise au banc (droits de l’Homme, libertés civiles et politiques, développements économique, social et culturel, santé, éducation, justice, corruption, urbanisme, propreté, etc.) mais la déclaration du premier ministre est tellement ridicule qu’elle ne mérite pas cet effort. L’index d’État manqué est suffisant pour ce propos.

Le ballonnement des forces de sécurité et l’explosion des dépenses militaires et sécuritaires découlent du fait que les chefs de l’armée et de la sécurité sont comme un État dans un État, ils opèrent avec une autonomie totale dans l’État, sans limite à leur pouvoir, exceptées celles qu’ils s’imposent eux-mêmes, sans surveillance exécutive ou parlementaire, mais plus gravement sans projet politique national, avec une vision où la sécurité est une fin en soi. L’amplification du pouvoir de frappe et de la puissance de contrôle du citoyen permet à ces chefs d’accroître leur autorité, prestige et autonomie dans l’État, d’une part, et d’imposer ce système sur toute l’Algérie, d’autre part.

Tounsi ne le cache même pas. Questionné sur l’état d’urgence, il affirme que cela ne le dérange pas et, qu’en fait, cela l’arrange qu’il y ait entrave aux libertés collectives telles que manifester («cela nous arrange») [
Le Quotidien d’Oran, 13 juillet 2003]. Dans les pays développés que Belkhadem veut rattraper, et où la sécurité est ancrée dans des projets politiques démocratiques, la police facilite et protège les manifestations. Dans l’Algérie de Tounsi, c’est le peuple qui doit s’écraser pour «arranger» Tounsi, pour assurer la sécurité à la sécurité. Pour garantir la sécurité à ceux qui pillent le pays.

Tounsi veut rattraper les «normes internationales» et Belkhadem veut rattraper «les pays développés» en accroissant les dépenses et les effectifs sécuritaires. S’il est sûr qu’ils ne peuvent que rattraper du vent, ce qui les rattrape, en revanche, ce sont les paroles prophétiques de Frantz Fanon, dans le chapitre «Mésaventure de la conscience nationale», du livre Les Damnés de la Terre, qui disait, il y a plus d’un demi-siècle, au sujet des pays qui ratent leur sortie du colonialisme et «où, selon la règle la plus grande richesse côtoie la plus grande misère, l’armée et la police constituent les piliers du régime. Une armée et une police qui, encore une règle dont il faudra se souvenir, sont conseillés par des experts étrangers. La force de cette police, la puissance de cette armée sont proportionnelles au marasme dans lequel baigne le reste de la nation. La bourgeoisie nationale se vend de plus en plus ouvertement aux grandes compagnies étrangères. À coups de prébendes, les concessions se multiplient, les ministres s’enrichissent, leurs femmes se transforment en cocottes, les députés se débrouillent et il n’est pas jusqu’à l’agent de police, jusqu’au douanier qui ne participe à cette grande caravane de la corruption.»

Rachad, 10 mars 2008.

Publié dans La police travaille

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