CRA de Vincennes - Violences expérimentales à l'abri des regards ?

Publié le par la Rédaction


L’information avait à peine circulé sur Internet, et c’est seulement deux semaines après les exactions commises au cra de Vincennes, près de Paris, qu’on apprit par la presse que des tirs au fusil Taser avaient été effectués dans la nuit du 11 février 2008 contre des étrangers en instance d’expulsion. Certes, un si petit délai n’est pas commensurable aux années qu’il fallut parfois, sous diverses dictatures, pour que simplement l’existence de lieux d’enfermement hors de tout contrôle juridique fût révélée à l’extérieur, avec toutes les exactions que l’on pouvait alors imaginer. On n’en est pas là, mais ces quinze jours de silence sont révélateurs de ce que pourrait un jour autoriser notre indifférence, si les victimes d’une violence autorisée ne se manifestaient pas.

Le cra de Vincennes a été le site d’une résistance ardue, courageuse et intelligente de la part des personnes enfermées là sous la garde de la police. Quoique la répression l’ait fait payer cher à certains, ces «retenus» — détenus en fait, derrière barreaux et verrous — ont tenté de faire jour après jour le plus possible de publicité à l’extérieur sur le sort qui leur est réservé, tout en créant assez de désordres à l’intérieur pour que leur révolte cesse de passer inaperçue. Or le secret de l’efficacité de ces locaux qui, selon l’expression consacrée, «ne relèvent pas de l’administration pénitentiaire», est précisément que les gens sont censés s’y tenir tranquilles, dans l’espoir vain que la sentence de renvoi ne sera pas exécutée, sinon la police est là pour les faire taire. C’est presque la seule loi qui a cours dans les cra : celle du silence.

Mais, débordées par une révolte dont la détermination les a surprises (et qui faisait jonction avec celle des retenus du cra du Mesnil-Amelot, près de Roissy), les forces de police ont perdu leur sang-froid, ce qui s’est traduit par une surenchère d’injures racistes et d’exactions physiques, et comme toujours l’ouverture de la chasse aux présumés leaders. Un pas en avant a été fait dans la nuit du 11 février 2008 avec une provocation clairement destinée à servir de prétexte à une action punitive : un policier éteint le poste collectif de tv, et tout le monde s’indigne. Surgissent ensuite des crs, qui se livrent sans retenue à des violences. C’est alors qu’un policier s’amuse à «calmer» la révolte en utilisant son Taser. Un policier ou plusieurs ? Toujours est-il que trois étrangers seront transférés à l’hôpital.

De l’usage du Taser comme moyen de rétablir la paix publique, si l’on peut dire. Voyons de quoi il s’agit et quels enseignements politiques inquiétants peuvent être tirés de cette initiative, peut-être individuelle, peut-être concertée mais en tout cas — parions-le sans risque — que jamais la justice n’aura à sanctionner.

Du point de vue des fabricants et des utilisateurs, l’argument en faveur des Taser est que ce sont des armes destinées à neutraliser à distance les personnes dangereuses hors de tout contact physique, sans les tuer ni risquer sa propre vie. Il faut d’abord qu’il y ait danger, peut-on en inférer. Ensuite, l’innocuité du Taser est contestée, et des sources concordantes imputent à ces instruments la cause de nombreux décès ou lésions graves et invalidantes. L’évacuation vers l’hôpital de trois personnes, dont au moins une victime de cet engin meurtrier, dans le contexte de mépris général de la santé des personnes qui règne en cra, suffit à démontrer que les autorités ont voulu éviter une issue fatale. Les usagers de cette arme n’ignorent pas qu’elle est dangereuse, voire mortelle, même s’ils ont reçu consigne de le nier. Mais pour savoir à quoi s’en tenir, il leur faut pouvoir s’en servir.

Allons plus loin. Le Taser a été cette nuit-là introduit dans des lieux où la justice n’exerce qu’exceptionnellement son droit de regard. Il était censé aider à mater une rébellion de personnes privées des droits les plus élémentaires, soumises à un régime d’enfermement et harcelées par les policiers. On s’en est servi dans des circonstances carcérales où la sécurité de ces agents ne pouvait pas être en danger, tant le rapport de forces est inégal. Alors pourquoi ? Faut-il supposer que les autorités de la République contrôlent si peu leurs services de répression qu’elles permettent au Taser de traîner n’importe où à la ceinture du policier ? Pourquoi pas demain dans les transports en commun ? Pourquoi pas en faire un moyen de remettre les «quartiers» au pas (et d’ailleurs, le Taser anti-jeunes y est déjà à l’essai, dit-on) ?

Continuons. On a su bien plus tard que cinq «fonctionnaires», parmi lesquels le ou les auteurs des tirs, ont été gardés à vue «pour faire toute la lumière sur ces incidents», puis (comme il se doit) relâchés. Il s’agissait de membres de la Brigade anti-criminalité (bac), appelés (à la rescousse ? par anticipation ? quand ? par qui ?) cette nuit-là. Une révolte dans un centre de rétention s’assimilerait donc à un crime ? Aucun journal, à notre connaissance, n’a commenté l’inquiétant événement qu’est l’irruption de la bac avec ses Taser dans un centre de rétention.

Rappelons enfin que dans les cra nul ne peut pénétrer, hormis les parlementaires — qui ne s’y bousculent pas — et les salariés de la Cimade, qui font ce qu’ils peuvent et bien sûr ne risquent pas d’être témoins des violences commises quand ils ont le dos tourné. (Et souvenons-nous que les cra ont fait suite à la découverte, à Marseille en 1975, de la prison clandestine d’Arenc, contrôlée entièrement par la police, où étaient séquestrés des travailleurs immigrés en instance d’expulsion. Depuis 1964, la police y régnait en maître à l’abri des regards, sur la seule base d’un règlement de police de 1938 autorisant l’internement des étrangers sans-papiers. Après cette révélation, il fallut officialiser les cra, ce qui fut fait en 1981.)

Nous voici rendus à deux hypothèses hélas bien plausibles. D’abord, dans certains lieux tenus secrets, il peut se passer les pires horreurs, pourvu que cela ne transpire pas au dehors. Dans les cra, la violence disproportionnée de la répression que subissent actuellement les étrangers en colère est visiblement une manière de leur dire : «Que cela ne sorte pas d’ici, ou vous allez le payer cher.» Dans cette optique, puisque les cra sont justement destinés à garder sous la main des personnes qu’on ne parvient pas à expulser, à tout instant le meurtre est à l’horizon comme moyen ultime de rétablir le silence de plomb qui doit régner sur ces centres. Ensuite, il est permis de supposer que les fusils Taser, justement parce que controversés, sont testés dans d’obscurs cra, à l’abri des regards de la société civile, sur des populations que presque tout le monde méprise ou ignore, par des fonctionnaires qui croient bénéficier d’un privilège d’invisibilité. Une fois de plus, la présence subite, dans ces lieux de non-droit, d’une brigade d’élite supposée vouée à la lutte contre le crime, voilà de quoi inquiéter.

On nous objectera que l’intention n’est pas prouvée et que l’erreur sera blâmée. Nous objecterons à notre tour, avec hélas la certitude de n’être pas démenti par les faits, que le crime de jouer avec un engin de mort contre des détenus sans défense restera, comme toujours, impuni.

Alain Morice
Vacarme no 44, été 2008.
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