Escadrons de la mort : l'école française
Film de Marie-Monique Robin
L’exportation de la torture
Comment avez-vous été amenée à travailler sur l’origine des escadrons de la mort ?
Marie-Monique Robin. Au début, je voulais enquêter sur le plan Condor. Au cours de mes nombreux voyages en Amérique latine, j’ai entendu parler de cette agence supranationale du crime, créée par les dictateurs latino-américains — Pinochet, Videla, Stroessner et consorts — pour éliminer leurs opposants par des actions coordonnées avec l’intervention d’escadrons de la mort de plusieurs pays. Pendant longtemps, j’ai cru que les dictatures latino-américaines étaient avant tout orchestrées par les États-Unis. J’ai commencé à contacter des confrères en Amérique latine pour savoir ce qu’ils connaissaient de ce plan Condor. À ma grande surprise, plusieurs d’entre eux m’ont affirmé que la genèse de l’opération Condor était directement liée à la France. J’ai découvert que la paternité de cette opération revenait au général Rivero, officier d’intelligence de l’armée de terre argentine et ancien élève des Français. Je ne soupçonnais pas le rôle qu’avaient pu jouer les Français dans les méthodes employées par les dictatures d’Amérique latine.
Quels liens existent-ils entre la bataille d’Alger et le plan Condor ?
Marie-Monique Robin. Le 7 janvier 1957, le gouvernement français confie les pleins pouvoirs de police sur le grand Alger au général Jacques Massu, qui commande la 10e division parachutiste. C’est le début de la bataille d’Alger qui a été érigée en prototype de «la guerre antisubversive» et enseignée comme telle dans toutes les grandes académies militaires dès la fin des années cinquante. C’est le colonel Lacheroy qui a élaboré la nouvelle doctrine militaire, rendant ainsi obsolète la guerre classique pratiquée lors de la Seconde Guerre mondiale. Désormais, la nouvelle guerre est psychologique, c’est «la guerre contre-révolutionnaire». Le pouvoir politique donne le feu vert pour développer ces réponses militaires. L’objectif était d’éradiquer le FLN en milieu urbain à Alger. La technique du renseignement est développée de telle sorte que toute la population civile devient suspecte. Par contre, le mot «torture» n’apparaît jamais dans les documents. Dans une directive de Massu, il est écrit : «Quand la persuasion ne suffit pas, sont recommandées les méthodes de coercition.» Et pour les militaires, obtenir des renseignements était synonyme de tortures et d’exécutions sommaires. Le général Paul Aussaresses confirme que le terme «escadrons de la mort» était déjà très utilisé à Alger. Je pense qu’il est important, d’un point de vue historique, que les militaires à la retraite parlent de cette sombre période. Les Français ont systématisé une technique militaire en milieu urbain qui sera copiée et collée aux dictatures latino-américaines. La plupart des historiens argentins ou chiliens que je rencontrais me parlaient souvent du colonel Trinquier, de son livre la Guerre moderne et de son influence déterminante en Amérique latine, à partir des années soixante.
Comment expliquez-vous que les historiens français ne se soient pas intéressés à cette question ?
Marie-Monique Robin. Les rares historiens qui ont travaillé sur la guerre d’Algérie comme Pierre Vidal Naquet voulaient briser les tabous sur l’utilisation systématique de la torture en Algérie par l’armée française. Depuis deux ou trois ans, on parle plus ouvertement de la guerre d’Algérie. Mais la deuxième phase qui consiste à affirmer que la France a en plus exporté ces méthodes est loin d’être franchie. La mission française en Argentine a été signée entre l’armée argentine et l’armée française avec l’appui du ministère français des Affaires étrangères. Beaucoup de personnalités seraient mises en cause. C’est un pan de l’histoire qui n’a pas été étudié, mais j’espère que ça viendra. Les archives sont théoriquement ouvertes à la consultation, mais pour beaucoup, il faut encore des autorisations spéciales du ministère de la Défense.
Comment avez-vous vécu cette enquête en tant que journaliste et militante des droits de l’Homme pour les victimes des dictatures ?
Marie-Monique Robin. Moralement, ce fut très dur. Je me suis fait passer pour une historienne d’extrême droite à plusieurs reprises pour pouvoir gagner la confiance de certains. Avec d’autres, je jouais carte sur table. Sur les huit mois de terrain, il a fallu que je bataille pour décrocher des entretiens avec les militaires français mais aussi latino-américains. Le film ne pouvait tenir que si j’avais les témoignages clés. J’ai procédé à un long travail d’infiltration, toujours périlleux parce que susceptible à tout moment de s’écrouler comme un château de cartes, qui m’a permis d’éviter les seconds couteaux ou les commentateurs extérieurs pour atteindre directement les acteurs de ce chapitre de l’histoire de France. La nouvelle la plus dure pour moi a été d’apprendre que la DST (Direction de surveillance du territoire) communiquait aux renseignements chiliens les noms des réfugiés qui rentraient au pays. De cette opération Retorno, tous les Chiliens réfugiés qui sont rentrés sont morts. Bien sûr, ça remet en cause le gouvernement français, dont Giscard d’Estaing, alors président de la République. J’ai été très choquée par la duplicité de la position diplomatique française qui, d’un côté, accueillait à bras ouverts les réfugiés politiques et, de l’autre, collaborait avec les gouvernements dictatoriaux. J’ai vraiment essayé d’analyser et de comprendre le fonctionnement des bourreaux.
Marie-Monique Robin montre dans un documentaire événement comment les Français ont systématisé une technique militaire en milieu urbain qui sera copiée et collée aux dictatures latino-américaines.
«Escadrons de la mort : l’école française».
Canal Plus, lundi 1er septembre à 23h05.
