Nouvelles de l'affaire d'Ivan, Bruno, Damien et les deux de Vierzon
Ivan, Bruno et Farid libérés !
Vendredi, Ivan et Bruno, incarcérés depuis le 19 janvier, ont été libérés et placés sous contrôle judiciaire. L’instruction continue mais cette affaire antiterroriste commence à se dégonfler. Une semaine plus tôt dans la même affaire, Farid, arrêté le 23 janvier à Vierzon en compagnie d’Isa, était libéré également sous contrôle judiciaire. Isa, par contre, est toujours détenue à la prison de Lille-Séquedin.
La semaine de solidarité prévue du 9 au 16 juin est évidemment plus que jamais maintenue, pour la liberté d’Isa et de tous les autres prisonniers.
Solidarité !
Nouvelles de l’affaire d’Ivan, Bruno, Damien et les deux de Vierzon
Une série d’auditions et une arrestation ont eu lieu ces dernières semaines dans le cadre de l’enquête sur ce que les juges, flics et journalistes appellent «la mouvance anarcho-autonome francilienne». Il semble important de décrire quelques-unes des tactiques d’interrogatoire employées par les flics pour obtenir ce qu’ils ont envie d’entendre. Ces auditions en appellent d’autres, sans doute rapidement car juges et flics semblent être dans une phase active des investigations. Toutes ces auditions ont aussi permis de confirmer la manœuvre politique sous-jacente à cette instruction visant à qualifier de terroriste tout un ensemble de pratiques et de points de vue critiques. Rappelons que cinq personnes sont mises en examen dans cette affaire (Ivan, Bruno, Damien et les deux de Vierzon), qu’Ivan, Bruno et la fille arrêtée à Vierzon sont incarcérés et que les deux autres sont sous contrôle judiciaire, le garçon arrêté à Vierzon venant d’être libéré après quatre mois de préventive.
Pour l’instant les auditions n’ont concerné que les personnes mises en examen, leurs familles ainsi que des proches qui ont fait des demandes de parloir. Dans ce dernier cas, se rendre à l’audition était une condition indispensable (mais parfois insuffisante) à l’obtention du permis de visite. Rappelons que l’on peut ne pas se rendre à un interrogatoire lorsqu’on est convoqué en tant que témoin (surtout lorsque la convocation est notifiée par un simple courrier ou par téléphone, comme ce fut le cas ici), que ça peut être un délit mais que ce n’est pas systématique car c’est compliqué pour eux de poursuivre tout un ensemble de témoins qui ne se présentent pas. Il y a un intérêt collectif évident à ne pas se rendre à ces auditions dont les résultats ne sont utilisés qu’à charge dans ces affaires.
Les auditions des proches et des membres des familles ont eu lieu à la brigade criminelle, Quai des Orfèvres à Paris. Pour l’instant seuls les mis en examens ont été auditionnés chez la juge antiterroriste en charge de cette affaire, Marie-Antoinette (ça s’invente pas !) H., qui est assistée d’un autre juge, Edmond B. À la brigade criminelle c’est le «groupe M.» qui s’occupe de l’affaire, du nom de leur chef, un flic qui se présente d’abord sympa et respectueux de la procédure, puis qui joue souvent le rôle du méchant dans les interrogatoires tout en finissant ses gueulantes pour mettre la pression d’une petite remarque en s’inventant une proximité avec les interrogés (par exemple : «Moi aussi j’ai des enfants» aux parents, ou «Moi aussi je viens de tel endroit»). Bref du classique de flic.
L’idée de ce texte est donc aussi de décrire des techniques souvent employées dans les interrogatoires car mieux préparés, il est plus facile de les voir venir et de ne pas se faire avoir. Ça concerne aussi bien les mis en cause dans les affaires que leurs proches (familles, potes qui demandent des parloirs…). Avec les familles, au-delà d’en apprendre éventuellement sur les faits, les flics tentent de retracer un parcours de vie pour construire un profil à des fins judiciaires qui pourrait expliquer «comment il ou elle a pu en arriver là, c’est-à-dire devenir terroriste». De là tout un ensemble de questions pour déceler des manifestations précoces de cette prédestination au terrorisme : «Comment était-il (ou elle) à l’école, au collège, au lycée ?», «Avait-il (ou elle) des amis ou était-il (ou elle) asocial ?», «Se battait-il (ou elle) souvent ?», «Quelle est son orientation sexuelle ?» De plus, de nombreuses questions semblent anodines mais peuvent souvent être utilisées à charge dans un sens ou dans l’autre ; un «bon élève» te place rapidement dans la catégorie des idéologues manipulateurs, un «mauvais élève» dans celle des asociaux précoces et des rétifs à toute autorité, alors choisis ton camp camarade ! Ça peut sembler caricatural mais plusieurs indices laissent entendre de telles interprétations, surtout, comme c’est le cas dans cette affaire, quand le dossier ne repose sur aucun fait (même si ces «parcours de vie» sont très fréquents dans les affaires criminelles de toutes sortes).
