Existe-t-il une économie à visage humain ?

Publié le par La Rédaction


«Et si on s’indigne des perturbations que la puissance de l’argent provoque dans l’économie, on s’attache moins à l’infection qu’il entretient dans la vie quotidienne. Il est vrai qu’il est plus simple de supprimer les capitalistes que le capital, et la magie monétaire dont il est le produit.»
Bernard Charbonneau, Il court, il court le fric…,
Opales, 1996, p. 67-68.

Quand l’image du présent dans le cyclone économique supposant partout le souffle énorme du fric,est celle d’une humanité marchande désaxée chaque jour plus encore par la richesse de ses nouvelles découvertes, plus personne ne feint de s’en étonner tellement la banalité de la situation semble irréversible : création de la discipline olympique de la plus rapide traversée de la banquise du pôle Nord après s’être fait prendre dans les glaces [C. Buffet, «La dérive express de la goélette Tara illustre la fragilité de la banquise arctique», Le Monde, 23 février 2008, p. 7], 300 nano-aliments et leur toxicité qui circulent dans nos boyaux, des poulets-machine réduits à vivre 38 jours pour transformer 1,6 kg de fourrage en 1 kg de poids vif [Hannes Lammler, ChickenFlu Opera, L’Esprit Frappeur, 2007, 174 p.], un orgasme médiatique mondial à la nouvelle de la constitution d’une «Arche de Noé végétale» de 4,5 millions de graines enterrées sous le permafrost des îles Spitzberg pour mieux renaître après l’accident intégral, quand ce ne sont pas les élites directoriales qui assument désormais pleinement l’injonction au devoir social du travail avec la promesse de la carotte de l’augmentation du «pouvoir d’achat», c’est-à-dire de la transformation toujours plus poussée de soi en sa propre solvabilité marchande (voir encadré sur Marx page suivante), etc. Tout cela semble finalement la normalité sauf pour quelques irréductibles de nos Gaulois de la valeur, qui bricolent encore dans leur coin ou dans leurs cénacles d’intellectuels, quelques pratiques ou politiques publiques «alternatives» à ce monde qui a toujours eu les pieds dans les nuages et la tête plantée six pieds dessous.

Cependant à force de créer une nouvelle réalité sans visage, l’économie a d’emblée barré la voie à tout souvenir comme à toute culture historique, rendant dès lors invisible la possibilité d’une sortie de l’économie : il ne reste que des «alternatives économiques» à «l’économie dominante» ; c’est qu’elle nous a contraint toujours plus à tourner notre regard exclusivement vers l’avenir et nous force à nous taire sur tout ce que l’humanité a vécu depuis et avant son invention.

Nos vies économiques sont un peu comme un tissu. Si vous tirez sur un fil, vous risquez d’entraîner les autres jusqu’à débobiner jusqu’au bout. Prenons l’activité du «travail» que nous connaissons tous, et que l’on retrouve très largement naturalisée dans les «alternatives» proposées. Si on parlait naguère du «monde du travail» comme si encore quelque chose semblait lui échapper, c’est bien aujourd’hui le monde entier qui est devenu un énorme camp de travail qui nous recouvre par sa surprésence quotidienne. Mais c’est aussi sa visibilité ordinaire qui rend sa non-évidence invisible : nous vivons dans une machine-travail planétaire. Tous les humains sont soumis à ce devoir social, à cette activité d’une nature entièrement marchande, qu’ils soient fonctionnaires, salariés, patrons, commerçants de proximité, «paysans» de la Conf ’, donneurs d’ordres, rentiers, agriculteurs bio, qu’ils soient riches ou pauvres. Et même ceux qui n’ont pas de ce «travail» sont définis par rapport à lui comme «chômeurs», en touchant un RMI (depuis 1988) issu de la redistribution parcellaire du processus de valorisation marchande du sacro-saint devoir social. Mais le «travail» tel que nous le connaissons n’a pourtant rien d’une essence (l’étymologie de «tripalium» auquel souvent il est rapporté, poussant plus encore à cette naturalisation), et n’a pas existé de tout temps et ni en tout lieu, comme dans un conte de la Belle au bois dormant, c’est une création récente de l’économie inventée : c’est le travail pour l’échange où partout l’argent est l’implacable structure qui règle les rouages du sujet automate et où la «profession organisée» envahit toutes les fonctions sociales. C’est cette invention du travail-marchandise qui a relégué l’ouvrage, la besogne, la tâche, ces mots qui désignaient l’activité humaine que l’on interrompt naturellement aux heures de grande chaleur et les jours de fêtes chômés, et surtout qui exprimaient une action qui trouvait dans la satisfaction immédiate de son propre besoin à la fois son origine, sa limite et donc son terme. Le besoin que satisfait l’activité contre salaire est seulement le besoin solvable. On travaille pour rendre nos besoins solvables, c’est-à-dire pour qu’ils puissent se rapporter directement à l’interdépendance échangiste dont on dépendra tous, et non pour satisfaire les besoins réels ou seulement après les avoir eux-aussi recouverts d’une forme marchande qui en sera la mesure. Ainsi, depuis trois siècles — et c’est un phénomène décisif pour l’humanité —, la nature de notre activité a totalement changé : le «travail» tel que nous le connaissons est une invention récente. Mais cette activité particulière de «travail» a un prix : la société échangiste après nous avoir projetés comme du ciment sur son mur dans toutes les tâches et métiers parcellaires de ses fonctions vitales, elle n’a pas seulement produit la camelote pour les clients, et la possibilité de la gaspiller infiniment : elle a d’abord produit les clients eux-mêmes, c’est-à-dire la consommation séparée de l’activité (désormais d’une tout autre nature) par l’échange marchand, que maintenant tout le monde veut aménager en lit douillet pour que notre conscience martyrisée par tout ce que nous sommes réellement devenus, puisse désormais y reposer en paix. C’est donc à partir de cet angle très éloigné d’une critique mutilée du travail qui lui opposerait illusoirement la paresse, que nous aborderons la question des «alternatives» dans lesquelles nous sommes nous même immergés.

