Bas les masques !
Le tract reproduit ci-dessous a été diffusé à la manifestation du 26 avril 2008 en commémoration de Tchernobyl ayant eu lieu à Brest, organisée par le réseau Sortir du nucléaire et quelques associations et partis.
Critique de la forme de la manifestation et du fond des revendications, il propose d’autres pistes pour en finir avec le nucléaire et son monde. Il devrait être suivi d’une version plus longue, plus aboutie et moins soumise à l’actualité.
Section Vitale Autonome, 5 mai 2008.
Bas les masques !
«Voici bien l’une des indéniables originalités de la société actuelle : les remèdes qu’elle met en place n’existant qu’en raison des vices qu’ils sont censés combattre, les premiers ne visent finalement qu’à la perpétuation des seconds ; et le caractère paradoxal de cet axiome ne l’empêche pas de se vérifier quotidiennement, à tous les échelons, rien n’étant épargné : de la médecine à la politique en passant par la consommation marchande en général et les centres de satisfaction sexuelle en particulier. C’est sous cet aspect aussi que les catastrophes alimentaires, énergétiques ou écologiques s’avèrent trop semblables pour être considérées séparément : et comment ne seraient-ils pas si semblables, ces excès inséparables d’une même démence économique toute puissante ? Qui dira le respect morbide et médiocre dont font preuve les gouvernants et responsables de tous bords quand, zélés serviteurs d’un système radicalement opposé à l’homme, ils reconnaissent avec une admiration déférente, dans chacune de ces aberrantes impasses, la grimace cynique de leur seigneur, la “loi de la valeur” ? Plutôt périr en masse que remettre en cause un tel objet de culte : les chiens rentrent la queue et baissent leurs oreilles quand résonne la voix de leur maître.
Si donc, comme il est constatable, le personnel politique de notre époque présente une dégradation encore pire que celle subie par la saveur des légumes ou l’aspect des plages, ce n’est pas uniquement dû au fait qu’il partait, dans cette évolution, de qualités initiales inférieures. Il s’agissait pour lui, à l’origine, de ne pas toucher à la domination économique dans ce qu’elle avait d’essentiel, et de ne discuter que de quelques à-côtés ; or à présent, cette domination s’est étendue précisément à tous les anciens à-côtés, et le champ d’action des histrions politiques a littéralement disparu : ils n’auraient donc, en toute logique, qu’à disparaître eux-mêmes, ces masques désuets d’une comédie sans objet ; mais ils restent, et resteront jusqu’au bout, en faux frais d’une économie basée sur bien d’autres mensonges encore.» [Tchernobyl, Anatomie d’un nuage, éditions Gérard Lebovici, 1987, anonyme]
Ce livre qui, selon les dires de son auteur, était decidé à universellement déplaire, nous renseigne non seulement sur ce qu’a été la catastrophe de Tchernobyl, sur les manipulations des États et des nucléocrates, mais également, et par anticipation plutôt que par mention explicite (et pour cause ; nous sommes en 2008), sur la nature de la dite opposition au nucléaire aujourd’hui. De tous côtés, il y a soumission à l’économisme, par l’inexistence de sa remise en question. En 1987, un certain réseau Sortir du nucléaire n’existait pas encore. Celui-ci n’est né qu’en 1997. Rappelons qu’il n’est pas le mouvement antinucléaire, mais seulement une de ses composantes. Ce dont nous ne pouvons qu’être déçus, c’est qu’il porte aujourd’hui des masques. Sont-ils ces «masques désuets d’une comédie sans objet» ? Ils sont incontestablement médiatiques. La commémoration, que l’on nous sert en ces temps de quarantième anniversaire d’un certain mai, est dans ce dernier cas une tentative d’enterrement. Nul doute que les intentions du Réseau, et de toutes les associations se réclamant de l’antinucléaire aujourd’hui, ne sont pas d’enterrer Tchernobyl.