Les flics utilisent également une tactique consistant à endormir un peu l’interrogé au milieu de questions un peu bidons avant de rebondir subitement sur des trucs plus intéressant pour eux : «A-t-il (ou elle) fait des voyages ?», «Quels sports pratiquait-il (ou elle) ?» puis de demander «Mais avec qui faisait-il (ou elle) tout ça ? Vous venez de dire qu’il avait des amis, vous vous souvenez bien de certains noms ?» En ayant répondu aux précédentes questions, il est plus difficile (mais pas impossible évidemment) d’esquiver les suivantes. On peut citer également la tactique des «questions guidées» où tu comprends déjà très bien vers où le flic veut te mener dans la manière de poser la question : «Qu’est-ce que tu penses du squat de la rue X ou Y ?», le flic présuppose déjà que tu connais tel ou tel lieu et n’importe quel type de réponse viendra au moins confirmer cette hypothèse. Ils peuvent aussi répéter plusieurs fois la même question ou insister lourdement sur un point précis.
La base dans les interrogatoires, utilisée presque systématiquement, c’est la tactique du flic gentil et du flic méchant. Le premier est celui qui parle le plus, met en confiance, pose ses questions gentiment, est serviable et se montre compréhensif («Je comprends que ce soit dur pour vous», «Vous savez, de vous à moi, je n’aime pas interroger les familles» ou «Moi aussi je trouve que cette affaire prend des proportions délirantes»). Et puis il y a le flic méchant, celui qu’on n’avait pas trop remarqué depuis le début, qui ne parlait pas, qui n’est pas tout le temps dans la pièce, qui fait des aller-retours, puis qui surgit à un moment clé (moment de doute, d’hésitation avant une réponse) en se mettant très proche de l’interrogé, en gueulant et en lui mettant un gros coup de pression : «Je crois que vous n’avez pas compris où vous êtes !», «Vous n’avez pas l’air de vous rendre compte de la gravité des faits !», «Vous (ou votre enfant selon les cas) allez passer une bonne partie de votre (sa) vie au trou !» Dans cette affaire au Quai des Orfèvres c’est souvent le même M. qui se charge de cette performance théâtrale. En sachant qu’elle se produit presque à chaque fois, cette technique d’intimidation tombe vite à l’eau et M. devient un personnage comique plutôt ridicule à vociférer tout seul. Évidemment il n’y a rien de systématique, parfois les flics sont tous sur le registre «gentils» ou tous «méchants», souvent aussi ils changent de registre au fil de l’interrogatoire, encore plus si c’est une garde-à-vue, au gré des réactions de l’interrogé et de ce qui leur donne le plus de résultats.
Les autres tactiques sont également assez classiques. Plusieurs personnes peuvent être convoquées en même temps et auditionnées séparément et simultanément. Des flics font des allers-retours entre les deux pièces et traquent les contradictions entre les déclarations. Outre l’intimidation, les flics insistent sur la proximité notamment avec les parents en instaurant des rapports du type : «Vous savez, pour votre enfant ce n’est pas trop tard, il (ou elle) peut s’en sortir, mais il (ou elle) est mal entouré… Pour le sortir de là, parlez-moi de ses fréquentations.» Les flics essaient aussi le registre de la culpabilisation des mauvais parents «Vous ne savez pas où il (ou elle) habite ? Mais vous ne vous intéressez plus à lui (ou elle) !» Il leur arrive aussi de laisser l’auditionné seul dans le bureau, ou avec des personnes qui semblent s’affairer à autre chose, ceci dans le but de voir son comportement. Les interrogatoires sont aussi des tests de personnalité, le flic sur le côté qui n’a pas parlé de tout l’interrogatoire ne vous a peut-être pas lâché du regard en guettant vos expressions ou les manifestations de votre visage. Dans un commissariat, dans le bureau d’un juge ou d’un flic, on est toujours en territoire ennemi, ne l’oublions pas.