Le propos de ce deuxième numéro sur les «alternatives» n’a rien du détestable plaisir égocentrique de la critique pour la critique, où chacune des «alternatives» proposées retire au distributeur automatique ses bons points ou son bonnet d’âne. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes ne peut apparaître que du dedans du ventre de la baleine économique qui nous a tous engloutis. Et il est certain que personne aujourd’hui ne peut prétendre se sentir hors de son époque même au fin fond de la forêt guyanaise, nous sommes intégrés dans un système économique et technique dont dépend notre propre survie, et au contraire nous ne cessons de passer avec lui des compromis. Bien évidemment nous écrivons ce bulletin sur un ordinateur, nous avons encore des revenus monétaires couplés à des activités d’auto-production/construction, certains vivent encore dans leur cage à poule verticale (immeubles des métropoles) ou horizontale (espaces pavillonnaires), ou sont partis dans des communautés de bandes de copains qui ont toujours du mal à desserrer les griffes économiques qui les enserrent, etc. C’est notre situation à tous, nous qui quelque part sommes les enfants de ce monde d’automates qui a refait notre câblage nerveux et chargé dans nos cerveaux ses critères de jugement qui nous font compatibles avec ses appareils sans branchements trop compliqués. Dépassés par tout ce que nous sommes devenus individuellement comme collectivement — et dont on se rend compte un beau matin dans le miroir industriel de notre salle de bain clé en main qui ne nous reflète plus —, nous sommes en mesure d’entrer en réflexion sur ce qu’il a fait de nous, qu’avec douleur et grande difficulté, tellement est totale notre participation : nous sommes l’économie. Mais quelle que soit la difficulté à respirer librement dans l’étouffoir de la cocotte minute planétaire qui ne cesse de monter en pression à chaque flambée du pétrole et des matières premières, nous n’avons pas besoin d’attendre d’être sortis de ce monde-là pour commencer à le critiquer sur ces bases, et au-delà des polémiques, ouvrir des débats politiques sur la nature des «compromis alternatifs» proposés et que nous devons passer — on est bien d’accord — avec lui. La rencontre chaotique de ce que nous pensons et ce que nous faisons est à ce prix là, et ce n’est avec le sentiment d’aucun plaisir que nous pouvons critiquer ici des amis, là des personnes respectables et des alternatives dans lesquelles nous avons été ou sommes encore, impliqués. Il s’agit donc en restant constructif et pour ouvrir d’autres champs de lutte possibles, de mettre à jour les insuffisances, les limites mais aussi les possibilités, d’une critique passée (voir dans ce numéro les notes de lecture sur l’impossibilité d’une «lutte de classes entre le travail et le capital» lors par exemple de la fermeture des aciéries de Nouzonville dans les Ardennes) et d’un autre faisceau de critiques qui a su ces dernières années se donner une certaine publicité — dans tous les sens du terme.

Trois questions critiques à une pléthore d’«alternatives»

