Quand la police tire à balles réelles sur les émeutiers

Publié le par la Rédaction

Pour mémoire, les faits se déroulent deux jours après l’élection de qui on sait…


Grigny (Essonne) : Le jour où la police
a tiré à balles réelles sur les émeutiers


Le 8 mai 2007, contre toutes les règles d’engagement des forces de l’ordre en banlieue, les policiers ont utilisé leur 357 Magnum contre des émeutiers à la Grande Borne, un quartier de Grigny (Essonne). Au moins 7 coups de feu, peut-être 9, ont été tirés en direction de jeunes qui lançaient des pierres et des cocktails Molotov. Un incident que les autorités judiciaires locales ont cherché à minimiser en limitant les investigations.

Vers 22 heures 20, ce soir-là, 30 à 40 jeunes attaquent avec des pierres et des cocktails Molotov des policiers venus surveiller le tournage d’un clip vidéo. L’affrontement est qualifié de «particulièrement dur» par les forces de l’ordre, rapidement débordées. Celles-ci tirent avec leurs flash-ball et utilisent des grenades lacrymogènes. Sans effet. «Nos munitions n’avaient aucune conséquence sur la détermination de nos assaillants», raconte le chef de la brigade anticriminalité (BAC) devant les enquêteurs de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).


La vingtaine de policiers est obligée de se replier dans une station service un peu plus loin. Les violences se poursuivent. Sur les images de la vidéosurveillance, on voit notamment un individu en train de saisir le pistolet d’une pompe à essence puis tenter de l’allumer avec un briquet — sans y parvenir. Dans la panique, selon le récit donné par les forces de l’ordre, un des policiers tombe. Un émeutier, qui se trouve à une dizaine de mètres, le voit et se prépare à lancer un cocktail Molotov.

Le brigadier-chef P., fait alors feu avec son arme de service pour protéger son collègue. À trois reprises, assure-t-il. Le jeune homme, âgé de 17 ans, est touché au bras mais il parvient à s’enfuir. Interpellé à l’hôpital peu après, il reconnaît, après seize heures de garde à vue, avoir lancé un cocktail Molotov éteint sur les policiers alors qu’il se trouvait à une cinquantaine de mètres. La justice décide de l’écrouer et ouvre une information judiciaire pour tentative de meurtre.

Voilà pour la version officielle. Car l’enquête conduite par l’IGPN, pour vérifier les conditions d’usage de l’arme, va mettre à jour un scénario très différent. D’abord parce que les enquêteurs ne découvrent pas 3 impacts mais 8, auxquels s’ajoute la balle reçue par le jeune homme. Prudemment, puisqu’une partie des impacts ont pu être causés par des éclats, l’IGPN estime qu’il y a eu «entre 7 et 9 tirs effectués».

Confronté aux découvertes sur le nombre de tirs, le brigadier-chef de la BAC revient sur ses déclarations le 10 mai. Devant l’IGPN, il reconnaît avoir utilisé dans la «panique» les 6 cartouches de son revolver Manhurin. Il avoue aussi s’être débarrassé de 3 douilles «dans une bouche d’égout ou dans un terrain vague» pour tenter de dissimuler ses tirs. «J’ai craint que l’administration trouve mon comportement excessif et que d’avoir tiré 6 cartouches était trop par rapport à la situation vécue», indique le policier, bien noté par sa hiérarchie.

Ces nouvelles déclarations expliquant seulement 6 des 7 ou 9 tirs, l’IGPN propose d’effectuer de nouvelles investigations. Notamment pour déterminer si un ou plusieurs autres policiers ont fait usage de leurs armes. Mais le parquet d’Évry refuse en arguant que la mesure ne paraît pas justifiée. Fait étonnant, qui traduit le trouble provoqué par cette décision, le commandant de l’IGPN dresse un procès-verbal rendant compte de sa conversation téléphonique avec le procureur et du choix de ce dernier de limiter le champ de l’enquête.

Au cours de ses recherches, l’IGPN met en évidence d’autres zones d’ombre. Sur les images de la vidéosurveillance, la scène décrite par l’auteur des tirs n’apparaît pas. Le doute s’accentue avec l’expertise balistique qui met en évidence une «incompatibilité» entre les déclarations du policier et les constatations établies sur place. Malgré ces contradictions, le rapport conclut néanmoins à la «légitime défense», relevant que le jeune homme blessé a partiellement reconnu les faits.

Après avoir reçu le rapport, le 16 juillet 2007, le parquet classe immédiatement la procédure sur l’usage de l’arme à feu. «À ce moment, les déclarations des policiers et du jeune concordaient. Et comme l’enquête de l’IGPN concluait à la légitime défense, il était logique de classer l’affaire», justifie aujourd’hui Jean-François Pascal, le procureur de la République d’Évry. Le 24 avril, il a annoncé sa décision de demander une nouvelle enquête de l’IGPN.

Dans un premier temps, le parquet ne transmet pas le document au juge chargé d’enquêter sur la tentative de meurtre. Dans l’ignorance des résultats de l’enquête IGPN, celui-ci maintient la victime du tir policier en détention provisoire. Y compris lorsque le jeune homme revient sur son aveu partiel, en octobre, en évoquant «la pression des policiers» au cours de la garde à vue.

La situation change en février 2008 lorsque le magistrat instructeur apprend, incidemment, l’existence du rapport de l’IGPN. Découvrant son contenu, il décide la remise en liberté du jeune homme, alors en détention provisoire depuis neuf mois. Le parquet d’Évry fait appel. Mais ne convainc pas la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris, qui confirme la remise en liberté en fustigeant l’attitude du parquet d’Évry. La famille du jeune homme, défendue par Me Damien Brossier, espère désormais un non-lieu et une indemnisation pour la blessure et la période de détention.

Presse jaune (Le Monde), 26 avril 2008.
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