Le Grand Sommeil et ses clients

Publié le par la Rédaction

«Les autres peintres, quoi qu’ils en pensent, instinctivement se tiennent à distance des discussions sur le commerce actuel.»
Dernière lettre de Vincent Van Gogh.

«Il est temps de se rendre compte que nous sommes capables aussi dinventer des sentiments, et peut-être, des sentiments fondamentaux comparables en puissance à lamour ou à la haine.»
Paul Nougé, Conférence de Charleroi.

Les misérables disputes entretenues autour d
une peinture ou dune musique qui se voudraient expérimentales, le respect burlesque pour tous les orientalismes dexportation, lexhumation même de «traditionnelles» théories numéralistes sont laboutissement dune abdication intégrale de cette avant-garde de lintelligence bourgeoise qui, jusquà ces dix dernières années, avait concrètement travaillé à la ruine des superstructures idéologiques de la société qui lencadrait, et à leur dépassement.

La synthèse des revendications que l
époque moderne a permis de formuler reste à faire, et ne saurait se situer quau niveau du mode de vie complet. La construction du cadre et des styles de la vie est une entreprise fermée à des intellectuels isolés dans une société capitaliste. Ce qui explique la longue fortune du rêve.

Les artistes qui ont tiré leur célébrité du mépris et de la destruction de l
art ne se sont pas contredits par le fait même, car ce mépris était déterminé par un progrès. Mais la phase de destruction de lart est encore un stade social, historiquement nécessaire, dune production artistique répondant à des fins données, et disparaissant avec elles. Cette destruction menée à bien, ses promoteurs se trouvent naturellement incapables de réaliser la moindre des ambitions quils annonçaient au-delà des disciplines esthétiques. Le mépris que ces découvreurs vieillissants professent alors pour les valeurs précises dont ils vivent — cest-à-dire les productions contemporaines au dépérissement de leurs arts — devient une attitude assez frelatée, à souffrir la prolongation indéfinie dune agonie esthétique qui nest faite que de répétitions formelles, et qui ne rallie plus quune fraction attardée de la jeunesse universitaire. Leur mépris sous-entend dailleurs, dune manière contradictoire mais explicable par la solidarité économique de classe, la défense passionnée des mêmes valeurs esthétiques contre la laideur, par exemple, dune peinture réaliste-socialiste ou dune poésie engagée. La génération de Freud et du mouvement Dada a contribué à leffondrement dune psychologie et dune morale que les contradictions du moment condamnaient. Elle na rien laissé après elle, sinon des modes que certains voudraient croire définitives. À vrai dire, toutes les œuvres valables de cette génération et des précurseurs quelle sest reconnus conduisent à penser que le prochain bouleversement de la sensibilité ne peut plus se concevoir sur le plan dune expression inédite de faits connus, mais sur le plan de la construction consciente de nouveaux états affectifs.

On sait qu
un ordre de désirs supérieur, dès sa découverte, dévalorise les réalisations moindres, et va nécessairement vers sa propre réalisation.

C
est en face dune telle exigence que lattachement aux formes de création permises et prisées dans le milieu économique du moment se trouve malaisément justifiable. Laveuglement volontaire devant les véritables interdits qui les enferment emporte à détranges défenses les «révolutionnaires de lesprit» : laccusation de bolchevisme est la plus ordinaire de leurs requêtes en suspicion légitime qui obtiennent à tout coup la mise hors la loi de lopposant, au jugement des élites civilisées. Il est notoire quune conception aussi purement atlantique de la civilisation ne va pas sans infantilisme : on commente les alchimistes, on fait tourner les tables, on est attentif aux présages.

En souvenir du Surréalisme, dix-neuf imbéciles publiaient ainsi récemment contre nous un texte collectif dont le titre nous qualifiait de «Familiers du Grand Truc». Le Grand Truc, pour ces gens-là, c
était visiblement le marxisme, les procès de Moscou, largent, la République chinoise, les Deux Cents familles, feu Staline, et en dernière analyse presque tout ce qui nest pas lécriture automatique ou la Gnose. Eux-mêmes, les Inconscients du Grand Truc, se survivent dans lanodin, dans la belle humeur des amusements banalisés vers 1930 Ils ont bonne opinion de leur ténacité, et peut-être même de leur morale.

Les opinions ne nous intéressent pas, mais les systèmes. Certains systèmes d
ensemble s’attirent toujours les foudres dindividualistes installés sur des théories fragmentaires, quelles soient psychanalytiques ou simplement littéraires. Les mêmes olympiens alignent cependant toute leur existence sur dautres systèmes dont il est chaque jour plus difficile dignorer le règne, et la nature périssable.

De Gaxotte à Breton, les gens qui nous font rire se contentent de dénoncer en nous, comme si c
était un argument suffisant, la rupture avec leurs propres vues du monde qui sont, en fin de compte, fort ressemblantes.

Pour hurler à la mort, les chiens de garde sont ensemble.

G.-E. DEBORD
Potlatch no 16, 26 janvier 1955.

Publié dans Debordiana

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