Changer le monde avec son porte-monnaie, est-ce possible ? C’est en tout cas ce qui sert actuellement de «critique» à une grande majorité des opposants au capitalisme, au productivisme et à la croissance économique sous les traits de la «consomm’action» et du «boycott» des grandes surfaces ou de certaines marques. Combien sommes-nous aujourd’hui à vouloir «consommer local» pour avoir la possibilité de consommer un peu plus encore dans des conditions qui dégradent le moins possible notre sentiment de faire encore partie de ce qu’est encore malgré tout l’humain ? Combien sommes-nous à se déclarer être «antiproductiviste» (contre le principe de la production marchande pour la production marchande), pour produire plus longuement et de manière «responsable» dans toujours les mêmes catégories d’une production marchande mais «utile» (Ah !) ? Combien sommes-nous également à prôner une «déconsommation», une «grève de la consommation», la réduction des intermédiaires, ou le boycott des méchantes «grandes marques» et «grandes enseignes», pour avoir finalement la possibilité de consommer un peu plus longtemps, effrayés par la pensée angoissante que nos enfants risqueraient bel et bien dans un proche avenir de ne plus connaître les joies de la cage de fer de l’organisation marchande de la vie collective, qui a partout refermé ses portes derrière nous sans nous laisser de poignée et encore moins de clé ? Comme maintenant nous y engage le techno-discours — des partis écologistes et des collectivités territoriales — en matière de maîtrise des énergies, des déchets, des déplacements ou des normes écologiques, le renouveau actuel du sentiment de responsabilité individuelle et collective se répand désormais à la vitesse de ce second «Feu vert» (B. Charbonneau) qui embrasse l’ensemble des esprits qui tiennent en place, vaille que vaille et malgré nos doutes, le château de cartes qu’est l’économie dont nous sommes nous-mêmes chacune des cartes. Et comme on le croit toujours nécessaire, naturel, vertueux, objectif, neutre comme l’azote et actif comme l’oxygène, le fric constituant l’atmosphère que l’on respire tous, chacun y va donc de son «petit geste citoyen» pour la planète malade, de sa petite contribution de «grain de sable» en poussant la porte d’une «boutique éthique», et ceci de l’étudiante à l’Essec qui veut «donner du sens à sa carrière» en développant une entreprise de «commerce équitable», au petit-porteur de projet de «développement local» en milieu rural, en passant par ceux qui veulent «faire de l’argent un outil au service de l’humain et non une fin», comme dans les Cigales («Clubs d’investisseurs pour une gestion alternative et locale de l’épargne»). Jamais le but n’est de trouver comment faire cesser le désastre, mais simplement de trouver rapidement comment s’en prémunir en essayant de se donner une moins mauvaise conscience. Une pléthore de «plan B» et autres «projets alternatifs» au désastre environnant a donc fleuri ou reverdi (les projets libertaires plus anciens), depuis une vingtaine d’années sous les titres les plus divers, et ceci dans le même mouvement du vaste et bienvenu effondrement des marxismes : la «relocalisation de l’économie» prônée par les écologistes, la revendication de la gratuité dans le cadre d’un «droit à la consommation pour tous», les «placements financiers éthiques» et l’«économie sociale et solidaire», les expériences des «Amap» (se reporter au texte adressé à nos amis amapiens, «Sortir les Amap de l’économie»), la pratique de l’échange sous la forme du troc qui se pratique dans le monde occidental pour des raisons pour l’instant surtout idéologiques, avec les Systèmes d’échanges locaux (voir dans le numéro le texte «L’économisme des SEL»), ou pour motifs de survie comme lors du vaste écroulement de l’économie en Argentine à partir de 2001 avec les «réseaux de troc» [Voir le travail collectif très intéressant mené par le réseau Échanges et mouvement, dans les pages sur le «troc de survie» organisé par les classes moyennes laminées par la crise — et moins par les piqueteros (les mouvements radicaux de chômeurs) —, dans la brochure L’Argentine de la paupérisation à la révolte. Une avancée vers l’autonomie, 2002, notamment les pp. 38-42. Un supplément à cette brochure vient d’être publié en 2007 par B. Astarian, Le mouvement des piqueteros. Argentine 1994-2006. À commander à Échanges, BP 241, 75866 Paris, cedex 18, France (2,50 euros brochure no1, 3 euros brochure no2, disponible également sur le site
http://www.mondialisme.org/).], les «banques de temps», les coopératives ou regroupements d’achat écolo et libertaires ; ou encore des utopies qui se veulent plus radicales comme le «distributisme» de la revue Prosper, la revendication d’un «revenu garanti», la «décroissance soutenable», ou encore des projets de rupture comme le collectivisme de la LCR, le «projet de société communiste et libertaire» de plusieurs petits groupes anarchistes, le «participalisme» de Michael Albert, la «désindustrialisation» partielle, le «communisme des conseils» ou l’auto-gestion ouvrière de l’économie (on lira les quelques notes de lecture sur le livre Scions travaillait autrement ? Ambiance Bois, l’aventure d’une collectif autogéré qui nous servira de premier débat sur l’autogestion), etc. Bien-sûr, toutes ces alternatives ne sont pas à mettre sous la même rubrique, et ce d’autant plus qu’elles ne revendiquent pas toutes, par delà leurs réalisations concrètes et à des degrés très divers, une critique en acte de l’économie.

Néanmoins, trois critiques à chaque fois bien distinctes peuvent probablement être faites à ces «alternatives», sans pour autant que l’on puisse toujours les cumuler pour chacune d’entre elles : certaines versent carrément dans le citoyennisme d’une action par son porte-monnaie ou par son bulletin de vote en appelant à «retourner à la politique pour donner des règles à l’économie» et à «rétablir la démocratie menacée par le pouvoir des multinationales et des Bourses» ; d’autres présupposent un système technicien et politique formidablement instrumental qui pourrait nier la liberté, et n’ont aucune réflexion critique sur le pouvoir ; on voit enfin dans de nombreux projets «anticapitalistes» et «écologistes» une sorte de summum de l’esprit marchand tellement le marteau de l’économisme est partout dans les têtes de l’alternative.

L’éco-citoyennisme de la «consomm’action»

On connaissait déjà le contenu des dialogues entre les derniers des musiciens sur le pont du Titanic économique, sur le mode du «Comment allez-vous, madame Économie ? Très bien, le prix de la conscience est déjà fortement à la hausse» : la marchandisation des pollutions par l’écocapitalisme cherchant à s’acheter une bonne conscience en compensant les émissions polluantes des pays du Nord par des transferts technologiques en vue des futures «non-émissions» des pays du Sud, se porte en effet à merveille. On voit aussi apparaître l’idée d’«un marché de crédits biodiversité», comme il existe un marché de crédits carbone pour lutter contre le réchauffement [L. Caramel, «La Caisse des dépôts et consignations veut compenser les atteintes à la biodiversité», Le Monde, 20 février 2008, p. 8]. L’idée serait de payer des «projets de compensation» pour des dommages infligés à un environnement par la construction d’infrastructures (autoroutes, étalement urbain, etc.), selon «une grille fixant le prix d’un hectare de prairie, de forêt ou de zone humide». Cette «grille» fixant la valeur de chaque habitat-type existe déjà aux États-Unis, où par exemple la destruction d’un hectare d’habitat à crevettes d’eau douce vous coûtera 290.000 euros. L’ingénierie et la marchandisation environnementale tournent donc à plein régime.