Évidemment la meilleure des tactiques consiste à tout faire pour éviter ces moments et à ne rien déclarer mais on n’a pas toujours le choix… Le cas de la garde-à-vue est plus spécifique, dans l’immense majorité des cas il vaut mieux ne rien déclarer en garde-à-vue, encore plus lorsqu’elle a lieu dans le cadre d’une instruction en cours. Il existe tellement de cas où les gens se sont enfoncés ou en ont enfoncé d’autres en croyant bien faire en déclarant des choses en garde-à-vue. Tout ce qui vient d’être dit dans ce texte s’applique évidemment à la garde-à-vue et il faut rajouter quelques éléments plus spécifiques. Premièrement, t’as pas accès au dossier en garde-à-vue, tu n’y as accès qu’au moment où tu es déféré au parquet, c’est-à-dire quand t’es conduit au tribunal, que ce soit en vue d’une comparution immédiate ou d’une mise en examen. Cet élément est primordial, surtout si le motif de la garde-à-vue est sérieux et si elle se déroule dans le cadre d’une affaire déjà instruite, comme c’est le cas ici. Il vaut mieux garder d’éventuelles déclarations pour le juge d’instruction, à la fin de la garde-à-vue et après avoir vu le dossier avec ton avocat.
Pendant une garde-à-vue (48 heures maximum en régime normal, 144 heures en régime antiterroriste ou criminalité organisée avec dans ces deux derniers cas pas d’avocat avant 72 heures, avocat qui de toute façon n’a pas accès à ce moment au dossier), les flics rajoutent quelques registres outre tous ceux qu’on vient d’évoquer. Ils utilisent souvent la tactique du «De toutes façons, on sait déjà tout», qui te pousse à confirmer certaines accusations minimales en te disant qu’ils le savent déjà et qu’ainsi tu crédibilises ta position vis-à-vis de la justice, un «Je vous ai tout dit» qui laisse l’impression de sauver l’essentiel en te disant «Ce que je leur ai dit, ils le savaient déjà». Il existe plein de cas où c’est faux, où ils jouent de leur impression de toute-puissance pour te faire confirmer des choses qu’ils ignorent. Ça vaut même pour des questions de base du type «Avez-vous eu déjà affaire à la police et à la justice ? Ça sert à rien de nous le cacher on le retrouvera !», ce qui est parfois faux car ils ne retrouvent pas toujours tout dans leurs fichiers, ou ils le retrouvent de manière erronée ou incomplète. S’il ne faut pas tomber dans le piège de la toute-puissance policière, il faut aussi se garder de l’inverse, c’est-à-dire du «Ils sont à la masse, je vais les baratiner, je maîtrise parfaitement mon discours». En garde-à-vue tu ne sais jamais ce qu’ils savent et ce qu’ils ignorent et même s’ils sont souvent à la masse, ils sont quand même bien formés et rôdés aux interrogatoires et risquent bien plus de te piéger si tu te lances dans des déclarations de toutes façons hasardeuses et très risquées pour toi et pour les autres mis en cause.
Ils jouent sur la fatigue, la lassitude, l’angoisse des heures passées enfermés en cellule à attendre son sort. Six jours seuls dans un trou c’est long, ça donne parfois la mauvaise idée de tenter des choses pour espérer en sortir. Les flics se servent évidemment de toutes ces heures, c’est même le principe de la garde-à-vue. Ils insistent beaucoup sur le fait qu’il est dans ton intérêt de parler, que tu as l’opportunité de te justifier : «Moi je veux bien te croire que t’as rien à voir avec ça, mais il faut que tu t’en expliques, sinon le juge il va te mettre au trou direct et là t’en prends pour des années !», «Je ne te comprends pas, tu as l’occasion de t’expliquer, pourquoi tu saisis pas cette occasion ? Je crois que t’as pas compris le fonctionnement de la justice, en déclarant rien t’enfonces ton cas c’est clair, vraiment je te comprends pas…» Une des techniques les plus perverses qu’ils emploient consiste à organiser un chantage entre les gens si plusieurs personnes sont arrêtées en même temps, «Ah tu veux pas parler ? Et bien à cause de toi on vous garde tous, toi et tes potes, alors qu’eux ont bien voulu coopérer, et bien à cause de toi vous allez tous en reprendre pour 24 heures de plus, je vais leur dire, ils vont être contents de toi !» Évidemment à ce moment là, tout seul en cellule, tu sais pas comment ça se passe pour les autres, tout ce que les flics disent est souvent faux mais malheureusement cette technique est dure à supporter quand on n’y est pas préparé et les tentations de déclarer quelques trucs en espérant améliorer la situation de tout le monde sont fortes mais complètement illusoires. D’une manière générale, ils tentent souvent de te faire croire que vous avez des intérêts communs, que vous pouvez coopérer pour aller dans le même sens, en oubliant pas de rajouter fréquemment «En tout cas c’est sûr et certain que si tu dis rien tu vas en taule pour des années avec ces chefs d’inculpation !»