Effectivement, nous ne devons pas oublier ce qu’il s’est passé durant ces journées d’avril 1986. Mais l’auteur de ces quelques lignes se pose cette inévitable question : est-ce que porter des masques est utile à quelque chose ? Le nombre de victimes lié à ce qu’il est convenu d’appeler un accident chez les nucléocrates, comme si ceci était naturel — des accidents arrivent, c’est la vie —, ne cesse d’augmenter. Mais il arrive moins souvent que soit mentionné le programme européen ETHOS (aujourd’hui CORE) visant au final à faire accepter à la population locale les conséquences de l’incident. Présentation de ce programme : «Vivre sous Tchernobyl, c’est réapprendre à vivre, à vivre autrement, intégrer au quotidien la présence de la radioactivité comme composante nouvelle de l’existence.» Ces propos profondément humanistes nous amènent à réfléchir sur ce qu’est le nucléaire aujourd’hui, au-delà d’une interprétation uniquement écologiste.
Le nucléaire n’est pas simplement une source d’énergie qui pourrait être remplacée par des éoliennes industrielles. [«Silence, on tourne !, Lettre ouverte à la revue écologiste Silence ! et aux admirateurs des éoliennes industrielles récemment construites en France», in Notes & Morceaux Choisis no 5, p. 18] Il est ce qui amène l’existence à changer. Toute critique avant tout technique ou scientifique, comme celles publiées en grand nombre par le Réseau, fait l’impasse sur le fait que cette industrie s’est imposée sous prétexte de la crise pétrolière [Histoire lacunaire de l’opposition à l’énergie nucléaire en France, éditions La Lenteur (127, rue Amelot - 75011, Paris), 2007, Association contre le nucléaire et son monde - Présentation, p. 11], et que les États et une technocaste servile, après avoir imposé le risque quotidien de la catastrophe nucléaire, prétendent la maîtriser. Ils ont construit des monstres d’uranium et d’acier qu’ils affirment aujourd’hui contrôler. Ils ont imposé le désastre, et se permettent d’avoir la prétention de pouvoir nous en sortir… À grand coup de simulations, par exemple, à Grenoble [«8 avril 2008 : Simulation d’accident nucléaire à Grenoble et Fontaine. Les cowboys sauveront-ils les cobayes ?»], pour ce qui est de la France. Le comité Irradiés de tous les pays, unissons-nous ! [in Histoire lacunaire de l’opposition à l’énergie nucléaire en France, p. 129], constitué en 1987 à la suite du désastre dont il est question aujourd’hui, nous rappelle que «ce qu’aucun tyran n’avait jamais réussi : imposer sa domination pour 24.000 ans (demi-vie du plutonium 239), le nucléaire y est parvenu.» Nous savions que le nucléaire était dangereux ; nous savons maintenant qu’il est un instrument de contrôle social au service des États. Quoi de plus irréaliste alors que de leur demander gentiment la sortie du nucléaire ?
Nous ne devons pas non plus oublier que le nucléaire s’inscrit dans une société de surconsommation, qui pour survivre, a besoin de créer du besoin, d’engendrer de l’inutile, qui au fil du temps, des campagnes de marketing et des résignations quotidiennes, devient nécessaire. Des centrales, nous n’en voulions pas. Aujourd’hui, nous en avons besoin. Toute critique du nucléaire qui oublierait de considérer dans son ensemble la société qui l’a engendré ; qui ne critiquerait pas en même temps que le nucléaire le capitalisme, l’État et la science, serait une impasse. L’enjeu est trop important pour laisser le mouvement antinucléaire apparaître comme étant un carnaval.
Ces quelques critiques énoncées à l’égard du pouvoir et d’un dit contre-pouvoir ne sont pas suffisantes en elles-même. Ce texte doit être considéré avant tout comme une proposition. En France, il existe quelques collectifs et revues critiquant la société nucléaire dans son ensemble [ACNM citée plus haut ; la Coordination contre la société nucléaire (c/o CNT-AIT, BP 46, 91103 Corbeil Cedex) publiant un Bulletin — deux numéros parus à ce jour, le deuxième aborde la question de la gestion de crise ; le Collectif radicalement antinucléaire publiant la feuille Haute Tension… Revues téléchargeables]. C’est de la refondation d’un mouvement antinucléaire dont il s’agit, sur des bases encore soumises à la discussion. Pour l’instant, ces bases pourraient être : œuvrer pour un arrêt immédiat du nucléaire, refuser la spécialisation et la hiérarchisation des luttes, refuser la collaboration avec les appareils politiques soumis à une logique d’État, refonder une critique radicale du nucléaire et de son monde, tirer les conséquences des échecs des luttes antinucléaires passées.
Un vengeur non-masqué, not so far away from Brest-Litovsk.
Contact : Section Vitale Autonome.