Mais la marchandisation des pollutions n’est pas seulement à l’œuvre dans les cénacles du G8, elle est aussi à l’œuvre dans les rangs de la militance écologiste et des économistes en chef de l’altermondialisme. Car finalement le boycott des «grandes surfaces» et de certaines «marques» pour mieux privilégier quelques formes de «commerce éthique» pour lequel on encouragera la consommation, n’est qu’un «nouveau» mode d’action qui cache une croyance naïve en la possibilité d’un capitalisme à visage humain, quand il ne fait pas de la consommation une forme d’action politique : «Acheter, c’est voter !», ce qui est le summum finalement de l’esprit marchand voulant faire jouer la concurrence, «si vous n’aimez pas les pollutions, vous achèterez» et autre «j’achète, donc je pense». Non seulement l’«alternative» repose simplement sur l’idée de faire toujours jouer la concurrence, mais on marchandise aussi les mutilations incommensurables à la vie infligées par les nuisances écologiques ainsi que la simple décence de conditions de travail, par un autre calcul des prix de toujours la même mise en équivalence universelle. Et de plus en plus d’argent s’éloigne alors des sentiers battus pour s’en aller irriguer les circuits économiques «alternatifs» d’une supposée économie à visage humain. La consomm’action n’est que l’avant-garde de la mutation éco-capitaliste. Mais partout le fluide du fric s’insinue par les moindres fissures qui s’entrouvrent à la longue dans le Rideau de fer de nos vies.

La course illimitée à la création et à l’obtention des «labels», des «chartes» et autres «appellations d’origine contrôlées» commençe alors. Création du label «Agriculture durable» par le Cedapa, celui d’«Agriculture biologique» par Nature et progrès, les «A.O.C.», l’apparition d’une «Charte de l’agriculture paysanne» ou d’une «Charte des Amap», le «commerce équitable», «commerce de proximité», etc. Nous sommes là dans le nouvel empire de la «consomm’action» cher aux altermondialistes, mais qui est historiquement une proposition du christianisme social au tout début du XXe siècle. Le principe de ce réformisme voulant installer une «nouvelle culture de la consommation» dans tous les esprits de la masse des personnes qui découvraient pour la première fois les joies de la consommation, étant que «pendant que les publicitaires apprennent à vendre, les consommateurs apprennent à acheter» [
Cf. le texte de Marie-Emmanuelle Chessel qui développe cette filiation, «Aux origines de la consommation engagée : la Ligue sociale d’acheteurs (1902-1914)», dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, no77, 2003], ce sont là les deux faces de la même monnaie que nous avons tous dans les poches. Loin de s’opposer aux scènes de la vie présente, la consomm’acion ne fait que les parachever en y apportant la touche finale : la cerise de la société de consommation parfaite. Cependant comme le note M.-E. Chessel, les propositions aujourd’hui soutenues par ce qu’on appelle souvent la «gauche de gauche», étaient donc il y a un siècle celles d’une association de femmes de la très grande bourgeoisie de tendance chrétienne-démocrate, qui militaient déjà comme chez leurs involontaires héritiers, pour «développer le sentiment et la responsabilité de tout acheteur vis-à-vis des conditions faites aux travailleurs [et de] susciter, de la part des fournisseurs, des améliorations dans les conditions de travail». Les revendications touchant en plus aujourd’hui, les conditions écologiques de ces nouveaux produits de consommation.

La consomm’action et notamment la critique de la grande distribution, se sont aussi appuyées sur l’idée que finalement la plus-value est le fait de la circulation de la marchandise entre de trop nombreux intermédiaires, comme si finalement le profit était une sorte de taxe de circulation, alors que la circulation n’est possible que dans des valeurs équivalentes. Ainsi trop souvent la critique de la grande distribution — comme de la publicité [Les «environnementalistes» du collectif des Déboulonneurs ne veulent en rien sortir de la société marchande, ils veulent limiter en brave citoyen «responsable» la surface des encarts publicitaires à des affichages 90cm × 60cm pour préserver le paysage, et réclament alors une cogestion du BVP dans la grande tradition du syndicalisme à genoux.] — s’est faite en défendant le commerce des épiceries de quartier ou la vente directe. Mais il suffit pourtant de lire le rapport 2008 — «Un commerce pour la ville» de Robert Rochefort — qui préconise le retour à la proximité pour se rendre compte de la supercherie de la «relocalisation de l’économie» : des Casseurs de pubs à Christine Boutin et comme au temps du «doux commerce» civilisateur, la proximité de la marchandise est donc privilégiée parce que «l’animation commerciale est porteuse de lien social et d’intégration» (sic !) [Nathalie Brafman, Le Monde, 21 février 2008, p. 15]. Car on le voit désormais, pour la société économique dirigée directorialement par nos machinistes qui jettent inlassablement de l’huile dans les rouages de nos vies afin de les faire rentrer plus facilement dans les dents du pignon voisin pour lui communiquer un identique mouvement, «cette question [de la relocalition] est maintenant fondamentale dans la mesure où pour des questions de développement durable, les déplacements générateurs de dépenses énergétiques devront être traqués et le vieillissement démographique entraînera aussi un besoin de proximité» (ibid.). Pour permettre d’ailleurs ce retour à la nostalgique économie de l’après-guerre fonctionnant sur le «bon capital productif» à Papa et Maman, il faudra aussi «aller plus loin que la simple sécurisation des vitrines, préconise le rapport : installer de la vidéosurveillance, organiser une présence policière auprès des commerçants ou encore tester l’implantation de bornes d’appel immédiat reliées aux forces de l’ordre».