Les flics pratiquent souvent la falsification des preuves ou des déclarations, surtout si plusieurs personnes sont arrêtées en même temps, pour mettre la pression ou instiller le doute dans l’esprit des personnes arrêtées : «Ah toi tu parles pas ? Tu vas prendre cher, surtout que ton pote s’est mis à table, tu veux voir ces déclarations ? En plus il parle de toi !» Il arrive aussi qu’ils fassent croire qu’ils ont un élément évident te confondant, «Tu vois cette cassette vidéo ? Et bien dessus il y a un enregistrement où je viens de te voir dans une situation bien compromettante, va falloir que tu t’expliques !», alors que c’était complètement bidon et que la cassette ne contenait rien du tout. Il existe aussi quelques variantes propres à chaque situation, du type «Cette garde-à-vue et cette possibilité de t’exprimer c’est l’occasion pour toi de parler de tes convictions politiques, considère que c’est une tribune !» ou «Toi et tes potes vous êtes ridicules, les grands caïds ils ne se comportent pas du tout comme vous, avec eux au moins on peut discuter, vous, vous me faites pitié, des vrais gamins avec vos cachotteries et votre refus de coopérer…»
Signalons que toutes ces situations viennent d’expériences réelles, très récentes pour la plupart. Il peut sembler plus qu’évident de rappeler toutes ces techniques de flics bien anciennes mais il est tout aussi évident de rappeler que la grande majorité des condamnations pénales est encore basée sur les déclarations, donc sur les interrogatoires, que ce soient les aveux, les contradictions, les témoignages, les balances…
L’autre point important concerne le raisonnement politique et judiciaire qui sous-tend toute cette histoire. Ainsi cinq personnes sont mises en examen pour «association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste» et «l’entreprise terroriste en l’espèce, c’est la mouvance anarcho-autonome francilienne». Cette mouvance (terme très peu précis qui permet donc une interprétation très ouverte) se définit selon eux comme un regroupement informel d’un noyau de 50 à 100 personnes entourées de quelques centaines de sympathisants en Île-de-France, qui se retrouve derrière le mot d’ordre «La haine de l’État bourgeois, de l’économie capitaliste et de ses appareils» et qui se manifeste principalement dans la lutte anti-carcérale et contre les centres de rétention. Les cinq mis en examen le sont donc sous le régime antiterroriste pour leur proximité supposée avec cette mouvance, donc avec ce mot d’ordre ou pour leur participation à des moments de lutte contre les prisons ou les centres de rétention. Ce raisonnement permet donc que toute déclaration, tout tract ou brochure critique de l’État, du capitalisme ou de l’enfermement soit associé à cette mouvance et fait donc de son détenteur un terroriste potentiel.
Il faut bien distinguer l’objectif de cette manœuvre, elle ne va évidemment pas déboucher sur l’enfermement des millions de personnes qui critiquent l’État, le capitalisme ou les centres de rétention mais elle offre aux autorités un cadre judiciaire extrêmement large qui lui laisse les mains complètement libres pour réprimer et enfermer toute une partie de la contestation qui les dérange. Cela influe déjà sur les cinq mis en examen, «On a trouvé chez vous des tracts et des brochures critiques de la prison, ceci prouve donc votre appartenance à la mouvance anarcho-autonome et ceci, en tant que mouvance déclarée terroriste, justifie votre mise en examen pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste». Le procès d’intention et d’opinion joue à fond, ajoutons à ça les récentes déclarations (suivies d’actes) des flics sur leur volonté de prendre l’ADN de tout ce qui ressemble de près ou de loin pour eux à un «gauchiste» et on voit bien les réels objectifs de cette construction d’un nouvel ennemi de l’intérieur : isoler une partie des révoltés et ficher toujours plus de monde.
Pour éviter les malentendus, précisons que ces manœuvres (incarcération, fichage ADN) ne sont pas nouvelles ni propres à un milieu particulier, il y a déjà 700.000 personnes au Fichier des empreintes génétiques, et par exemple les récentes révoltes dans les quartiers ont eu pour conséquences des descentes de centaines de flics dans des cités et des incarcérations «préventives» par dizaines. Nous assistons simplement à une extension et à une intensification de ces logiques, à la création de différentes catégories d’«ennemis de l’intérieur» par l’État qui répond à l’accroissement des tensions sociales sur tout le territoire.
