Communication prioritaire

Publié le par la Rédaction

La question du pouvoir est si bien cachée, dans les théories sociologiques et culturelles, que les experts peuvent noircir des milliers de pages sur la communication, ou les moyens de communication de masse dans la société moderne, sans jamais remarquer que la communication dont ils parlent est à sens unique, les consommateurs de communication n’ayant rien à répondre. Il y a dans la prétendue communication une rigoureuse division des tâches, qui recoupe finalement la division la plus générale entre organisateurs et consommateurs du temps de la société industrielle (lequel intègre et met en forme l’ensemble du travail et des loisirs). Celui qui n’est pas gêné par la tyrannie exercée sur sa vie à ce niveau, ne comprend rien à la société actuelle ; et se trouve donc parfaitement qualifié pour en brosser toutes les fresques sociologiques. Tous ceux qui s’inquiètent ou s’émerveillent devant cette culture de masse qui, à travers des mass-media unifiées planétairement, cultive les masses et en même temps «massifie» la «haute culture», oublient seulement que la culture, même haute, est maintenant enterrée dans les musées, y compris ses manifestations de révolte et d’auto-destruction. Et que les masses — dont, finalement, nous sommes tous — sont tenues en dehors de la vie (de la participation à la vie), en dehors de l’action libre : en subsistance, sur le mode du spectacle. La loi actuelle est que tout le monde consomme la plus grande quantité possible de néant ; y compris même le néant respectable de la vieille culture parfaitement coupée de sa signification originelle (le crétinisme progressiste s’attendrira toujours de voir le théâtre de Racine télévisé, ou les Yakoutes lire Balzac : justement, il n’envisageait pas d’autre progrès humain).

La notion révélatrice de bombardement d’informations doit être entendue à son sens le plus large. Aujourd’hui la population est soumise en permanence à un bombardement de conneries qui n’est aucunement dépendant des mass-media. Et surtout rien ne serait plus faux, plus digne de la gauche antédiluvienne, que d’imaginer ces mass-media en concurrence avec d’autres sphères de la vie sociale moderne où les problèmes réels des gens seraient sérieusement posés. L’université, les Églises, les conventions de la politique traditionnelle ou l’architecture émettent aussi fortement le brouillage d’incohérentes trivialités qui tendra, anarchiquement mais impérativement, à modeler toutes les attitudes de la vie quotidienne (comment s’habiller, qui rencontrer, comment s’en contenter). Le premier venu des sociologues de la «communication», pour qui la tarte à la crème à l’effet immanquable sera d’opposer l’aliénation de l’employé des mass-media à la satisfaction de l’artiste, qui lui peut s’identifier à son œuvre et se justifier par elle, ne fera rien qu’étaler toujours son incapacité euphorique de concevoir l’aliénation artistique elle-même.

La théorie de l’information ignore d’emblée le principal pouvoir du langage, qui est de se combattre et de se dépasser, à son niveau poétique. Une écriture qui touche au vide, à la neutralité parfaite du contenu et de la forme, peut seule se déployer en fonction d’une expérimentation mathématique (comme la «littérature potentielle» qui est le dernier point de la longue page blanche écrite par Queneau). Malgré les superbes hypothèses d’une «poétique informationnelle» (Abraham Moles), l’attendrissante assurance de leurs contresens sur Schwitters ou Tzara, les techniciens du langage ne comprendront jamais que le langage de la technique. Ils ne savent pas ce qui juge tout cela.