Journaliste et réalisatrice, Marie-Monique Robin a enquêté sur l’implication directe de la France dans les méthodes utilisées par les dictatures en Amérique latine. Recueillant des témoignages inédits tant du côté français et que du côté latino-américain, elle a disséqué l’ensemble des liens qui ont permis l’exportation de «la lutte antisubversive».
Comment avez-vous été amenée à travailler sur l’origine des escadrons de la mort ?
Marie-Monique Robin. Au début, je voulais enquêter sur le plan Condor. Au cours de mes nombreux voyages en Amérique latine, j’ai entendu parler de cette agence supranationale du crime, créée par les dictateurs latino-américains — Pinochet, Videla, Stroessner et consorts — pour éliminer leurs opposants par des actions coordonnées avec l’intervention d’escadrons de la mort de plusieurs pays. Pendant longtemps, j’ai cru que les dictatures latino-américaines étaient avant tout orchestrées par les États-Unis. J’ai commencé à contacter des confrères en Amérique latine pour savoir ce qu’ils connaissaient de ce plan Condor. À ma grande surprise, plusieurs d’entre eux m’ont affirmé que la genèse de l’opération Condor était directement liée à la France. J’ai découvert que la paternité de cette opération revenait au général Rivero, officier d’intelligence de l’armée de terre argentine et ancien élève des Français. Je ne soupçonnais pas le rôle qu’avaient pu jouer les Français dans les méthodes employées par les dictatures d’Amérique latine.
Quels liens existent-ils entre la bataille d’Alger et le plan Condor ?
Marie-Monique Robin. Le 7 janvier 1957, le gouvernement français confie les pleins pouvoirs de police sur le grand Alger au général Jacques Massu, qui commande la 10e division parachutiste. C’est le début de la bataille d’Alger qui a été érigée en prototype de «la guerre antisubversive» et enseignée comme telle dans toutes les grandes académies militaires dès la fin des années cinquante. C’est le colonel Lacheroy qui a élaboré la nouvelle doctrine militaire, rendant ainsi obsolète la guerre classique pratiquée lors de la Seconde Guerre mondiale. Désormais, la nouvelle guerre est psychologique, c’est «la guerre contre-révolutionnaire». Le pouvoir politique donne le feu vert pour développer ces réponses militaires. L’objectif était d’éradiquer le FLN en milieu urbain à Alger. La technique du renseignement est développée de telle sorte que toute la population civile devient suspecte. Par contre, le mot «torture» n’apparaît jamais dans les documents. Dans une directive de Massu, il est écrit : «Quand la persuasion ne suffit pas, sont recommandées les méthodes de coercition.» Et pour les militaires, obtenir des renseignements était synonyme de tortures et d’exécutions sommaires. Le général Paul Aussaresses confirme que le terme «escadrons de la mort» était déjà très utilisé à Alger. Je pense qu’il est important, d’un point de vue historique, que les militaires à la retraite parlent de cette sombre période. Les Français ont systématisé une technique militaire en milieu urbain qui sera copiée et collée aux dictatures latino-américaines. La plupart des historiens argentins ou chiliens que je rencontrais me parlaient souvent du colonel Trinquier, de son livre la Guerre moderne et de son influence déterminante en Amérique latine, à partir des années soixante.
Comment expliquez-vous que les historiens français ne se soient pas intéressés à cette question ?
Marie-Monique Robin. Les rares historiens qui ont travaillé sur la guerre d’Algérie comme Pierre Vidal Naquet voulaient briser les tabous sur l’utilisation systématique de la torture en Algérie par l’armée française. Depuis deux ou trois ans, on parle plus ouvertement de la guerre d’Algérie. Mais la deuxième phase qui consiste à affirmer que la France a en plus exporté ces méthodes est loin d’être franchie. La mission française en Argentine a été signée entre l’armée argentine et l’armée française avec l’appui du ministère français des Affaires étrangères. Beaucoup de personnalités seraient mises en cause. C’est un pan de l’histoire qui n’a pas été étudié, mais j’espère que ça viendra. Les archives sont théoriquement ouvertes à la consultation, mais pour beaucoup, il faut encore des autorisations spéciales du ministère de la Défense.
Comment avez-vous vécu cette enquête en tant que journaliste et militante des droits de l’Homme pour les victimes des dictatures ?
Marie-Monique Robin. Moralement, ce fut très dur. Je me suis fait passer pour une historienne d’extrême droite à plusieurs reprises pour pouvoir gagner la confiance de certains. Avec d’autres, je jouais carte sur table. Sur les huit mois de terrain, il a fallu que je bataille pour décrocher des entretiens avec les militaires français mais aussi latino-américains. Le film ne pouvait tenir que si j’avais les témoignages clés. J’ai procédé à un long travail d’infiltration, toujours périlleux parce que susceptible à tout moment de s’écrouler comme un château de cartes, qui m’a permis d’éviter les seconds couteaux ou les commentateurs extérieurs pour atteindre directement les acteurs de ce chapitre de l’histoire de France. La nouvelle la plus dure pour moi a été d’apprendre que la DST (Direction de surveillance du territoire) communiquait aux renseignements chiliens les noms des réfugiés qui rentraient au pays. De cette opération Retorno, tous les Chiliens réfugiés qui sont rentrés sont morts. Bien sûr, ça remet en cause le gouvernement français, dont Giscard d’Estaing, alors président de la République. J’ai été très choquée par la duplicité de la position diplomatique française qui, d’un côté, accueillait à bras ouverts les réfugiés politiques et, de l’autre, collaborait avec les gouvernements dictatoriaux. J’ai vraiment essayé d’analyser et de comprendre le fonctionnement des bourreaux.
Entretien réalisé par Ixchel Delaporte
L’Humanité, 30 août 2003
L’Humanité, 30 août 2003