Vendredi, Ivan et Bruno, incarcérés depuis le 19 janvier, ont été libérés et placés sous contrôle judiciaire. L’instruction continue mais cette affaire antiterroriste commence à se dégonfler. Une semaine plus tôt dans la même affaire, Farid, arrêté le 23 janvier à Vierzon en compagnie d’Isa, était libéré également sous contrôle judiciaire. Isa, par contre, est toujours détenue à la prison de Lille-Séquedin.
La semaine de solidarité prévue du 9 au 16 juin est évidemment plus que jamais maintenue, pour la liberté d’Isa et de tous les autres prisonniers.
Solidarité !
Indymédia Paris Île-de-France, 7 juin 2008.
Nouvelles de l’affaire d’Ivan, Bruno, Damien et les deux de Vierzon
Une série d’auditions et une arrestation ont eu lieu ces dernières semaines dans le cadre de l’enquête sur ce que les juges, flics et journalistes appellent «la mouvance anarcho-autonome francilienne». Il semble important de décrire quelques-unes des tactiques d’interrogatoire employées par les flics pour obtenir ce qu’ils ont envie d’entendre. Ces auditions en appellent d’autres, sans doute rapidement car juges et flics semblent être dans une phase active des investigations. Toutes ces auditions ont aussi permis de confirmer la manœuvre politique sous-jacente à cette instruction visant à qualifier de terroriste tout un ensemble de pratiques et de points de vue critiques. Rappelons que cinq personnes sont mises en examen dans cette affaire (Ivan, Bruno, Damien et les deux de Vierzon), qu’Ivan, Bruno et la fille arrêtée à Vierzon sont incarcérés et que les deux autres sont sous contrôle judiciaire, le garçon arrêté à Vierzon venant d’être libéré après quatre mois de préventive.
Pour l’instant les auditions n’ont concerné que les personnes mises en examen, leurs familles ainsi que des proches qui ont fait des demandes de parloir. Dans ce dernier cas, se rendre à l’audition était une condition indispensable (mais parfois insuffisante) à l’obtention du permis de visite. Rappelons que l’on peut ne pas se rendre à un interrogatoire lorsqu’on est convoqué en tant que témoin (surtout lorsque la convocation est notifiée par un simple courrier ou par téléphone, comme ce fut le cas ici), que ça peut être un délit mais que ce n’est pas systématique car c’est compliqué pour eux de poursuivre tout un ensemble de témoins qui ne se présentent pas. Il y a un intérêt collectif évident à ne pas se rendre à ces auditions dont les résultats ne sont utilisés qu’à charge dans ces affaires.
Les auditions des proches et des membres des familles ont eu lieu à la brigade criminelle, Quai des Orfèvres à Paris. Pour l’instant seuls les mis en examens ont été auditionnés chez la juge antiterroriste en charge de cette affaire, Marie-Antoinette (ça s’invente pas !) H., qui est assistée d’un autre juge, Edmond B. À la brigade criminelle c’est le «groupe M.» qui s’occupe de l’affaire, du nom de leur chef, un flic qui se présente d’abord sympa et respectueux de la procédure, puis qui joue souvent le rôle du méchant dans les interrogatoires tout en finissant ses gueulantes pour mettre la pression d’une petite remarque en s’inventant une proximité avec les interrogés (par exemple : «Moi aussi j’ai des enfants» aux parents, ou «Moi aussi je viens de tel endroit»). Bref du classique de flic.
L’idée de ce texte est donc aussi de décrire des techniques souvent employées dans les interrogatoires car mieux préparés, il est plus facile de les voir venir et de ne pas se faire avoir. Ça concerne aussi bien les mis en cause dans les affaires que leurs proches (familles, potes qui demandent des parloirs…). Avec les familles, au-delà d’en apprendre éventuellement sur les faits, les flics tentent de retracer un parcours de vie pour construire un profil à des fins judiciaires qui pourrait expliquer «comment il ou elle a pu en arriver là, c’est-à-dire devenir terroriste». De là tout un ensemble de questions pour déceler des manifestations précoces de cette prédestination au terrorisme : «Comment était-il (ou elle) à l’école, au collège, au lycée ?», «Avait-il (ou elle) des amis ou était-il (ou elle) asocial ?», «Se battait-il (ou elle) souvent ?», «Quelle est son orientation sexuelle ?» De plus, de nombreuses questions semblent anodines mais peuvent souvent être utilisées à charge dans un sens ou dans l’autre ; un «bon élève» te place rapidement dans la catégorie des idéologues manipulateurs, un «mauvais élève» dans celle des asociaux précoces et des rétifs à toute autorité, alors choisis ton camp camarade ! Ça peut sembler caricatural mais plusieurs indices laissent entendre de telles interprétations, surtout, comme c’est le cas dans cette affaire, quand le dossier ne repose sur aucun fait (même si ces «parcours de vie» sont très fréquents dans les affaires criminelles de toutes sortes).