Le dialogue en 1962. «Roger» est, dans ces circonstances, une manière de dire : «Je vous ai compris».
Considérée dans toute sa richesse, à propos de l’ensemble de la praxis humaine et non à propos de l’accélération des opérations de comptes-chèques postaux par l’usage des cartes perforées, la communication n’existe jamais ailleurs que dans l’action commune. Et les plus frappantes outrances de l’incompréhension sont ainsi liées aux excès de la non-intervention. Aucun exemple ne pourrait être plus net que la longue et pitoyable histoire de la gauche française devant l’insurrection populaire de l’Algérie. La preuve de la mort de l’ancienne politique, en France, a été donnée non seulement par l’abstention de la quasi-totalité des travailleurs, mais encore plus, sans doute, par la niaiserie politique de la minorité résolue à agir : ainsi les illusions de militants d’extrême-gauche sur le «front populaire» peuvent être qualifiées d’illusions au deuxième degré puisque, d’abord, cette formule était rigoureusement impraticable en cette période, mais ensuite puisqu’elle avait largement prouvé depuis 1936 qu’elle était une arme contre-révolutionnaire particulièrement sûre. Si les mystifications des vieilles organisations politiques ont révélé ici leur effondrement, aucune politique nouvelle n’a surgi. En effet, le problème algérien apparaissait comme un des archaïsmes français, dans la mesure où la principale tendance en France est l’accession au standing du capitalisme moderne. Les phénomènes encore inofficiels, «sauvages», de déception et de refus qui accompagnent ce développement ne se voyaient en rien liés à la lutte des Algériens sous-développés. Pour qui ne distingue pas dans l’avenir la réalité d’une contestation radicale commune, la communauté d’intérêts apparemment si différents aujourd’hui ne se fonde plus que sur l’impératif des souvenirs (ce que faisait — et, plus souvent, ce qu’aurait dû faire — l’ancien mouvement ouvrier pour soutenir les exploités des colonies). De sorte que certains réflexes devenus eux-mêmes archaïques, donc abstraits, constituaient la seule solidarité envisagée : c’était attendre que cette éternelle gauche française mythologique PC-PSU-SFIO, et le GPRA, se comportassent (compte tenu de leurs diverses «maladresses» ou «trahisons») comme deux sections de la IIIe Internationale. Tout ce qui est survenu depuis 1920 semble pourtant montrer qu’une critique fondamentale de ces solutions est inévitable partout ; et directement posée du côté des Algériens, forcément, par leur actuelle lutte armée. La solidarité internationaliste, si elle n’est pas dégradée en moralisme de chrétiens gauchistes, ne peut être qu’une solidarité entre les révolutionnaires des deux pays. Ceci suppose évidemment qu’en France, il s’en trouve ; et en Algérie, que l’on distingue leurs intérêts dans l’avenir proche, quand l’actuel front national sera devant le choix sur la nature de son pouvoir.

Les gens qui cherchaient à mener une action d’avant-garde en France, dans cette période, ont été partagés entre, d’un côté, leur crainte de se couper totalement des anciennes communautés politiques (dont ils savaient pourtant l’état de glaciation avancée) ou en tout cas de leur langage ; et, de l’autre côté, un certain mépris de l’émotion réelle des quelques secteurs — les étudiants, par exemple — intéressés à la lutte contre l’extrémisme colonialiste, à cause de la complaisance qui s’y manifestait pour une anthologie des archaïsmes politiques (unité d’action sans exclusive contre le fascisme, etc.).

Aucun groupe n’a su utiliser cette occasion, d’une manière exemplaire, en liant le programme maximum de la révolte virtuelle de la société capitaliste à un programme maximum de la révolte actuelle des colonisés ; ce qui s’explique naturellement par la faiblesse de tels groupes, mais cette faiblesse même ne doit jamais être considérée comme une excuse : tout au contraire comme un défaut de fonctionnement et de rigueur. Il n’est pas concevable qu’une organisation qui représente la contestation vécue par les gens, et qui sait leur en parler, reste faible ; quand bien même serait-elle réprimée très durement.

La séparation complète des travailleurs de France et d’Algérie, dont il faut comprendre qu’elle n’était pas principalement dans l’espace, mais dans le temps, a mené à ce délire de l’information, même «de gauche», qui a fait qu’au lendemain du 8 février, où la police tua huit manifestants français, les journaux parlaient des heurts les plus sanglants constatés à Paris depuis 1934, sans plus penser que, moins de quatre mois auparavant, les manifestants algériens du 18 octobre y avaient été massacrés par dizaines. Ou qui a permis à un «Comité antifasciste du quartier Saint-Germain-des-Prés», en mars, d’écrire sur une affiche : «Le peuple français et le peuple algérien ont imposé la négociation…» sans être tué par le ridicule de cette énumération de ces deux forces, et dans cet ordre.

«Le ministre de la Défense, M. François Fouché, a déclaré, l’année dernière, que l’Afrique du Sud devra intensifier ses fabrications d’armes pour se suffire à elle-même.»
Johannesbourg, 18-1-62 (Reuters).
Dans un moment où la réalité de la communication est aussi profondément pourrie, il n’est pas surprenant que se développe en sociologie l’étude minéralogique des communications pétrifiées. Ni que, dans l’art, la canaille néo-dadaïste redécouvre l’importance du mouvement Dada comme positivité formelle à exploiter encore, après tant d’autres courants modernistes qui en ont déjà adopté ce qu’ils pouvaient dès les années 1920. On s’efforce de faire oublier combien le dadaïsme authentique a été celui d’Allemagne, et à quel point il a eu partie liée avec la montée de la révolution allemande après l’armistice de 1918. La nécessité d’une telle liaison n’a pas changé pour qui apporte aujourd’hui une position culturelle neuve. Simplement, il faut découvrir ce nouveau à la fois dans l’art et dans la politique.

