À propos de Grenoble
«Ah ! Mon bon ami ! Si nous devions, en effet, en échappant à cette guerre, rester toujours exempts de vieillesse et de mort, je n’irais pas moi-même combattre aux premiers rangs, et toi je ne t’enverrais point dans le combat où la valeur s’illustre. Mais à présent puisque les Génies de la mort de toute façon par milliers nous menacent, et qu’il n’est pas possible à l’homme de les éviter, allons, et cherchons à donner de la gloire à autrui, ou bien à ce qu’un autre puisse nous en donner.»
L’Iliade, Chant XII (traduit du Grec ancien par Mario Meunier).
Ils nous avertissent, de plus en plus souvent, que nous dansons au bord de l’abîme. Si souvent qu’ils m’obligent à réfléchir sur cet abîme prétendu. Parce que l’abîme n’existe peut être même pas. Son éventuelle existence n’a sûrement pas grande importance. Un sourire qui nous séduit, une passion qui nous réveille, perdurent même au dernier de nos jours, fût-il le dernier jour du monde. On retrouve une revendication opiniâtre et indomptable de nous définir comme «les vivants», face à une mort qui en tous cas avance. Demain nous dormirons tous réconciliés et unis, mais aujourd’hui nous sommes éveillés et vivants et la paix n’est pas un destin mais une péripétie. Morts nous deviendrons égaux, mais aujourd’hui il nous appartient d’être différents, uniques. Nous n’aurons pas d’autres opportunités. Il y a 39 ans, au lycée, j’écrivais dans un tract «ici et maintenant». Je le réécris aujourd’hui et si les circonstances devaient me le permettre, je le récrirais dans 39 ans, où que je sois, quel que soit ce moment futur dont j’ignore tout aujourd’hui.
Parfois, la dimension mercantile dans laquelle nous survivons nous trompe en nous proposant des choix relatifs à notre existence comme s’il s’agissait de possibles achats dans les rayons d’un supermarché. Vais-je vers l’abîme ? Dois-je y plonger ? Dois-je me retirer ? Quelle solution présente le meilleur rapport qualité/prix ? Toutes les suggestions existent : chacun n’a qu’une vie à jouer, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’abîme. Il ne peut la jouer que dans le lieu où les circonstances l’ont placé, que dans un seul et unique moment, le présent. Il n’y a pas de contre-épreuve, il n’y a pas de session de rattrapage où faire un nouveau choix et découvrir si nous nous sommes trompés. La vie n’est pas un cinéma multisalles où, alors que tu assistes à la projection de ton misérable destin, tu t’angoisses en pensant que la bonne salle était cette autre salle dans laquelle tu aurais pu renoncer à toi-même en te perdant dans les évolutions de quelques Mary Poppins. S’il t’arrive de finir dans l’abîme, qui peut être Guantanamo ou Gaza, le bagne ou une maladie invalidante, tu peux certainement pendant quelque temps, si tu crois, maudire le mauvais sort, mais ensuite il ne te reste qu’à traverser virilement ton temps, reproche vivant envers tes persécuteurs, exemple pour ceux qui te verront. L’abîme est un lieu comme un autre pour accomplir de grandes actions et pour prononcer des paroles mémorables. Le bonheur humain est, dans tous les cas, passager, parce que les passagers sont les vivants. Le bonheur n’existe que sur un mode polémique, en opposition avec le temps, avec son propre temps. Il n’existe pas de bonheur qui ne contienne de rébellion contre l’injustice, bataille continuelle contre les abîmes passés, présents et futurs. Qu’est ce que la volonté de vivre ? C'est la volonté de se lever contre l’injustice, de laisser une empreinte que seul celui qui vit peut graver.