Les flics utilisent également une tactique consistant à endormir un peu l’interrogé au milieu de questions un peu bidons avant de rebondir subitement sur des trucs plus intéressant pour eux : «A-t-il (ou elle) fait des voyages ?», «Quels sports pratiquait-il (ou elle) ?» puis de demander «Mais avec qui faisait-il (ou elle) tout ça ? Vous venez de dire qu’il avait des amis, vous vous souvenez bien de certains noms ?» En ayant répondu aux précédentes questions, il est plus difficile (mais pas impossible évidemment) d’esquiver les suivantes. On peut citer également la tactique des «questions guidées» où tu comprends déjà très bien vers où le flic veut te mener dans la manière de poser la question : «Qu’est-ce que tu penses du squat de la rue X ou Y ?», le flic présuppose déjà que tu connais tel ou tel lieu et n’importe quel type de réponse viendra au moins confirmer cette hypothèse. Ils peuvent aussi répéter plusieurs fois la même question ou insister lourdement sur un point précis.
La base dans les interrogatoires, utilisée presque systématiquement, c’est la tactique du flic gentil et du flic méchant. Le premier est celui qui parle le plus, met en confiance, pose ses questions gentiment, est serviable et se montre compréhensif («Je comprends que ce soit dur pour vous», «Vous savez, de vous à moi, je n’aime pas interroger les familles» ou «Moi aussi je trouve que cette affaire prend des proportions délirantes»). Et puis il y a le flic méchant, celui qu’on n’avait pas trop remarqué depuis le début, qui ne parlait pas, qui n’est pas tout le temps dans la pièce, qui fait des aller-retours, puis qui surgit à un moment clé (moment de doute, d’hésitation avant une réponse) en se mettant très proche de l’interrogé, en gueulant et en lui mettant un gros coup de pression : «Je crois que vous n’avez pas compris où vous êtes !», «Vous n’avez pas l’air de vous rendre compte de la gravité des faits !», «Vous (ou votre enfant selon les cas) allez passer une bonne partie de votre (sa) vie au trou !» Dans cette affaire au Quai des Orfèvres c’est souvent le même M. qui se charge de cette performance théâtrale. En sachant qu’elle se produit presque à chaque fois, cette technique d’intimidation tombe vite à l’eau et M. devient un personnage comique plutôt ridicule à vociférer tout seul. Évidemment il n’y a rien de systématique, parfois les flics sont tous sur le registre «gentils» ou tous «méchants», souvent aussi ils changent de registre au fil de l’interrogatoire, encore plus si c’est une garde-à-vue, au gré des réactions de l’interrogé et de ce qui leur donne le plus de résultats.
Les autres tactiques sont également assez classiques. Plusieurs personnes peuvent être convoquées en même temps et auditionnées séparément et simultanément. Des flics font des allers-retours entre les deux pièces et traquent les contradictions entre les déclarations. Outre l’intimidation, les flics insistent sur la proximité notamment avec les parents en instaurant des rapports du type : «Vous savez, pour votre enfant ce n’est pas trop tard, il (ou elle) peut s’en sortir, mais il (ou elle) est mal entouré… Pour le sortir de là, parlez-moi de ses fréquentations.» Les flics essaient aussi le registre de la culpabilisation des mauvais parents «Vous ne savez pas où il (ou elle) habite ? Mais vous ne vous intéressez plus à lui (ou elle) !» Il leur arrive aussi de laisser l’auditionné seul dans le bureau, ou avec des personnes qui semblent s’affairer à autre chose, ceci dans le but de voir son comportement. Les interrogatoires sont aussi des tests de personnalité, le flic sur le côté qui n’a pas parlé de tout l’interrogatoire ne vous a peut-être pas lâché du regard en guettant vos expressions ou les manifestations de votre visage. Dans un commissariat, dans le bureau d’un juge ou d’un flic, on est toujours en territoire ennemi, ne l’oublions pas.