La simple anti-communication empruntée aujourd’hui au dadaïsme par les plus réactionnaires défenseurs des mensonges établis, est sans valeur dans une époque où l’urgence est de créer, au niveau le plus simple comme le plus complexe de la pratique, une nouvelle communication. La suite la plus digne du dadaïsme, sa légitime succession, il faut la reconnaître dans le Congo de l’été 1960. La révolte spontanée d’un peuple tenu, plus que partout ailleurs, dans l’enfance ; au moment où a chancelé la rationalité, plus que partout ailleurs étrangère, de son exploitation, a su détourner immédiatement le langage extérieur des maîtres comme poésie, et mode d’action. Il convient de faire, respectueusement, l’étude de l’expression des Congolais dans cette période, pour y reconnaître la grandeur et l’efficacité — cf. le rôle du poète Lumumba — de la seule communication possible, qui, dans tous les cas, fait route avec l’intervention sur les événements, la transformation du monde.

Bien que le public soit fortement incité à penser le contraire, et pas seulement par les mass-media — la cohérence de l’action des Congolais, aussi longtemps que l’on n’a pas abattu leur avant-garde, et l’excellent usage qu’ils ont fait des rares moyens qu’ils détenaient, contrastent exactement avec l’incohérence fondamentale de l’organisation sociale de tous les pays développés et leur dangereuse incapacité de trouver un emploi acceptable à leurs pouvoirs techniques. Sartre, qui est si représentatif de sa génération égarée en ce sens qu’il a réussi à être, à lui tout seul, dupe de toutes les mystifications entre lesquelles ses contemporains faisaient leur choix, tranche maintenant, dans une note du numéro 2 de Médiations, que l’on ne peut parler d’un langage artistique dissous qui correspondrait à un temps de dissolution, car «l’époque construit plus qu’elle ne détruit». La balance de l’épicier penche vers le plus lourd, mais c’est à partir d’une confusion entre construire et produire. Sartre doit remarquer qu’il y a aujourd’hui sur les mers un plus fort tonnage de bateaux qu’avant la guerre malgré les torpillages ; qu’il y a plus d’immeubles et plus d’automobiles malgré les incendies et les collisions. Il y a aussi plus de livres, puisque Sartre a vécu. Et pourtant les raisons de vivre d’une société se sont détruites. Les variantes qui en présentaient un changement factice ne durent que le temps d’un chef de la police, et puis elles rejoignent la dissolution générale de l’ancien monde. Le seul travail utile reste à faire : reconstruire la société et la vie sur d’autres bases. Les diverses néo-philosophies des gens qui ont régné si longtemps sur le désert de la pensée soi-disant moderne et progressiste, ne connaissaient pas ces bases. Leurs grands hommes n’iront même pas au musée, parce que cela sera une période trop creuse pour les musées. Ils se ressemblaient tous, ils étaient les mêmes produits de l’immense défaite du mouvement d’émancipation de l’homme, dans le premier tiers de ce siècle. Ils acceptaient cette défaite, c’est cela qui les définit exhaustivement. Et jusqu’au bout, les spécialistes de l’erreur défendront leur spécialisation. Mais ces dinosaures de la pseudo-explication, maintenant que le climat change, n’auront plus rien à brouter. Le sommeil de la raison dialectique engendrait les monstres.

Toutes les idées unilatérales sur la communication étaient évidemment les idées de la communication unilatérale. Elles correspondaient à la vision du monde et aux intérêts de la sociologie, de l’art ancien ou des états-majors de la direction politique. Voilà ce qui va changer. Nous connaissons «l’incompatibilité de notre programme, en tant qu’expression, avec les moyens d’expression et de réception disponibles» (Kotányi). Il s’agit de voir en même temps ce qui peut servir à la communication et à quoi peut servir la communication. Les formes de communication existantes, et leur crise présente, se comprennent et se justifient seulement par la perspective de leur dépassement. Il ne faut pas avoir un tel respect de l’art ou de l’écriture qu’on veuille les abandonner totalement. Et il ne faut pas avoir un tel mépris de l’histoire de l’art ou de la philosophie modernes qu’on veuille les continuer comme si de rien n’était. Notre jugement est désabusé parce qu’il est historique. Tout emploi, pour nous, des modes de communication permis, doit donc être et ne pas être le refus de cette communication : une communication contenant son refus ; un refus contenant la communication, c’est-à-dire le renversement de ce refus en projet positif. Tout cela doit mener quelque part. La communication va maintenant contenir sa propre critique.

Internationale situationniste no 7, avril 1962.



Les mots captifs (IS no 10, mars 1966)
All the king’s men (IS no 8, janvier 1963) ; Précisions, été 1964
Communication prioritaire (IS no 7, avril 1962)

Publié dans Debordiana

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