Plus fondamentalement, dans cette vision d’un anticapitalisme tronqué que n’a cessé de diffuser l’«altermondialisme» d’Attac et du Monde (finalement très) diplomatique, il faut bien voir que leur seule critique est cette idée que le «bon capital productif», sa supposée «production utile» et pourvoyeuse du sacro-saint travail, seraient finalement martyrisés et dénaturés par le «mauvais capital financier» de «quelques» compagnies financières et le grand vilain «mésusage» productif qu’elles en font. On voit là la critique mutilée de la marchandise qui n’entend que dégager certaines choses — la culture, l’éducation, les ressources naturelles vitales (l’eau, l’air…) etc. —, pour mieux pouvoir continuer à se vendre au travail en chantant. Cependant la critique de la forme-marchandise de ces dimensions bien précises (liées à la contestation des cycles internationaux de libéralisation des échanges) s’en tient à l’idée qu’elles ne sont pas simplement à vendre ou à acheter, et ne doivent pas être soumis au seul pouvoir de l’argent. Insistons sur le «simplement» et le «seul», car en réalité le discours altermondialiste ne critique pas en elle-même la mise en forme-marchandise des ressources naturelles, de l’éducation, etc., elle veut qu’on les considère aussi autrement, au travers d’une sorte d’équilibre entre plusieurs visions : une vision économique, une vision sociale, une vision environnementale, une vision culturelle, etc. En fait, le slogan altermondialiste serait plutot : «le monde n’est surtout pas qu’une marchandise». Ce sont là les bons sentiments d’une critique purement morale (l’économie solidaire, durable, relocalisée, etc.) qui recommande de ne pas tout soumettre à l’argent. Gardons des petits niches qui n’appartiennent pas au marché auto-régulé, en le contrebalançant par des contrepoids régulateurs pour mieux conserver les bienfaits de la marchandisation du monde, qui totale serait un cauchemar. Il faut donc encadrer à l’échelle internationale, les méchants pouvoirs financiers, donner des règles au capitalisme pour l’humaniser, comme au temps de la colonisation on apportait la culture pour civiliser les «sauvages».

Cette promotion du «bon capital productif» et utile, opposé au «mauvais capital financier» et à son «mésusage», c’est là aussi tous les discours écologistes sur le «gaspillage» et leurs appels à se serrer toujours la même ceinture économique, qui critiquent la surcroissance ou la démesure, mais pour mieux retrouver la «bonne» croissance mesurée de la valorisation générale enfin à visage humain. C’est qu’il faut entendre derrière le projet d’une morale de l’économie porté aujourd’hui par «l’auberge espagnole de la décroissance» [
Pour une critique de la décroissance, cf. Catherine Tarral, «La décroissance, l’économie et l’État», dans la revue Notes et Morceaux choisis. Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, no7, éditions de La Lenteur, 2006, p. 89-99] : soit le projet d’un parachèvement cybernétique des sciences économiques comme dans la «bio-économie» de Georgescu-Roegen en lui intégrant les paramètres écologiques (les références aux cybernéticiens sont abondantes dans son œuvre) ; soit une «croissance zéro» ou «limitée» de toujours les mêmes paramètres ; et au pire une «décroissance économique» sélective ou plus générale, comme si la Mégamachine technoéconomique possédait une sorte de manette marche avant/marche arrière, qu’il suffirait ingénument de renverser. Dans cette acceptation de la forme-marchandise où l’urgence écologique vient légitimer l’approfondissement de l’aliénation économique, plus personne ne s’étonnera de voir deux égéries de l’altermondialisme, J. Stiglitz et Armatya Sen, participer à l’invitation du «chanoine d’honneur de la cathédrâle de Saint-Jean de Latran» qui nous sert de président, à une commission de réflexion sur de nouveaux paramètres de la croissance économique. Dans les caddies de la consomm’action comme dans les politiques publiques de l’altermondialisme décroissant, l’éco-capitalisme tourne à plein régime, l’iceberg est droit devant.

L’économisme des «alternatives» : la politique est-elle encore la solution ?

Quant au sujet de l’ingénierie politique issue des travaux de Karl Polanyi promouvant l’idée de «sortir de l’exclusivité de l’échange marchand» [
Stéphane Bonnevault, Développement insoutenable. Pour une conscience écologique et sociale, éditions Le Croquant, 2003, p. 156], en promouvant la création d’un «tiers secteur non marchand» subventionné par l’État et permettant ainsi la complémentarité de trois supposés modes de transfert des «richesses» — à savoir 1) le système du marché autorégulateur, avec comme valeur mobilisée la liberté et comme motivations de transfert l’intéret et l’égoïsme ; 2) le système économique de la planification, avec comme mode de transfert la redistribution forcée, comme motivation du transfert la contrainte, et comme valeur mobilisée l’égalité ; 3) le système de la réciprocité, avec pour mode de transfert le don, avec pour motivation de transfert l’altruisme et pour valeur mobilisée, la fraternité —, cette perspective se revendiquant être pourtant «anti-utilitariste» et critique de l’économisme, semble déjà fondre comme neige sous le soleil trop luisant de sa propre critique : l’économisme de Polanyi comme l’utilitarisme de l’«anti-utilitariste » Alain Caillé, ont déjà été mis en évidence par certains auteurs qui ont donc critiqué la perspective politique qui s’en réclamait : «l’oxymore de l’économie sociale et solidaire» [S. Latouche, Justice sans limites, Fayard, 2003, notamment le chapitre 2, intitulé «L’oxymore de l’économie solidaire»]. On y vitupère toujours contre l’obsession du retour sur investissement pour mieux s’accomoder de mutualiser la demande, de la solvabiliser (cf. le microcrédit), de la marchandiser toujours plus. Et de pousser l’économie toujours plus loin dans nos vies déjà bien entamée, grâce aux «emplois de proximité», sous prétexte de combattre les excès du libéralisme. C’est ainsi que l’on ne peut être que très peu surpris par «les ambiguïtés de ces projets de ‘‘tiers secteurs’’ et les dérives possibles de l’associationnisme sans principe. Le cocktail, dit ‘‘polanyien’’, à trois ingrédients de l’économie plurielle — redistribution par l’État, réciprocité par le don et échange monétaire par le marché —, peut donner naissance à toutes sortes de denrées : du paternalisme patronal chrétien renouvelé sous le label de l’entreprise citoyenne jusqu’à la soustraitance des services par des associés auto- et sur-exploités. Dans tous les cas de dévoiement, l’autre monde possible, qu’il s’agisse d’un autre développement ou d’une autre mondialisation, se trouve tellement dans celui-ci que la compatibilité des deux mondes aboutit même à leur complémentarité…» [Préface de Serge Latouche à Michel Lulek, Scions travaillait autrement. Ambiance Bois, l’aventure d’un collectif autogéré, éditions du réseau Repas, 2003].