Évidemment la meilleure des tactiques consiste à tout faire pour éviter ces moments et à ne rien déclarer mais on n’a pas toujours le choix… Le cas de la garde-à-vue est plus spécifique, dans l’immense majorité des cas il vaut mieux ne rien déclarer en garde-à-vue, encore plus lorsqu’elle a lieu dans le cadre d’une instruction en cours. Il existe tellement de cas où les gens se sont enfoncés ou en ont enfoncé d’autres en croyant bien faire en déclarant des choses en garde-à-vue. Tout ce qui vient d’être dit dans ce texte s’applique évidemment à la garde-à-vue et il faut rajouter quelques éléments plus spécifiques. Premièrement, t’as pas accès au dossier en garde-à-vue, tu n’y as accès qu’au moment où tu es déféré au parquet, c’est-à-dire quand t’es conduit au tribunal, que ce soit en vue d’une comparution immédiate ou d’une mise en examen. Cet élément est primordial, surtout si le motif de la garde-à-vue est sérieux et si elle se déroule dans le cadre d’une affaire déjà instruite, comme c’est le cas ici. Il vaut mieux garder d’éventuelles déclarations pour le juge d’instruction, à la fin de la garde-à-vue et après avoir vu le dossier avec ton avocat.
Pendant une garde-à-vue (48 heures maximum en régime normal, 144 heures en régime antiterroriste ou criminalité organisée avec dans ces deux derniers cas pas d’avocat avant 72 heures, avocat qui de toute façon n’a pas accès à ce moment au dossier), les flics rajoutent quelques registres outre tous ceux qu’on vient d’évoquer. Ils utilisent souvent la tactique du «De toutes façons, on sait déjà tout», qui te pousse à confirmer certaines accusations minimales en te disant qu’ils le savent déjà et qu’ainsi tu crédibilises ta position vis-à-vis de la justice, un «Je vous ai tout dit» qui laisse l’impression de sauver l’essentiel en te disant «Ce que je leur ai dit, ils le savaient déjà». Il existe plein de cas où c’est faux, où ils jouent de leur impression de toute-puissance pour te faire confirmer des choses qu’ils ignorent. Ça vaut même pour des questions de base du type «Avez-vous eu déjà affaire à la police et à la justice ? Ça sert à rien de nous le cacher on le retrouvera !», ce qui est parfois faux car ils ne retrouvent pas toujours tout dans leurs fichiers, ou ils le retrouvent de manière erronée ou incomplète. S’il ne faut pas tomber dans le piège de la toute-puissance policière, il faut aussi se garder de l’inverse, c’est-à-dire du «Ils sont à la masse, je vais les baratiner, je maîtrise parfaitement mon discours». En garde-à-vue tu ne sais jamais ce qu’ils savent et ce qu’ils ignorent et même s’ils sont souvent à la masse, ils sont quand même bien formés et rôdés aux interrogatoires et risquent bien plus de te piéger si tu te lances dans des déclarations de toutes façons hasardeuses et très risquées pour toi et pour les autres mis en cause.
Ils jouent sur la fatigue, la lassitude, l’angoisse des heures passées enfermés en cellule à attendre son sort. Six jours seuls dans un trou c’est long, ça donne parfois la mauvaise idée de tenter des choses pour espérer en sortir. Les flics se servent évidemment de toutes ces heures, c’est même le principe de la garde-à-vue. Ils insistent beaucoup sur le fait qu’il est dans ton intérêt de parler, que tu as l’opportunité de te justifier : «Moi je veux bien te croire que t’as rien à voir avec ça, mais il faut que tu t’en expliques, sinon le juge il va te mettre au trou direct et là t’en prends pour des années !», «Je ne te comprends pas, tu as l’occasion de t’expliquer, pourquoi tu saisis pas cette occasion ? Je crois que t’as pas compris le fonctionnement de la justice, en déclarant rien t’enfonces ton cas c’est clair, vraiment je te comprends pas…» Une des techniques les plus perverses qu’ils emploient consiste à organiser un chantage entre les gens si plusieurs personnes sont arrêtées en même temps, «Ah tu veux pas parler ? Et bien à cause de toi on vous garde tous, toi et tes potes, alors qu’eux ont bien voulu coopérer, et bien à cause de toi vous allez tous en reprendre pour 24 heures de plus, je vais leur dire, ils vont être contents de toi !» Évidemment à ce moment là, tout seul en cellule, tu sais pas comment ça se passe pour les autres, tout ce que les flics disent est souvent faux mais malheureusement cette technique est dure à supporter quand on n’y est pas préparé et les tentations de déclarer quelques trucs en espérant améliorer la situation de tout le monde sont fortes mais complètement illusoires. D’une manière générale, ils tentent souvent de te faire croire que vous avez des intérêts communs, que vous pouvez coopérer pour aller dans le même sens, en oubliant pas de rajouter fréquemment «En tout cas c’est sûr et certain que si tu dis rien tu vas en taule pour des années avec ces chefs d’inculpation !»