Mais c’est aussi l’écologie politique, de René Dumont aux nouveaux politiciens de la «décroissance», en passant par l’écologie d’État actuelle, qui est elle aussi intégrée dans des régimes économiques dont elle combat la voracité, mais dont elle accepte la permanence des formes de base. Ainsi les économistes de toutes obédiences ne cessent de proposer une «fiscalité écologique» et «l’internalisation des effets externes» du processus de production qui dans ses catégories de base ne peut rester qu’inchangé. Mais comment en effet peut-on évaluer les «vrais coûts» par rapport aux mutilations incommensurables faites à nos vies vécues, labourées par les pollutions, les ondes électro-magnétiques, les «risques professionnels» qui nous font tomber jusque dans un cercueil, les maladies iatrogènes, l’atrophisation de nos subjectivités, etc. ? Pour un tel raisonnement écolo-économiste, y compris chez ceux qui veulent réduire les inégalités socioenvironnementales, il n’y a jamais problème à poser une équivalence entre une somme monétaire et la vie vécue. L’abstraction monétaire prétend toujours rendre compte de ce qui n’est jamais mesurable. «À vouloir faire rentrer la justice dans les finances, ce sont les finances qui rentrent finalement dans la justice» écrivait B. Charbonneau
[B. Charbonneau, Il court, il court le fric…, Opales, 1996]. L’écologie des alternatifs est finalement l’avant-garde de l’écologie machinique de demain qui taxe, qui réglemente, qui sur-organise, qui fait décroître, partout la lutte contre les nuisances écologiques passent par leur mise en valeur, et comme toujours, «l’extension accélérée du marché oblige à y inclure, donc à tarifer ce qui lui échappe encore. Car dans la mesure où certains biens essentiels dont nul ne se préoccupe restent gratuits, ils sont exploités sans mesure. Pas besoin de se gêner puisqu’ils ne coûtent rien. C’est ainsi que la clarté des rivières, le silence des villes, l’azur de la Méditerranée, menacés de disparition, manqueront un beau jour à l’industrie elle-même. Il devient donc urgent d’en faire le décompte et d’en fixer la valeur, et la seule qui soit reconnue de tous [par nos écologistes machiniques comme alternatifs] est celle qui s’exprime en francs. Il va falloir déterminer les coûts, les indemnités à payer aux particuliers, à l’État et aux industriels eux-mêmes. C’est d’autant plus urgent que ce qui était donné par la nature doit être désormais fabriqué à grands frais. Demain les produits les plus chers seront l’air, l’eau, la mer ou les plages épurées, recomposées à force de raffinements scientifiques et chimiques. La fabrication des éléments ou paysages qu’on avait autrefois pour rien sera sans doute l’industrie la plus puissante, donc celle qui procure les plus gros profits» [B. Charbonneau, ibid., p. 100-101].

Plus largement que ces quelques exemples de politiques alternatives, la politique est sans cesse opposée à l’économique par les promoteurs de «politiques publiques alternatives», afin de lui donner des règles, pour l’endiguer, etc. Cela paraît être au minimum un grand rêve et ne s’est d’ailleurs jamais rencontré dans l’histoire, car «loin d’être extérieure ou supérieure à la sphère économique, elle [la politique] se meut complètement à l’intérieur de celle-ci. Cela n’est pas dû à une mauvaise volonté des acteurs politiques, mais remonte à une raison structurale : la politique n’a pas de moyen autonome d’intervention. Elle doit toujours se servir de l’argent et chaque décision qu’elle prend doit être financée. Le pouvoir politique fonctionne seulement jusqu’à ce qu’il réussisse à prélever l’argent sur les procès de valorisation réussis. Lorsque ces procès commencent à ralentir, l’économie limite et étouffe toujours plus l’espace d’action de la politique. Il devient alors évident que dans la société de la valeur la politique se trouve dans un rapport de dépendance vis-à-vis de l’économie» [
Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003, p. 168-169, chapitre «La politique n’est pas la solution». Dans le Manifeste contre le travail, l’ex-groupe Krisis affiche clairement une perspective «antipolitique», voir le chapitre «Fin de la politique».].