Les flics pratiquent souvent la falsification des preuves ou des déclarations, surtout si plusieurs personnes sont arrêtées en même temps, pour mettre la pression ou instiller le doute dans l’esprit des personnes arrêtées : «Ah toi tu parles pas ? Tu vas prendre cher, surtout que ton pote s’est mis à table, tu veux voir ces déclarations ? En plus il parle de toi !» Il arrive aussi qu’ils fassent croire qu’ils ont un élément évident te confondant, «Tu vois cette cassette vidéo ? Et bien dessus il y a un enregistrement où je viens de te voir dans une situation bien compromettante, va falloir que tu t’expliques !», alors que c’était complètement bidon et que la cassette ne contenait rien du tout. Il existe aussi quelques variantes propres à chaque situation, du type «Cette garde-à-vue et cette possibilité de t’exprimer c’est l’occasion pour toi de parler de tes convictions politiques, considère que c’est une tribune !» ou «Toi et tes potes vous êtes ridicules, les grands caïds ils ne se comportent pas du tout comme vous, avec eux au moins on peut discuter, vous, vous me faites pitié, des vrais gamins avec vos cachotteries et votre refus de coopérer…»
Signalons que toutes ces situations viennent d’expériences réelles, très récentes pour la plupart. Il peut sembler plus qu’évident de rappeler toutes ces techniques de flics bien anciennes mais il est tout aussi évident de rappeler que la grande majorité des condamnations pénales est encore basée sur les déclarations, donc sur les interrogatoires, que ce soient les aveux, les contradictions, les témoignages, les balances…
L’autre point important concerne le raisonnement politique et judiciaire qui sous-tend toute cette histoire. Ainsi cinq personnes sont mises en examen pour «association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste» et «l’entreprise terroriste en l’espèce, c’est la mouvance anarcho-autonome francilienne». Cette mouvance (terme très peu précis qui permet donc une interprétation très ouverte) se définit selon eux comme un regroupement informel d’un noyau de 50 à 100 personnes entourées de quelques centaines de sympathisants en Île-de-France, qui se retrouve derrière le mot d’ordre «La haine de l’État bourgeois, de l’économie capitaliste et de ses appareils» et qui se manifeste principalement dans la lutte anti-carcérale et contre les centres de rétention. Les cinq mis en examen le sont donc sous le régime antiterroriste pour leur proximité supposée avec cette mouvance, donc avec ce mot d’ordre ou pour leur participation à des moments de lutte contre les prisons ou les centres de rétention. Ce raisonnement permet donc que toute déclaration, tout tract ou brochure critique de l’État, du capitalisme ou de l’enfermement soit associé à cette mouvance et fait donc de son détenteur un terroriste potentiel.
Il faut bien distinguer l’objectif de cette manœuvre, elle ne va évidemment pas déboucher sur l’enfermement des millions de personnes qui critiquent l’État, le capitalisme ou les centres de rétention mais elle offre aux autorités un cadre judiciaire extrêmement large qui lui laisse les mains complètement libres pour réprimer et enfermer toute une partie de la contestation qui les dérange. Cela influe déjà sur les cinq mis en examen, «On a trouvé chez vous des tracts et des brochures critiques de la prison, ceci prouve donc votre appartenance à la mouvance anarcho-autonome et ceci, en tant que mouvance déclarée terroriste, justifie votre mise en examen pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste». Le procès d’intention et d’opinion joue à fond, ajoutons à ça les récentes déclarations (suivies d’actes) des flics sur leur volonté de prendre l’ADN de tout ce qui ressemble de près ou de loin pour eux à un «gauchiste» et on voit bien les réels objectifs de cette construction d’un nouvel ennemi de l’intérieur : isoler une partie des révoltés et ficher toujours plus de monde.
Pour éviter les malentendus, précisons que ces manœuvres (incarcération, fichage ADN) ne sont pas nouvelles ni propres à un milieu particulier, il y a déjà 700.000 personnes au Fichier des empreintes génétiques, et par exemple les récentes révoltes dans les quartiers ont eu pour conséquences des descentes de centaines de flics dans des cités et des incarcérations «préventives» par dizaines. Nous assistons simplement à une extension et à une intensification de ces logiques, à la création de différentes catégories d’«ennemis de l’intérieur» par l’État qui répond à l’accroissement des tensions sociales sur tout le territoire.
On lâchera rien, tout continue.
Solidarité avec les prisonniers, avec les révoltés.
Indymédia Paris Île-de-France, 30 mai 2008.