On voit là déjà la formidable contradiction de ce que sont déjà des politiques de soutien du «tiers secteur non-marchand de l’économie sociale et solidaire» (voir l’encadré sur André Gorz, p. 56), comme ce que seraient des politiques de «décroissance soutenable» qui auraient toujours besoin bizarrement d’une bonne croissance économique des procès de valorisation pour devenir seulement possibles : on ne fait pas décroître la part de l’économie dans nos vies en insérant de l’argent public dans la machine, le fric c’est l’oxygène indispensable à l’organisme qui sans lui étoufferait. Mais c’est aussi la drogue de son accoutumance qui fait que même au travers des «alternatives», il en a toujours besoin — et de plus en plus.

Mais l’économisme atavique n’est pas seulement présent dans les moyens politiques utilisés, il l’est aussi plus encore dans les contenus même des «alternatives» anticapitalistes : par exemple dans les théories sur une monnaie fondante qui interdirait toute capitalisation mais où le salaire (parfois qualifié de «salaire anarchiste» !) reste une technique redistributive de la production marchande, comme dans toutes les réflexions autour des actuelles revendications pour une «allocation universelle inconditionnelle», un «revenu d’existence» et autre «revenu-garanti-à-se-faire-coloniser-par-l’économique». Ainsi remarque un auteur, le «revenu de citoyenneté» est «un mécanisme désincarné, selon lequel la possibilité de créer du sens est étroitement liée à une quantité de l’équivalent universel (l’argent). Le promouvoir signifie reconnaître implicitement une pleine légitimité historique à l’utilitarisme et à l’économisme qui fonctionnent de manière tout à fait homologue en posant le fétichisme quantitatif comme garantie de la neutralité qui habilite les projets existentiels subjectifs» [
Onofrio Romano, «Pour une critique anti-utilitariste de l’antiutilitarisme», dans Revue du MAUSS, no27, 2006, p. 223]. Et cet essentialisme économique du «revenu garanti» est ici plus encore relevé par Claude Guillon avec toute l’ironie qu’il faut pour dégonfler ces incantations lancinantes : «Faut-il prendre à la lettre, par exemple, l’argument de M. Yoland Bresson [On pourra notamment se reporter à son livre, où le degré d’économisme y est sidérant et à notre connaissance rarement atteint, Le revenu d’existence ou la métamorphose de l’être social, L’esprit frappeur, 2000], selon lequel “un bébé, la première année de sa vie, fait tourner l’économie en consommant des couches-culottes et des consultations médicales. Par sa seule existence, il a une valeur économique[Y. Bresson, Le Monde, 8 avril 1997] ? Sans doute puisque Jacques Berthillier affirme de son côté que “tout individu, de par son existence, crée un potentiel d’échange, indépendamment de son action propre. […] Si on ne lui donne pas l’équivalent monétaire de son potentiel d’échange, on le tue socialement” [Brochure publiée à l’occasion de l’AIRE, 26 novembre 1998. Participant à cette réunion, l’ancien ministre de l’Intérieur Robert Galley voyait dans le «revenu d’existence» la solution aux problèmes d’exclusion et de solidarité.]. D’une pertinence factuelle incontestable, ce raisonnement pourrait figurer le summum de l’esprit marchand, d’autant qu’il n’y a pas de raison sérieuse de ne pas l’étendre au fœtus (à naître ou avorté), qui lui aussi “consomme” des examens médicaux et des actes chirurgicaux. Dans cet esprit, le revenu d’existence pourrait être versé, dès la conception, sur un compte bloqué (la question se pose de savoir à qui seraient versées les sommes théoriquement dues à des ex-fœtus non viables ou avortés). En allant plus loin, on pourrait considérer que les spermatozoïdes et les ovules, dont l’interdiction de la rencontre suppose le plus souvent la consommation de consultations spécialisées et de produits et objets contraceptifs, ont en eux-mêmes une valeur, et pourquoi pas une existence économique ? On atteindrait de la sorte au comble du “garantisme naturel”» [Claude Guillon, Économie de la misère, éditions La Digitale, 1999, p. 71-72. Les chapitres concernant la critique du «revenu garanti» sont disponibles en ligne.].

La question des moyens : envoûtement logistique et pouvoir

Comme au temps d’un marxisme qui pensait faire la révolution en prenant le contrôle de l’État par la violence ou par les urnes pour déployer ensuite leurs «alternatives», rapidement totalitaires, bien des «alternatives anticapitalistes» actuelles comme le «distributisme» (voir le texte sur «Le distributisme ou l’envoûtement logistique») mais aussi le petit catalogue des solutions de bon sens que rédigent Serge Latouche et les décroissants dans leurs propositions politiques des «8 R» (on lira à leur sujet le texte de Guy Bernélas repris dans ce numéro), présupposent toujours une sur-organisation technicienne de la domination politique et sociale. Le renforcement de cette dernière est d’ailleurs le trait majeur de l’actuelle mutation de l’éco-capitalisme notamment au travers de la promotion des énergies renouvelables qui nous dépossèdent et nous contrôlent toujours autant que le système énergétique actuel qui permet la servitude de nos modes de vies [Sur l’idée d’un accroissement de la domination sociale par le biais du système énergétique qui nous met en servitude, voir Los Amigos de Ludd, Las ilusiones renovables. La cuestion de la energia y la dominacion social, éditions Muturreko burutazioak, 2007, dont des chapitres seront traduits prochainement dans le bulletin]. Mais ce trait est aussi celui de bien des «alternatives libertaires» [Nous renvoyons au premier volume traduit de quelques bulletins de Los Amigos de Ludd. Bulletin d’information anti-industriel, par les éditions Petite Capitale, 2005]. Murray Bookchin est ainsi l’auteur dans Pour une société écologique (éd. C. Bourgeois, 1976), de l’affirmation que l’échec des révolutions passées vient «non du manque de coordination politique, mais du manque de développement technologique» (p. 45). Le tapis rouge de la Marche royale des stades successifs du «progrès» devant d’abord être déroulé entièrement pour qu’advienne enfin la société anarchiste, l’opportunité de la révolution étant finalement que l’automatisation du processus de production permette la «fin de la rareté», c’est-à-dire une époque où le potentiel technologique est suffisamment développé pour fournir à tous une surabondance gratuite de biens. Ce développement intégral des technologies de la production est aujourd’hui le présupposé ou l’arrière-plan — involontaire parfois —, de toutes les revendications pour la gratuité. C’est là aussi le puissant rêve libertaire de moyens technologiques pouvant offrir la possibilité de créer des unités de production autogérées, décentralisées, ne produisant plus de rapport hiérarchique et de division du travail voire carrément puisque travaillant à notre place, de connaître enfin paresse, luxe, calme et volupté : une véritable utopie de la techno-abondance. Remarquons que cette manière de concevoir l’autogestion est très largement partagée chez plusieurs auteurs libertaires. Ainsi dans l’ouvrage de Gaston Britel (voir encadré ci-dessous) pourtant très stimulant dans sa critique de l’ensemble des formes de salaires et de revenus, ou encore de la hausse des salaires, de la «monnaie fondante», etc. — et anticipant déjà la critique d’une des mesures phares des «décroissants», le «salaire maximum de décroissance» —, c’est finalement la solution de l’auteur («le droit à la production et à la consommation gratuite de tous les biens») qui pose question du fait des mêmes présupposés que ceux de Bookchin. De Paul Lafargue à Jean Zin en passant par Asger Jorn, on rêve toujours de la corne d’abondance que produirait l’automation du processus de production mis au service du peuple, de la «classe ouvrière», de la «multitude», etc. Si on relit les textes de la fin du XIXe siècle qui ont cherché à remplacer le «à chacun selon son travail» du collectivisme marxiste, par le principe du «à chacun selon ses besoins» du communisme libertaire, c’est partout que l’utopie de la techno-abondance est présente. «L’humanité écrivait P. Kropotkine, pourrait se donner une existence de richesse et de luxe, rien qu’avec les serviteurs de fer et d’acier qu’elle possède» [Pierre Kropotkine, La conquête du pain. L’économie au service de tous, éditions du Sextant, 2006, p. 15]. Orwell, L. Mumford, Adorno, J. Ellul, Günther Anders, L’Encyclopédie des nuisances — quand bien même celle-ci ne rattache pas la critique de la marchandise à la société industrielle (voir encadré suivant) —, comme Michel Henry, Pierre Thuillier, Grothendieck ou Marcuse, eurent le mérite d’entamer la critique du progressisme des Lumières, celle du «phénomène technique» ou du «système technicien» et de la science. Il y aurait probablement tout un travail de dépoussiérage à faire dans les propositions libertaires y compris avec des conséquences sur les campagnes actuelles de certaines organisations pour la «gratuité des services publics», etc. Il n’est pas aujourd’hui peu contradictoire de voir nos camarades libertaires très alertes contre le développement de l’informatisation de la vie et des nécrotechnologies de fichage, de flicage, de puçage des animaux agricoles, etc., tout en continuant à proposer des schémas politiques quand même anciens, qui justement présupposent un développement général des technologies de production [On peut lire dans la veine de l’utopie cyberdémocratique de P. Levy : «Quant à la possibilité de faire concrètement fonctionner ces mécanismes autogestionnaires rappelons simplement que nous sommes déjà à l’ère des technologies les plus sophistiquées et performantes de communication et d’information, c’est-à-dire outillés comme jamais pour cela. Avec des moyens et une volonté politique, oui, on peut techniquement consulter régulièrement la population. Les progrès technologiques, loin de rendre l’autogestion caduque, la font chaque jour plus crédible», Alternative libertaire, Un projet de société communiste libertaire, éditions AL, 2002, p. 117. On verra aussi p. 77-78, où AL se positionne sur les technologies à la fois de façon illusoire (contrôle et transformation de technologies) mais sans véritable réflexion de fond, on reste sur le mode de la «neutralité» des technologies et de la science de la production.]. Un débat sur ces questions pourrait s’ouvrir.

Mais maintenant que l’économie — en tant que généralisation de l’échangisme marchand — est venue à bout de s’emparer entièrement de la possibilité même de nos vies, il n’y a donc pas de bordures, de frontières, de «terra incognita» à l’économie, elle est comme une sphère d’auto-réalité infiniment close sur elle-même, la périphérie en est partout et le centre nulle part, les «alternatives» en sont le coeur comme les firmes les artères, et vice versa. Car les 120 Amap de PACA ou une multinationale sont finalement la même chose pour la Méga-machine économique qui ne fait pas de différence : elles génèrent un volume financier de 4,2 millions d’euros qui alimentera toujours le fonctionnement de la machine mondiale, comme n’importe quelle autre heureuse contribution sacrificielle sur l’autel de l’éternelle croissance économique [Les chiffres connus sur les volumes générés sont dans
Campagnes Solidaires, no222]. Loin d’amputer l’économie, la réparation de ses dégâts écologiques comme humains par les alternatives, la relance toujours de plus belle.

Quelques ennemis du meilleur des mondes économiques
Sortir de l’économie no 2, mai 2008
Bulletin critique de la machine-travail planétaire.

Publié dans Théorie critique

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